Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent « là-bas ». À quelque soixante-dix miles à l’est de la frontière du Colorado, la région a une atmosphère qui est plutôt Far West que Middle West avec son dur ciel bleu et son air d’une pureté de désert. Le parler local est hérissé d’un accent de la plaine, un nasillement de cow-boy, et nombreux sont les hommes qui portent d’étroits pantalons de pionniers, de grands chapeaux de feutre et des bottes à bouts pointus et à talons hauts. Le pays est plat et la vue étonnamment vaste : des chevaux, des troupeaux de bétail, une masse blanche d’élévateurs à grain, qui se dressent aussi gracieusement que des temples grecs, sont visibles bien avant que le voyageur ne les atteigne.
On peut également voir Holcomb de très loin. Non pas qu’il y ait tellement à voir – rien qu’une agglomération de bâtiments sans objet séparée au centre par les rails de la grande ligne du Santa Fe Railroad, un hameau construit au petit bonheur et limité au sud par une partie boueuse de la rivière Arkansas (se prononce « Ar-kan-sas »), au nord par une grand-route, la Route 50, et à l’est ainsi qu’à l’ouest par des terres de pâturage et des champs de blé. Après la pluie, ou à la fonte des neiges, les rues sans nom, sans ombre et sans pavés, passent de la poussière la plus épaisse à la boue la plus affreuse. À un bout de la ville s’élève une vieille structure rigide en stuc dont le toit supporte une enseigne lumineuse – dancing – mais on a cessé d’y danser et le panneau est éteint depuis de nombreuses années. À côté, un autre édifice avec une enseigne qui manque d’à-propos, en lettres d’or craquelées sur une vitre sale – Banque de Holcomb. La banque ferma ses portes en 1933, et ses anciens bureaux de comptabilité furent transformés en appartements. C’est l’un des deux « immeubles de rapport » de la ville, le deuxième étant une vieille demeure délabrée connue sous le nom de « Maison des enseignants » parce qu’une bonne partie du professorat de l’école locale y vit. Mais la plupart des habitations de Holcomb sont des maisons en bois sans étage avec des vérandas sur le devant.
Près de la gare, la receveuse des postes, une femme décharnée qui porte une veste en cuir brut, des treillis et des bottes de cow-boy, préside à un bureau de poste qui tombe en ruine. La gare elle-même, avec sa peinture écaillée couleur de soufre, est également mélancolique ; le Chief, le Super-chief, le El Capitan passent tous les jours, mais ces fameux express ne s’arrêtent jamais là. Les trains de voyageurs ne s’arrêtent jamais – sauf de temps à autre un train de marchandises. Sur la route, il y a deux postes d’essence dont l’un est aussi une épicerie pauvrement approvisionnée tandis que l’autre fait fonction de café – Chez Hartman – où Mrs. Hartman, la propriétaire, sert des sandwiches, du café, des sodas et de la bière à 3.2 degrés. (Holcomb, comme tout le reste du Kansas, est « sec ».)
Et c’est vraiment tout. À moins d’inclure, comme il se doit, l’École de Holcomb, un édifice de bonne apparence qui révèle une circonstance que l’aspect de la communauté camoufle par ailleurs : que les parents qui envoient leurs enfants à cette école « unifiée » moderne et pourvue d’un personnel enseignant qualifié – les classes vont du jardin d’enfants à la première, et une flotte d’autobus transporte les étudiants dont le nombre habituel se chiffre aux environs de trois cent soixante, d’aussi loin que seize miles – sont en général des gens prospères. Gros fermiers pour la plupart, ce sont des gens de plein air de souches très variées : Allemands, Irlandais, Norvégiens, Mexicains, Japonais. Ils élèvent du bétail et des moutons, cultivent le blé, le millet, la graine fourragère et la betterave à sucre. L’exploitation agricole a toujours été une affaire hasardeuse, mais dans l’ouest du Kansas ceux qui la pratiquent se considèrent des « joueurs-nés », car ils doivent lutter contre une précipitation de pluie extrêmement faible (la moyenne annuelle est de dix-huit pouces) et d’angoissants problèmes d’irrigation. Cependant, les sept dernières années ont été des années de bénéfique absence de sécheresse. Les fermiers du comté de Finney, dont Holcomb fait partie, ont fait de bonnes affaires ; ils ont fait de l’argent non seulement grâce à l’agriculture mais aussi grâce à l’exploitation d’abondantes ressources en gaz naturel, et cette richesse se reflète dans la nouvelle école, les intérieurs confortables des fermes, les élévateurs à grain verticaux et pleins à craquer.
Jusqu’à un matin de la mi-novembre 1959, peu d’Américains – en fait peu d’habitants du Kansas – avaient jamais entendu parler de Holcomb. Comme les eaux de la rivière, comme les automobilistes sur la grand-route, et comme les trains jaunes qui filent à la vitesse de l’éclair sur les rails du Santa Fe, la tragédie, sous forme d’événements exceptionnels, ne s’était jamais arrêtée là. Les habitants du village, au nombre de deux cent soixante-dix, étaient satisfaits qu’il en fût ainsi, tout à fait heureux d’exister à l’intérieur d’une vie ordinaire : travailler, chasser, regarder la télé, assister aux fêtes scolaires, aux répétitions du chœur, aux réunions du club des « 4-H(1) ». Mais aux petites heures de ce matin de novembre, un dimanche, certains bruits étrangers empiétèrent sur les rumeurs nocturnes habituelles de Holcomb, sur l’hystérie perçante des coyotes, le frottement sec des graines d’ecballium dans leur course précipitée, la plainte affolée et décroissante des sifflets de locomotive. À ce moment-là, dans Holcomb qui sommeillait, pas une âme n’entendit les quatre coups de fusil qui, tout compte fait, mirent un terme à six vies humaines. Mais par la suite les habitants de la ville, jusqu’alors suffisamment confiants les uns dans les autres pour ne se donner que rarement la peine de verrouiller leurs portes, se surprirent à les recréer maintes et maintes fois, ces sombres explosions qui allumèrent des feux de méfiance dans les regards que plusieurs vieux voisins échangeaient entre eux, étrangement et comme des étrangers.
*
Le maître de River Valley Farm, Herbert William Clutier, avait quarante-huit ans, et, par suite d’une récente visite médicale pour une police d’assurance, se savait en parfait état de santé. Bien qu’il portât des lunettes sans monture et fût de taille moyenne, pas tout à fait un mètre soixante-quinze, Mr. Clutter avait un aspect d’extrême virilité. Il était large d’épaules, ses cheveux avaient gardé leur couleur sombre, son visage plein d’assurance à la mâchoire volontaire avait encore une jeunesse éclatante de santé, et ses dents, immaculées et capables de broyer des noix, étaient intactes. Il pesait soixante-dix kilos, le même poids que le jour où il était sorti de l’Université du Kansas après avoir obtenu un diplôme en agriculture. Il n’était pas aussi riche que l’homme le plus riche de Holcomb – Mr. Taylor Jones, un fermier du voisinage. Cependant, il était le citoyen le plus connu de la communauté, en vue ici et à Garden City, le chef-lieu peu éloigné du comté, où il avait dirigé le comité de construction de la Première Église méthodiste récemment achevée, un édifice de huit cent mille dollars. Il était président en exercice du Congrès des Organisations agricoles du Kansas, et son nom était connu avec respect partout chez les agriculteurs du Midwest comme dans certains bureaux de Washington où il avait été membre de l’Office fédéral du Crédit agricole sous l’administration Eisenhower.
Toujours certain de ce qu’il attendait du monde, Mr. Clutter l’avait obtenu en grande partie. À la main gauche, autour de ce qui restait d’un doigt qui avait un jour été mutilé par une machine agricole, il portait un simple anneau d’or, symbole, vieux d’un quart de siècle, de son mariage à la personne qu’il avait désiré épouser – la sœur d’un camarade d’Université, jeune fille timide, pieuse et délicate, du nom de Bonnie Fox, qui avait trois ans de moins que lui. Elle lui avait donné quatre enfants : un trio de filles, puis un fils. La fille aînée, Eveanna, mariée et mère d’un garçon de dix mois, vivait dans le nord de l’Illinois mais venait fréquemment en visite à Holcomb. En fait, elle était attendue avec sa famille dans moins de quinze jours car ses parents projetaient une grande réunion du clan Clutter pour Thanksgiving Day (les Clutter étaient d’origine allemande ; le premier immigrant Clutter – ou Klotter, comme le nom s’écrivait alors – était arrivé ici en 1880) ; une cinquantaine de parents avaient été invités, dont plusieurs devaient venir d’endroits aussi éloignés que Palatka, Floride. Beverly, sœur puînée d’Eveanna, ne vivait plus à River Valley Farm ; elle était à Kansas City, Kansas, où elle étudiait pour devenir infirmière. Beverly était fiancée à un jeune étudiant en biologie qui plaisait beaucoup à Mr. Clutter ; les invitations pour le mariage qui devait avoir lieu dans la semaine de Noël étaient déjà imprimées. Ce qui laissait à la maison le fils, Kenyon, qui, à quinze ans, était plus grand que Mr. Clutter, et une sœur, son aînée d’un an, l’enfant chéri de la ville, Nancy.
En ce qui concernait sa famille, Mr. Clutter n’avait qu’une cause sérieuse d’inquiétude : la santé de sa femme. Elle était « nerveuse », elle avait « de petites crises » : telles étaient les expressions protectrices qu’employaient ses proches. Non que la vérité concernant les « afflictions de la pauvre Bonnie » eût été secrète le moins du monde ; on savait qu’elle avait fait dans les six dernières années plusieurs séjours dans un hôpital psychiatrique. Et pourtant, même sur ce sombre terrain, le soleil avait étincelé très récemment. Le mercredi précédent, de retour d’un traitement de deux semaines au Centre médical Wesley de Wichita, son lieu habituel de retraite, Mrs. Clutter avait rapporté à son mari des nouvelles à peine croyables ; elle lui fit savoir avec joie que l’origine de son mal, c’est ce que la science médicale avait finalement décrété, n’était pas dans sa tête mais dans sa colonne vertébrale ; c’était physique, un problème de vertèbre déplacée. Bien sûr, il lui faudrait subir une opération, et après ? Eh bien, elle redeviendrait elle-même comme autrefois. Était-ce possible ? La tension, les refus, les sanglots étouffés par l’oreiller derrière des portes fermées à clé, tout ça à cause d’une déviation de épine dorsale ? S’il en était ainsi, alors Mr. Clutter pourrait rendre des grâces sans mélange lorsqu’il prendrait la parole à table le jour de Thanksgiving.
Ordinairement, les journées de Mr. Clutter commençaient à 6 h 30 ; le tintement des seaux à lait et le bavardage à voix basse des garçons qui les portaient, les deux fils d’un de leurs ouvriers du nom de Vie Irsik, le faisaient habituellement se lever. Mais aujourd’hui il flâna au lit, laissant les fils de Vie Irsik venir et repartir, car la soirée précédente, un vendredi 13, avait été épuisante bien qu’en partie vivifiante. La Bonnie d’autrefois était ressuscitée ; comme si elle offrait un avant-goût de la vie normale, la vigueur retrouvée, sur le point de revenir pour de bon, elle s’était mis du rouge aux lèvres, s’était coiffée avec soin et, portant une robe neuve, elle l’avait accompagné à l’École de Holcomb où ils avaient applaudi une pièce mise en scène par les étudiants – Tom Sawyer – dans laquelle Nancy jouait le rôle de Becky Thatcher. Il avait été heureux de voir Bonnie en public, nerveuse mais néanmoins souriante, parlant aux gens, et ils avaient tous deux été fiers de Nancy ; elle avait été parfaite, n’oubliant pas un mot et ayant l’air, comme il le lui dit en la félicitant dans les coulisses, « simplement merveilleuse, chérie, une véritable beauté du Sud ». Sur quoi Nancy avait commencé à se conduire comme telle ; faisant sa révérence dans sa crinoline elle avait demandé la permission de se rendre à Garden City. Le State Theatre donnait une représentation spéciale d’un « film d’épouvante » à l’occasion du vendredi 13, et tous ses amis y allaient. En d’autres circonstances Mr. Clutter aurait refusé. Ses lois étaient ses lois, et l’une d’elles était que Nancy – et Kenyon aussi – devait être de retour à la maison à 10 heures les soirs de semaine et à minuit le samedi. Mais, affaibli par les événements réconfortants de la soirée, il avait donné son consentement. Et Nancy n’était pas revenue à la maison avant 2 heures du matin. Il l’avait entendue rentrer et l’avait appelée, car, bien qu’il ne fût pas vraiment homme à élever la voix, il avait des choses à lui dire sans détour, des déclarations qui concernaient moins l’heure tardive que le garçon qui l’avait reconduite à la maison : un héros de basket-ball de l’École, Bobby Rupp.
Mr. Clutter aimait bien Bobby et le considérait, pour un garçon de son âge – dix-sept ans –, comme très digne de confiance et très bien élevé ; cependant, depuis trois ans qu’on lui avait permis de sortir avec les garçons, Nancy, jolie et recherchée comme elle l’était, n’avait jamais été vue avec quelqu’un d’autre, et tout en comprenant que c’était actuellement une coutume à l’échelle nationale chez les adolescents de former des couples, de ne pas se quitter et de porter des « bagues de fiançailles », Mr. Clutter était contre, d’autant plus qu’il avait accidentellement surpris peu de temps auparavant sa fille et le fils Rupp en train de s’embrasser. Il avait alors suggéré que Nancy cesse de « voir tellement Bobby », la prévenant qu’un éloignement progressif dès maintenant ferait moins mal qu’une rupture brutale par la suite, car, comme il le lui rappelait, la séparation était la seule issue à envisager. La famille Rupp était catholique, les Clutter méthodistes, fait qui en soi devait suffire pour mettre un terme à toute idée qu’elle et ce garçon avaient pu avoir de se marier un jour. Nancy avait été raisonnable – de toute façon, elle n’avait pas discuté – et maintenant, avant de lui dire bonne nuit, Mr. Clutter lui avait arraché la promesse qu’elle entamerait une rupture progressive avec Bobby.
Tout de même, l’incident avait lamentablement retardé le moment de se mettre au lit, habituellement 11 heures. En conséquence de quoi il était largement passé 7 heures quand il s’éveilla le samedi 14 novembre 1959. Sa femme dormait toujours aussi tard que possible. Cependant, tandis que Mr. Clutter se rasait, prenait sa douche et enfilait un pantalon en whipcord, une veste de cuir comme en portent les éleveurs de bétail et des bottes d’étrier bien souples, il ne craignait pas de la déranger ; ils ne partageaient pas la même chambre à coucher. Depuis des années il dormait seul dans la chambre de maître au rez-de-chaussée de la maison, construction en bois et en brique d’un étage et de quatorze pièces. Bien que Mrs. Clutter rangeât ses vêtements dans les placards de cette chambre et qu’elle gardât ses rares produits de beauté et ses innombrables médicaments dans la salle de bains attenante, carrelée de faïence bleue et de blocs de verre, elle s’était définitivement installée dans l’ancienne chambre à coucher d’Eveanna, qui, comme celles de Nancy et de Kenyon, se trouvait au premier étage.
La maison – dessinée en grande partie par Mr. Clutter, qui se révéla de ce fait architecte judicieux et sobre sinon décorateur remarquable – avait été construite en 1948 pour quarante mille dollars. (La valeur marchande en était maintenant soixante mille dollars.) Située au bout d’une allée évoquant un passage bordé de haies et protégée par l’ombre de rangées d’ormes chinois, l’élégante maison blanche, érigée sur une vaste pelouse d’herbe des Bermudes, bien entretenue, impressionnait Holcomb ; c’était un endroit que les gens montraient du doigt. Quant à l’intérieur, il y avait de spongieux déploiements de tapis lie-de-vin abolissant par intermittence l’éclat des parquets sonores et vernis ; un immense canapé de salle de séjour dans le goût moderne couvert d’un tissu broché d’étincelants fils de métal argenté ; un coin pour le petit déjeuner avec une banquette recouverte de matière plastique bleu et blanc. Ce genre d’ameublement était ce que Mr. et Mrs. Clutter aimaient, comme la majorité de leurs connaissances dont les foyers étaient plus ou moins meublés de la même façon.
Les Clutter n’employaient pas d’aide domestique autre qu’une femme de ménage qui venait les jours de semaine ; donc, depuis la maladie de sa femme et le départ de ses filles aînées, Mr. Clutter avait appris à cuisiner par la force des choses ; c’était lui ou Nancy, mais la plupart du temps Nancy, qui préparaient les repas de la famille. Mr. Clutter prenait plaisir à cette tâche et il y excellait – dans tout l’État du Kansas pas une femme ne pouvait cuire un meilleur pain au levain, et ses fameux biscuits à la noix de coco étaient la première chose à partir dans les ventes de charité – mais ce n’était pas un gros mangeur, à l’encontre de ses amis fermiers, il préférait même des petits déjeuners de Spartiate. Ce matin-là, une pomme et un verre de lait lui suffirent ; comme il ne buvait jamais de café ni de thé, il était habitué à commencer la journée l’estomac froid. La vérité, c’est qu’il était opposé à tous les excitants, même légers. Il ne fumait pas, et bien sûr il ne buvait pas ; en fait, il ignorait le goût de l’alcool et il avait tendance à éviter les gens qui le connaissaient, circonstance qui ne réduisait pas le cercle de ses connaissances autant qu’on aurait pu le supposer, car le centre de ce cercle était constitué par les membres de la Première Église méthodiste de Garden City, congrégation qui s’élevait au total de mille sept cents personnes dont la plupart étaient aussi abstinentes que pouvait le désirer Mr. Clutter. Tout en prenant soin d’éviter d’importuner les autres avec ses points de vue, il les faisait respecter à l’intérieur de sa famille et parmi les employés de River Valley Farm. « Buvez-vous ? » était la première question qu’il demandait à celui qui sollicitait un travail, et même si le type avait donné une réponse négative, il lui fallait encore signer un contrat de travail contenant la clause qui déclarait l’accord instantanément rompu si l’employé était découvert « recelant de l’alcool ». Un ami – un vieux pionnier, Mr. Lynn Russel – lui avait déjà dit : « T’es sans pitié. J’mettrais ma main au feu, Herb, que si tu attrapais un employé en train de boire, tu le renverrais. Et tu t’inquiéterais même pas de savoir si sa famille crève de faim. » C’était peut-être le seul reproche qu’on ait jamais fait à Mr. Clutter en tant qu’employeur. Autrement, il était connu pour son humeur égale, sa bonté, et pour le fait qu’il payait de bons salaires et qu’il distribuait fréquemment des primes ; les hommes qui travaillaient pour lui – et il y en avait parfois jusqu’à dix-huit – avaient peu de raisons de se plaindre.
Après avoir bu son verre de lait et mis une casquette doublée de laine de mouton, Mr. Clutter prit sa pomme en sortant examiner le matin. C’était un temps idéal pour manger des pommes ; la lumière la plus blanche descendait du ciel le plus pur, et un vent d’est faisait bruire les dernières feuilles des ormes chinois sans les arracher. Les automnes récompensent le Kansas de l’ouest pour les maux que les autres saisons imposent : les grands vents d’hiver du Colorado et les neiges à hauteur de hanche où périssent les moutons ; la neige fondue et les étranges brouillards des prairies au printemps ; et l’été, où même les corbeaux recherchent l’ombre rare et où la multitude fauve des tiges de blé se hérisse, flamboie. Enfin, après septembre, un autre climat arrive, l’été de la Saint-Martin qui dure parfois jusqu’à Noël. Comme Mr. Clutter contemplait ce moment privilégié de la saison, il fut rejoint par un colley bâtard, et ils se dirigèrent ensemble d’un pas tranquille vers le corral adjacent à l’une des trois granges de la propriété.
Une de ces granges était une gigantesque baraque Quonset(2) ; elle regorgeait de grain – du sorgho Westland – et une autre abritait un sombre monticule de millet à l’odeur âcre et qui valait une somme considérable – cent mille dollars. À lui seul ce chiffre représentait un progrès de presque quatre mille pour cent sur le revenu total de Mr. Clutter en 1934, année où il avait épousé Bonnie Fox et quitté avec elle leur ville natale de Rozel, Kansas, pour Garden City où il avait trouvé du travail comme assistant de l’agent agricole du comté de Finney. Typiquement, il ne lui fallut que sept mois pour être promu ; c’est-à-dire pour prendre la place du patron. Les années durant lesquelles il occupa le poste – 1935-1939 – furent les plus poussiéreuses et les plus ruineuses que la région ait connues depuis que l’homme blanc s’y était installé, et le jeune Herb Clutter, dont le cerveau ne se laissait pas prendre de vitesse par les plus récentes des techniques agricoles d’avant-garde, était tout à fait qualifié pour servir d’intermédiaire entre le gouvernement et les fermiers découragés ; ces hommes pouvaient certainement faire usage de l’optimisme et de l’enseignement d’un jeune homme sympathique qui semblait connaître son affaire. Tout de même, il ne faisait pas ce qu’il voulait faire ; fils de fermier, dès le début il avait eu l’intention d’exploiter une propriété à lui. Se décidant, il démissionna de son poste d’agent du comté après quatre ans, et il créa, sur une terre louée avec de l’argent emprunté, l’embryon de River Valley Farm (nom justifié par la présence sinueuse de la rivière Arkansas mais certes pas par la présence d’une vallée quelconque). C’était une tentative que plusieurs conservateurs du comté de Finney observaient avec un air de vouloir dire : « Montre-nous ce que tu sais faire » – des vieux de la vieille qui avaient volontiers tourmenté le jeune agent du comté au sujet de ses notions universitaires : « Bien sûr. Herb. Tu sais toujours ce qu’il y a de mieux à faire sur la terre des autres. Plantez ça. Terrassez ceci. Mais tu dirais peut-être des choses drôlement différentes si la terre t’appartenait. » Ils avaient tort : les expériences du nouveau fermier réussirent – au début, en partie parce qu’il travaillait dix-huit heures par jour. Ça n’alla pas tout seul : par deux fois la récolte de blé fut un échec, et un hiver il perdit plusieurs centaines de moutons dans une tempête de neige ; mais, après une décennie, le domaine de Mr. Clutter consistait en plus de huit cents arpents bien à lui et trois mille autres qu’il exploitait en fermage, et comme ses collègues l’admettaient, c’était là « une assez belle étendue ». Blé, grains de millet, graines fourragères homologuées, c’était de ces récoltes que dépendait la prospérité de la ferme. Le cheptel était important aussi : moutons et, tout particulièrement, les bovins. Un troupeau de plusieurs centaines de Hereford portait la marque Clutter, bien qu’on ne s’en fût pas douté à voir les rares têtes de bétail du corral qui était réservé aux bœufs malades, à quelques vaches laitières, aux chats de Nancy et à Babe, le favori de la famille, un gros vieux cheval de labour qui ne refusait jamais de trimbaler çà et là trois ou quatre enfants sur son large dos.
Mr. Clutter donna à manger le cœur de sa pomme à Babe, criant le bonjour à un homme qui ratissait les détritus dans le corral – Alfred Stoecklein, le seul ouvrier agricole qui résidait à River Valley Farm. Les Stoecklein et leurs trois enfants vivaient dans une maison à moins de cent mètres de la demeure principale ; à part ça, les Clutter n’avaient pas de voisins avant un demi-mile. Stoecklein, qui était un homme au long visage avec de longues dents brunes, demanda : « Avez-vous un boulot particulier en tête pour aujourd’hui ? Parce qu’on a un malade. Le bébé. Moi et ma femme on a été tenus éveillés par elle presque toute la nuit. Je pensais l’emmener au médecin. » Et, tout en manifestant sa sympathie, Mr. Clutter dit – mais comment donc ! – de prendre la matinée et de lui faire savoir si lui ou sa femme pouvaient être utiles. Puis, le chien courant devant lui, il prit la direction du sud vers les champs, d’un jaune fauve à présent, lumineusement dorés par le chaume d’après les récoltes.
La rivière était dans cette direction ; près de la berge se trouvait un verger : pêche, poire, cerise et pomme. Cinquante ans auparavant, selon les souvenirs des vieux du pays, dix minutes auraient suffi à un bûcheron pour abattre tous les arbres de l’ouest du Kansas. Même aujourd’hui, on ne plante généralement que le cottonwood et l’orme chinois, arbres au feuillage persistant et doués d’une indifférence de cactus à la soif. Cependant, comme Mr. Clutter en faisait souvent la remarque : « Un pouce de pluie de plus, et ce pays serait un vrai paradis sur terre. » La petite collection d’arbres fruitiers qui poussaient près de la rivière était sa tentative pour ménager, qu’il pleuve ou non, un coin du paradis, du vert Éden à l’odeur de pomme dont il rêvait. Sa femme disait un jour ; « Mon mari tient plus à ces arbres qu’à ses enfants » et tout le monde à Holcomb se souvenait du jour où un petit avion désemparé était venu s’écraser dans les pêchers : « Herb était fou à lier ! Pensez donc, l’hélice n’avait pas cessé de tourner qu’il avait déjà intenté un procès au pilote »
Traversant le verger. Mr. Clutter continua le long de la rivière qui était peu profonde à cet endroit et parsemée d’îles – plages de sable doux au milieu du courant où l’on portait des paniers de pique-nique, les dimanches d’autrefois, ces sabbats brûlants à l’époque où Bonnie se « sentait encore à la hauteur » et où les après-midi se passaient en famille à attendre un petit coup sec au bout de la ligne. Mr. Clutter rencontrait rarement des intrus sur sa propriété : à un mile et demi de la grand-route, et sans autre accès que des chemins peu connus, ce n’était pas un endroit que les étrangers découvraient par hasard. Soudain un groupe d’hommes apparut et Teddy, le chien, s’élança avec un grognement de provocation. Mais il y avait une chose étrange en Teddy. Bien que ce fût un bon chien de garde, alerte, toujours prêt à faire un boucan de tous les diables, sa bravoure avait une faille : la vue d’un fusil, comme c’était présentement le cas – car les intrus étaient armés – lui faisait baisser la tête et rentrer la queue entre les jambes. Personne ne savait pourquoi car nul ne connaissait son histoire, sauf que c’était un chien errant que Kenyon avait adopté cinq ans auparavant. Il se trouva que les visiteurs étaient cinq chasseurs de faisans de l’Oklahoma. La saison du faisan dans le Kansas, célèbre événement sportif de novembre, attire des hordes de chasseurs des États voisins, et au cours de la semaine précédente des régiments aux casquettes écossaises s’étaient pavanés à travers les étendues automnales, faisant lever et abattant sous des rafales de cendrée de grands vols dorés d’oiseaux bien nourris de grain. Selon l’usage, les chasseurs, s’ils ne sont pas des invités, sont censés payer au propriétaire un droit pour qu’il leur permette de poursuivre le gibier sur ses terres, mais lorsque les chasseurs de l’Oklahoma lui offrirent de louer des droits de chasse, Mr. Clutter se contenta de sourire. « Je ne suis pas aussi pauvre que j’en ai l’air. Allez, attrapez-en autant que vous le pourrez », dit-il. Puis, portant la main à son chapeau, il se dirigea vers la maison et la journée de travail, sans savoir que ce serait la dernière.
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Comme Mr. Clutter, le jeune homme qui prenait son petit déjeuner dans un bistrot appelé le Petit Bijou ne buvait jamais de café. Il préférait la root beer(3) Trois aspirines, de la rot beer froide et plusieurs Pall Mall : c’était sa notion d’un bon « gueuleton ». Sirotant et fumant, il étudiait une carte étendue sur le comptoir devant lui – une carte Phillips 66 du Mexique –, mais il lui était difficile de se concentrer car il attendait un ami et l’ami était en retard. Il jeta par la fenêtre un coup d’œil sur cette rue silencieuse de petite ville, une rue qu’il avait vue hier pour la première fois. Toujours pas de signe de Dick. Mais il allait certainement se montrer ; après tout, le but de leur rencontre était l’idée de Dick, son « coup ». Et quand ce serait réglé, le Mexique. La carte était en lambeaux, tellement fatiguée qu’elle était devenue aussi souple qu’une peau de chamois. Au coin de la rue, dans la chambre d’hôtel où il demeurait, il y en avait des centaines comme ça – des cartes usées de chaque État de l’Union, de chaque province canadienne, de chaque pays d’Amérique du Sud – car le jeune homme ne cessait de projeter des voyages, et il en avait déjà fait un nombre considérable : Alaska, Hawaii et le Japon, Hongkong. Maintenant, grâce à une lettre, une invitation à un « coup », il se trouvait ici avec toutes ses possessions terrestres : une valise en carton, une guitare et deux grosses boîtes de livres et de cartes, de chansons, de poèmes et de vieilles lettres, pesant un quart de tonne. (La tête de Dick quand il avait vu ces boîtes ! « Bon Dieu, Perry. Tu traînes cette camelote partout ? » Et Perry avait dit : « Quelle camelote ? Y a un de ces livres qui m’a coûté trente dollars. ») Et voici qu’il était dans la petite ville d’Olathe, Kansas. Un peu drôle quand il y pensait ; imaginer qu’il était revenu dans le Kansas alors que, pas plus tard que quatre mois auparavant, il avait prêté serment, d’abord à la Commission de remise en liberté conditionnelle de l’État, puis à lui-même, de ne plus y remettre les pieds. Peu importe, ce n’était pas pour longtemps.
La carte était couverte de noms encerclés à la plume. C O Z U M E L, une île au large de la côte du Yucatan où, c’est ce qu’il avait lu dans un magazine pour hommes, on pouvait « re défaire de ses vêtements, arborer un sourire détendu, vivre comme un rajah et avoir toutes les femmes qu’on veut pour cinquante dollars par mois » ! Du même article, il avait retenu d’autres affirmations séduisantes : « Cozumel est un bastion contre la pression sociale, économique et politique. Aucune autorité ne malmène les individus sur cette île » et : « Chaque année des vols de perroquets viennent du continent pour y pondre leurs œufs. » ACAPULCO signifiait pêche en haute mer, casinos, riches dames refoulées ; et SIERRA MADRE voulait dire or, voulait dire Trésor de la Sierra Madre, un film qu’il avait vu huit fois. (C’était le meilleur film de Bogart, mais le vieux type qui jouait le rôle du prospecteur, celui qui faisait penser au père de Perry, était formidable lui aussi. Walter Huston. Oui, et ce qu’il avait raconté à Dick était vrai : il connaissait réellement toutes les ficelles de la prospection de l’or, les ayant apprises de son père qui était un chercheur d’or professionnel. Alors pourquoi n’achèteraient-ils pas tous les deux une paire de chevaux de somme et ne tenteraient-ils pas leur chance dans la Sierra Madré ? Mais Dick, Dick à l’esprit pratique, avait dit : « Doucement, coco, doucement. J’ai vu ce film-là. Tout le monde est cinglé à la fin. À cause de la fièvre et des sangsues, une vie misérable. Puis, quand ils ont eu l’or, souviens-toi, y s’est levé un grand vent qui a tout emporté. » Perry replia la carte. Il paya la rot beer et se leva. Assis, il avait donné l’impression d’être plus grand que la moyenne, un costaud, avec les épaules, les bras, le torse épais et ramassé d’un haltérophile – en fait, lever des poids était son passe-temps favori. Mais il y avait en lui des parties qui n’étaient pas proportionnées aux autres. Ses petits pieds, chaussés de courtes bottes noires avec des boucles en acier, seraient entrés aisément dans les chaussons de danse d’une femme délicate ; lorsqu’il se leva, il n’était pas plus grand qu’un enfant de douze ans, et il fit penser soudainement, se pavanant sur des jambes atrophiées qui semblaient grotesquement insuffisantes pour la masse adulte qu’elles supportaient, non plus à un routier de forte carrure mais à un jockey à la retraite, trop gonflé et trop musclé.
À l’extérieur du café, Perry se posta au soleil. Il était 9 heures moins le quart, et Dick avait une demi-heure de retard ; cependant, si Dick ne l’avait pas convaincu de l’importance de chaque minute des vingt-quatre heures suivantes, il ne l’aurait pas remarqué. Le temps ne lui pesait jamais car il avait de nombreuses façons de le passer, entre autres se regarder dans une glace. Dick avait un jour remarqué : « Chaque fois que tu te regardes dans une glace t’as l’air d’entrer en transe. Comme si tu voyais une pépée splendide. Bon Dieu, tu te fatigues jamais ? » Loin de là ; son propre visage le captivait. Chaque angle faisait naître une impression différente. C’était un visage d’enfant de fées, et des expériences avec une glace lui avaient appris à passer par la gamme complète des changements de physionomie : comment avoir l’air menaçant, un instant plus tard espiègle, et ensuite sentimental : une inclinaison de la tête, une contorsion des lèvres, et le bohémien corrompu se changeait en délicat personnage romantique. Sa mère était une Indienne Cherokee pur sang ; c’était d’elle qu’il tenait son teint, la peau couleur d’iode, les yeux sombres et humides, les cheveux noirs qu’il entretenait à la brillantine et qui étaient assez abondants pour lui permettre des rouflaquettes et une volute de mèches qui lui tombait sur le front. L’hérédité maternelle était frappante ; celle de son père, un Irlandais aux cheveux roux et couvert de taches de rousseur, l’était moins. On aurait dit que le sang indien avait chassé jusqu’à la dernière trace de la race celte. Tout de même, les lèvres roses et le nez retroussé en confirmaient la présence, ainsi qu’une qualité d’animation espiègle, d’arrogant égotisme irlandais, qui agitait souvent le masque cherokee et qui prenait complètement le dessus quand il jouait de la guitare et chantait. Chanter, et la pensée de le faire devant un auditoire, était une autre façon mesmérienne de tuer le temps. Il employait toujours le même décor mental, un cabaret de Las Vegas qui se trouvait être sa ville natale. C’était un endroit élégant rempli de célébrités dont les yeux étaient fixés avec excitation sur la sensationnelle nouvelle étoile qui donnait sa célèbre interprétation avec accompagnement de violons de I’ll be seeing you et qui chantait en rappel la dernière ballade qu’il avait lui-même composée :
Chaque avril des vols de perroquets
Passent dans le ciel, rouges et verts,
Verts et mandarine.
Je les vois passer, je les entends chanter
Les perroquets du printemps d’avril.
(Lorsqu’il entendit cette chanson pour la première fois, Dick avait observé : « Les perroquets, ça chante pas. Ça parle peut-être. Ça hurle. Mais tu peux être foutument certain que ça chante pas. » Naturellement, Dick avait un esprit très terre à terre, très, il n’avait aucune compréhension de la musique, de la poésie, et pourtant, au fond, ce côté terre à terre de Dick, cet esprit pratique avec lequel il abordait tous les sujets, était la raison première de la fascination qu’il exerçait sur Perry, car ça le faisait paraître, comparé à Perry, si authentiquement dur, invulnérable, « totalement viril ».)
Néanmoins, tout agréable que fût cette rêverie de Las Vegas, elle pâlissait à côté d’une autre de ses visions. Depuis son enfance, depuis plus de la moitié de ses trente et un ans, il se faisait envoyer des brochures (« Fortunes sous la mer ! Apprenez à plonger durant vos heures de loisir. Faites de l’argent rapidement grâce à la plongée sous-marine. Renseignements gratuits… »), répondait à des réclames (« Trésor englouti ! Cinquante cartes authentiques ! Offre étonnante… ») qui entretenaient une aspiration à réaliser une aventure que son imagination lui permettait d’éprouver instantanément et inlassablement : le rêve de se laisser entraîner au fond, dans des eaux étranges, de plonger vers les ténèbres vertes de la mer, glissant à côté des gardiens squameux aux yeux féroces de la carcasse d’un navire qui se dessinait droit devant, un galion espagnol – une cargaison engloutie de diamants et de perles, de coffrets pleins d’or.
Un klaxon retentit. Enfin, Dick.
*
« Grands dieux, Kenyon ! Je ne suis pas sourde ! »
Comme toujours, Kenyon avait le diable au corps. Ses cris retentissaient dans l’escalier : « Nancy ! Téléphone ! »
Pieds nus, en pyjama, Nancy dévala les marches. Il y avait deux téléphones dans la maison : un dans la pièce dont son père se servait comme bureau, un autre dans la cuisine. Elle décrocha l’appareil de la cuisine : « Allô ? Ah ! oui, bonjour, Mrs. Katz. »
Et Mrs. Clarence Katz, l’épouse d’un fermier qui vivait en bordure de la grand-route, dit : « J’avais bien recommandé à ton père de ne pas te réveiller. J’ai dit “Nancy doit être fatiguée après sa merveilleuse interprétation d’hier soir.” Tu as été adorable, chérie. Ces rubans blancs dans tes cheveux ! Et cette scène quand tu crois que Tom Sawyer est mort, tu avais de vraies larmes dans les yeux. Aussi bien que tout ce qu’ils donnent à la télé. Mais ton père a dit qu’il était temps que tu te lèves ; il va bientôt être 9 heures. Maintenant, voici ce que je désire, chérie : ma petite fille, ma petite Jolene, meurt d’envie de faire une tarte aux cerises, et comme tu es une championne pour la tarte aux cerises, toujours en train de gagner des prix, je me demandais si je ne pourrais pas te l’amener ce matin pour que tu lui montres ? » En temps normal, Nancy aurait bien volontiers appris à Jolene comment préparer un repas complet avec dinde et tout ; elle considérait que c’était son devoir d’être disponible quand des filles plus jeunes qu’elle venaient lui demander de l’aide pour cuisiner, pour coudre ou pour leurs leçons de musique, ou, comme cela arrivait souvent, pour se confier à elle. Où trouvait-elle le temps, et comment faisait-elle pour « s’occuper de cette grande maison », avoir des notes parfaites à l’école, être présidente de sa classe, en tête du programme des 4-H et de la Jeune Ligue méthodiste, cavalière émérite, excellente musicienne (piano, clarinette), gagnante annuelle à la foire du comté (pâtisseries, fruits en conserve, travaux d’aiguille, art floral), comment une fille qui n’avait pas encore dix-sept ans pouvait faire tant de choses et les faire sans « se vanter », au contraire, avec à peine un peu de désinvolture radieuse, était une énigme que le village se posait et résolvait en disant : « Elle a du caractère. Elle tient ça de son père. » Il est certain que son trait de caractère le plus prononcé, le don qui soutenait tous les autres, lui venait de son père : un sens particulièrement aigu de l’organisation. Chaque moment était consacré à quelque chose ; elle savait avec précision, quelle que fût l’heure, ce qu’elle ferait et combien de temps ça prendrait. Et c’était le problème de la journée en cours. Elle l’avait surchargée. Elle s’était engagée à donner un coup de main à la fille d’un autre voisin. Roxie Lee Smith, pour apprendre un solo de trompette que Roxie Lee projetait de jouer à un concert de l’École ; elle avait promis de faire trois courses compliquées pour sa mère ; et elle s’était arrangée pour assister à une rencontre des 4-H avec son père à Garden City. Et puis il y avait le déjeuner à préparer et, après déjeuner, la confection des robes des demoiselles d’honneur du mariage de Beverly, robes qu’elle avait dessinées et qu’elle cousait elle-même. Au point où en étaient les choses, il n’y avait plus de place pour la leçon de tarte aux cerises de Jolene. À moins que quelque chose pût être annulé.
« Mrs. Katz ? Un instant, je vous prie, ne quittez pas. »
Elle traversa toute la maison jusqu’au bureau de son père. Le bureau, qui avait une entrée extérieure pour les visiteurs ordinaires, était séparé du salon par une porte coulissante ; bien que Mr. Clutter partageât occasionnellement le bureau avec Gerald Van Vleet, un jeune homme qui l’aidait à assurer la marche de la ferme, c’était fondamentalement sa retraite, un sanctuaire ordonné, aux murs lambrissés de noyer, où, entouré de baromètres, de cartes pluviométriques, de jumelles, il s’asseyait comme un capitaine dans sa cabine, un navigateur qui pilotait le passage parfois hasardeux de River Valley à travers les saisons.
« T’en fais pas, dit-il, répondant au problème de Nancy. Laisse tomber le 4-H. J’emmènerai Kenyon à ta place. »
Donc, prenant l’appareil du bureau, Nancy dit à Mrs. Katz oui, très bien, d’amener Jolene tout de suite. Mais elle raccrocha en fronçant les sourcils. « C’est tellement bizarre », dit-elle en promenant un regard autour de la pièce ; elle y vit son père en train d’aider Kenyon à additionner une colonne de chiffres, et, à son bureau près de la fenêtre, Mr. Van Vleet, qui avait un genre de beauté sombre et rude qui la faisait l’appeler Heathcliff, quand il n’était pas là. « Mais je ne cesse de sentir de la fumée de cigarette.
— C’est ton haleine ? demanda Kenyon.
— Non, farceur. La tienne ! »
Ça le tranquillisa car Kenyon, comme il savait qu’elle le savait, prenait une bouffée en cachette de temps à autre, mais il est vrai que Nancy en faisait autant.
Mr. Clutter frappa des mains. « Ça suffit. C’est un bureau. »
Une fois là-haut, elle mit des blue-jeans passés et un chandail vert, et elle attacha à son poignet une montre en or, objet qui venait au troisième rang dans l’échelle de ses possessions ; son chat préféré, Évinrude, passait avant, et surpassant même Évinrude, la chevalière de Bobby, la preuve embarrassante de son état de « fréquentation sérieuse » et qu’elle portait (quand elle la portait ; la moindre prise de bec et elle l’enlevait) à un pouce, car même avec du chatterton l’anneau d’homme ne pouvait aller à un doigt plus approprié. Nancy était une jolie fille, mince et agile comme un garçon, et ce qu’elle avait de plus joli était ses cheveux châtains, brillants et coupés court (cent coups de brosse chaque matin, autant le soir) et son teint adouci par le savon, encore légèrement marqué de taches de rousseur et d’un rose bruni par le soleil de l’été précédent. Mais c’étaient ses yeux, bien séparés, sombrement translucides, comme de la bière qu’on porte au grand jour, qui la rendaient immédiatement sympathique, qui annonçaient tout de suite son manque de méfiance, sa bonté réfléchie et pourtant si aisément déclenchée.
« Nancy ! lança Kenyon. Susan au téléphone. »
Susan Kidwell, sa confidente. Elle répondit encore dans la cuisine.
« Dis-moi, fit Susan qui commençait invariablement une séance téléphonique par ce commandement. Et, pour commencer, dis-moi pourquoi tu flirtais avec Jerry Roth. » Comme Bobby, Jerry Roth était une étoile de basket-ball de l’École.
« Hier soir ? Grands dieux, je ne flirtais pas. Tu veux dire parce qu’on se tenait les mains ? Il est venu dans les coulisses durant la représentation. Et j’étais si nerveuse. Alors il m’a tenu la main. Pour me donner du courage.
— Très gentil. Et ensuite ?
— Bobby m’a emmenée voir le film d’épouvante. Et on s’est tenu les mains.
— Ça t’a fait peur ? Pas Bobby. Le film.
— Lui pas. Il a ri tout le temps. Mais tu me connais. Hou ! et je tombe en bas de mon siège.
— Qu’est-ce que tu manges ?
— Rien.
— Je sais… tes ongles », dit Susan en devinant correctement. Malgré tous ses efforts Nancy ne pouvait perdre l’habitude de se grignoter les ongles, et quand elle était préoccupée elle les rongeait jusqu’au sang. « Dis. Quelque chose qui va pas ?
— Non.
— Nancy. C’est moi(4)… » Susan étudiait le français.
« Eh bien… Papa. Il a été d’une humeur affreuse ces trois dernières semaines. Affreuse. Du moins à mon égard. Et quand je suis rentrée hier soir il a recommencé ça. »
« Ça » n’avait pas besoin d’amplification ; c’était un sujet que les deux amies avaient discuté à fond, et sur lequel elles étaient d’accord. Susan, résumant le problème du point de vue de Nancy, avait dit un jour : « Tu aimes Bobby maintenant et tu as besoin de lui. Mais dans le fond, Bobby lui-même sait que c’est sans avenir. Plus tard, quand nous irons à Manhattan, tout semblera un monde nouveau. » L’Université du Kansas est à Manhattan, et les deux jeunes filles avaient l’intention de s’y inscrire à la Faculté des beaux-arts et de partager la même chambre. « Tout va changer, que tu le veuilles ou non. Mais tu ne peux pas changer ça maintenant, tant que tu vis à Holcomb, que tu vois Bobby tous les jours, que vous suivez les mêmes cours, et il n’y a pas de raison pour ça. Parce que toi et Bobby vous êtes quelque chose d’heureux. Et ce sera une chose heureuse à te rappeler, si tu es seule. Tu peux pas faire comprendre ça à ton père ? » Non, elle ne le pouvait pas. « Parce que, comme elle l’expliqua à Susan, quand je commence à dire quelque chose, il me regarde comme si je ne l’aimais pas. Ou comme si je l’aimais moins. Et soudainement, j’ai la langue paralysée ; je veux simplement être sa fille et faire ce qu’il désire. » Susan n’avait rien à répondre à cela ; ça impliquait des émotions, un rapport au-delà de son expérience. Elle vivait seule avec sa mère qui enseignait la musique à l’École de Holcomb, et elle ne se souvenait pas très nettement de son père, car, des années auparavant, dans leur Californie natale, Mr. Kidwell avait un beau jour quitté la maison et n’était pas revenu.
« Et de toute façon, continua Nancy, à présent, je ne suis pas certaine que ce soit moi qui le rends grognon. Quelque chose d’autre… Il est vraiment préoccupé par quelque chose.
— Ta mère ? »
Nulle autre amie de Nancy n’aurait pris la liberté de faire une telle suggestion. Susan était privilégiée cependant. Lorsqu’elle était apparue à Holcomb pour la première fois, enfant mélancolique, imaginative, pâlotte et filiforme, âgée de huit ans à l’époque, un an de moins que Nancy, les Clutter l’avaient adoptée avec tant de chaleur que la petite fille de Californie qui n’avait pas de père devint bientôt un membre de la famille. Pendant sept ans les deux amies avaient été inséparables, chacune, en vertu de la rareté de sensibilités semblables et égales, irremplaçable pour l’autre. Mais alors, au mois de septembre dernier, Susan avait quitté l’école locale pour celle de Garden City qui était plus vaste et censément supérieure. C’était la procédure habituelle pour les étudiants de Holcomb qui avaient l’intention d’aller à l’Université, mais Mr. Clutter, défenseur intransigeant de son patelin, considérait de telles défaillances comme un outrage à l’esprit de communauté ; l’École de Holcomb était assez bonne pour ses enfants et ils y demeureraient. Par conséquent, les deux jeunes filles n’étaient plus toujours ensemble et Nancy ressentait profondément l’absence de son amie le jour, l’unique personne avec laquelle elle n’avait pas à être brave ni réservée.
« Maman ? Nous sommes tous si heureux à propos de maman, tu as appris la merveilleuse nouvelle. » Puis Nancy dit : « Écoute », et elle hésita, comme si elle rassemblait tout son courage pour faire une remarque révoltante. « Comment se fait-il que je sente constamment une odeur de fumée ? Honnêtement, je crois que je deviens folle. Je monte dans la voiture, j’entre dans une pièce, et c’est comme si quelqu’un venait juste d’en sortir après y avoir fumé une cigarette. Ce n’est pas maman, ça ne peut être Kenyon. Kenyon n’oserait pas… »
Pas plus, très vraisemblablement, que tout visiteur dans la demeure des Clutter qui était explicitement dépourvue de cendriers. Lentement, Susan saisit l’implication, mais c’était grotesque. Quelles que fussent ses angoisses personnelles, elle ne pouvait croire que Mr. Clutter trouvait une consolation secrète dans le tabac. Avant qu’elle puisse demander si c’était là ce que Nancy voulait vraiment dire, Nancy l’interrompit : « Pardonne-moi, Susan, il faut que je te quitte. Mrs. Katz est ici. »
*
Dick conduisait une Chevrolet noire 1949. Tout en s’installant, Perry vérifia la banquette arrière pour voir si sa guitare était bien là ; la nuit précédente, après en avoir joué pour un groupe d’amis de Dick, il l’avait oubliée et laissée dans la voiture. C’était une vieille guitare Gibson, polie au papier de verre et cirée d’un jaune de miel. Un autre genre d’instrument se trouvait à côté de la guitare, un fusil de chasse à éjection, de calibre douze, tout neuf, au canon bleu, et avec une scène de chasse représentant un vol de faisans gravée sur la crosse. Une lampe de poche, un couteau de pêcheur, une paire de gants de cuir et une veste de chasseur complètement garnie de cartouches contribuaient aussi à l’atmosphère de cette curieuse nature morte.
« Tu portes ça ? » demanda Perry en montrant la veste.
Dick frappa le pare-brise avec ses jointures. « Toc, toc. Pardon, monsieur. On était en train de chasser et on a perdu notre chemin. Si nous pouvions nous servir du téléphone…
— Si, señor. Yo comprendo.
— C’est gagné d’avance, dit Dick. J’te promets coco qu’on va leur foutre des cheveux plein les murs.
— Leur mettre… », dit Perry. Dévoreur de dictionnaires, fanatique de mots obscurs, il s’était déterminé à perfectionner la grammaire de son ami et à accroître son vocabulaire depuis qu’ils avaient partagé la même cellule au pénitencier du Kansas. Loin de se froisser de ces leçons, l’élève pour plaire à son professeur, avait un jour composé une série de poèmes, et, bien que les vers fussent très obscènes, Perry, qui les trouvait néanmoins très drôles, avait fait relier le manuscrit dans un atelier de prison et en avait fait graver le titre en lettres d’or, Histoires sales.
Dick était vêtu de bleus de travail ; des lettres cousues dans le dos faisaient de la réclame pour la CARROSSERIE BOB SANDS. Lui et Perry remontèrent la rue principale d’Olathe jusqu’à la maison Bob Sands, l’atelier de réparation de voitures où Dick était employé depuis sa sortie de prison à la mi-août. Mécanicien qualifié, il gagnait soixante dollars par semaine. Il ne méritait pas de salaire pour le travail qu’il avait l’intention de faire ce matin, mais Mr. Sands, qui lui confiait le garage les samedis, ne saurait jamais qu’il avait payé son employé pour réviser sa propre voiture. Avec l’aide de Perry, il se mit au travail. Ils changèrent l’huile, ajustèrent l’embrayage, rechargèrent la batterie, remplacèrent un roulement défectueux et installèrent des pneus neufs aux roues arrière – autant d’entreprises nécessaires, car entre aujourd’hui et demain, on attendait de la vieille Chevrolet qu’elle accomplisse des exploits épuisants.
« Parce que mon vieux était à la maison, dit Dick en réponse à la question de Perry qui voulait savoir pourquoi il était en retard au rendez-vous du Petit Bijou. J’voulais pas qu’il me voie sortir le fusil de la maison. Bon Dieu, il aurait su que j’lui causais pas la vérité.
— Ne lui disais pas… Mais qu’est-ce que tu as dit en fin de compte ?
— Comme on a dit. J’lui ai dit qu’on serait absents jusqu’à demain ; raconté qu’on allait rendre visite à ta sœur à Fort Scott. Parce qu’elle détenait de l’argent pour toi. Quinze cents dollars. » Perry avait une sœur et il en avait eu deux autrefois, mais celle qui vivait encore ne demeurait pas à Fort Scott, une ville du Kansas à quatre-vingt-cinq miles d’Olathe ; en fait, il n’était pas très certain de son adresse actuelle.
« Il était fâché ?
— Pourquoi serait-il fâché ?
— Parce qu’il me déteste », dit Perry dont la voix était à la fois légère et affectée, une voix qui, bien qu’elle fût douce, énonçait chaque mot avec exactitude, l’éjectait comme un rond de fumée sortant de la bouche d’un pasteur. « Comme ta mère, d’ailleurs. J’ai bien vu la façon ineffable dont ils m’ont regardé. »
Dick haussa les épaules. « Ça n’a rien à voir avec toi. Pas vraiment. Simplement qu’ils aiment pas me voir avec quelqu’un de l’autre côté du mur. » Marié deux fois, divorcé deux fois, âgé de vingt-huit ans et père de trois garçons, Dick avait été libéré sur parole à condition d’habiter chez ses parents ; la famille, qui comprenait un frère puîné, vivait sur une petite ferme près d’Olathe. « N’importe quel type avec l’insigne de la fraternité », ajouta-t-il, et il toucha un point bleu tatoué sous son œil gauche – un insigne, un mot de passe visible grâce auquel certains anciens prisonniers pouvaient le reconnaître.
« Je comprends, dit Perry. J’suis d’accord avec ça. Ce sont des gens sympathiques. Ta mère est vraiment une femme charmante. »
Dick opina ; c’était son avis, lui aussi.
À midi ils posèrent leurs outils, et Dick, poussant le moteur à fond et prêtant l’oreille au ronflement continu, s’assura qu’ils avaient fait un travail minutieux.
*
Nancy et sa protégée, Jolene Katz, étaient également satisfaites du travail de la matinée : en effet, cette dernière, une mince jeune fille de treize ans, était folle d’orgueil. Pendant un long moment elle ne quitta pas des yeux ! a gagnante du cordon bleu dont les cerises sorties toutes chaudes du four mijotaient sous leurs croisillons de pâte croustillante et, gagnée par l’émotion, Jolene embrassa Nancy et demanda : « Vraiment, c’est bien moi qui l’ai faite ? » Nancy l’embrassa à son tour en riant et l’assura que c’était bien elle – avec un peu d’aide.
Jolene insista pour qu’elles goûtent à la tarte tout de suite, pas question de la laisser refroidir. « Je t’en prie, prenons-en chacune un morceau. Et vous aussi », dit-elle à Mrs. Clutter qui venait d’entrer dans la cuisine. Mrs. Clutter sourit, essaya de sourire – elle avait mal à la tête – et la remercia mais elle n’avait pas assez d’appétit. Quant à Nancy, elle n’avait pas le temps ; Roxie Lee Smith et le solo de trompette de Roxie Lee l’attendaient, et ensuite ces courses pour sa mère dont l’une concernait une réception de cadeaux de mariage que des jeunes filles de Garden City organisaient pour Beverly, et une autre, le gala de Thanksgiving Day.
« Pars maintenant, chérie, je vais tenir compagnie à Jolene jusqu’à ce que sa maman vienne la prendre », dit Mrs. Clutter, puis, s’adressant à l’enfant avec une timidité insurmontable, elle ajouta : « Si Jolene veut bien me tenir compagnie. » Dans sa jeunesse, elle avait gagné un prix d’élocution ; il semblait que la maturité avait ramené sa voix à un ton unique, celui des excuses, et réduit sa personnalité à une série de gestes estompés par la crainte d’offenser, de déplaire d’une façon ou d’une autre. « J’espère que tu comprends, continua-t-elle après le départ de sa fille. J’espère que tu ne penseras pas que Nancy est mal élevée ?
— Grands dieux, non. Je l’adore. Tout le monde l’adore. Il n’y a simplement personne comme Nancy. Savez-vous ce que Mrs. Stringer a dit ? fit Jolene, citant son professeur d’économie domestique. Un jour elle a dit à la classe : “Nancy Clutter est toujours à la course, mais elle a toujours le temps. Et c’est là une définition de ce qu’est une dame.”
— Oui, répondit Mrs. Clutter. Tous mes enfants sont très débrouillards. Ils n’ont pas besoin de moi. »
Jolene n’avait jamais été seule avec l’« étrange » maman de Nancy auparavant, mais, en dépit des discussions dont elle avait eu vent, elle se sentait très à l’aise car, bien que Mrs. Clutter elle-même ne fût pas détendue, elle possédait une qualité reposante, comme c’est généralement le cas des personnes sans défense qui ne menacent en rien ; le visage de missionnaire en forme de cœur de Mrs. Clutter, son air de pureté candide et désemparée faisaient naître un sentiment de compassion protectrice, même chez un être très enfantin comme Jolene. Mais penser que c’était la mère de Nancy ! Une tante, peut-être ; une tante célibataire en visite, légèrement dérangée, mais gentille.
« Non, ils n’ont pas besoin de moi », répéta-t-elle, en se versant une tasse de café. Tous les autres membres de la famille observaient l’interdit jeté sur ce breuvage par son mari, mais elle en buvait deux tasses tous les matins et la plupart du temps elle ne mangeait rien d’autre de la journée. Elle pesait quarante-cinq kilos ; des bagues – une alliance et une bague sertie d’un diamant modeste au point d’en être un signe d’humilité – s’entrechoquaient à l’une de ses mains osseuses.
Jolene coupa un morceau de tarte. « Chouette ! dit-elle en l’engloutissant. J’vais en faire une comme ça sept jours par semaine.
— Eh bien, tu as tous ces petits frères, et les garçons ça mange beaucoup de tarte. Mr. Clutter et Kenyon, je sais qu’ils s’en fatiguent jamais. Mais la cuisinière, si – Nancy peut à peine les sentir. Ça sera la même chose pour toi. Non, non – pourquoi ai-je dit ça ? » Mrs. Clutter, qui portait des verres sans monture, les enleva et se frotta les yeux. « Pardonne-moi, chérie. Je suis certaine que tu ne sauras jamais ce que c’est que d’être fatiguée. Je suis sûre que tu seras toujours heureuse… »
Jolene était silencieuse. La note de panique dans la voix de Mrs. Clutter avait provoqué en elle un changement de sentiment ; Jolene était confuse et souhaitait que sa mère, qui avait promis de venir la chercher à 11 heures, arrivât.
Puis, plus calmement, Mrs. Clutter demanda : « Aimes-tu les objets miniatures ? Les toutes petites choses ? » et elle invita Jolene à passer dans la salle à manger pour examiner les rayons d’une étagère où étaient disposés des bibelots lilliputiens assortis : ciseaux, dés, corbeilles à fleurs en cristal, figurines, fourchettes et couteaux. « Il y en a que j’ai depuis mon enfance. Papa et maman – nous tous – on passait une partie de la plupart des années en Californie. Près de l’Océan. Et il y avait une boutique qui vendait des petites choses précieuses comme ça. Ces tasses. » Un service de tasses à thé de poupée, fixées à un plateau minuscule, tremblait dans la paume de sa main. « C’est papa qui me les a données ; j’ai eu une enfance merveilleuse. »
Fille unique d’un prospère producteur de blé du nom de Fox, sœur adorée de trois frères aînés, elle n’avait pas été gâtée mais protégée, amenée à croire que la vie était une succession d’événements agréables : les automnes du Kansas, les étés de Californie, une suite ininterrompue de cadeaux miniatures. À l’âge de dix-huit ans, enthousiasmée par une biographie de Florence Nightingale, elle s’inscrivit comme étudiante infirmière à l’hôpital Sainte-Rose de Great Bend, Kansas. Elle n’était pas faite pour ça, et deux ans plus tard, elle en convint : les réalités quotidiennes de l’hôpital – scènes, odeurs – la rendaient malade. Pourtant, même aujourd’hui, elle regrettait de ne pas avoir suivi le cours jusqu’à la fin et de ne pas avoir reçu son diplôme, « simplement pour prouver, comme elle avait dit à une amie, que j’ai réussi quelque chose un jour ». Au lieu de ça, elle avait rencontré et épousé Herb, un camarade d’Université de son frère aîné, Glenn ; en fait, comme les deux familles vivaient à moins de vingt miles l’une de l’autre, elle le connaissait de vue depuis longtemps, mais les Clutter, de simples fermiers, n’entretenaient pas de relations avec les Fox qui étaient riches et cultivés. Cependant, Herb était un bel homme, il était pieux, il avait une grande force de volonté, il la désirait, et elle était amoureuse.
« Mr. Clutter voyage énormément, dit-elle à Jolene. Il est toujours en route. Washington et Chicago, Oklahoma et Kansas City ; des fois il me semble qu’il n’est jamais à la maison. Mais partout où il va, il se rappelle à quel point je raffole des petits objets. » Elle déploya un petit éventail en papier. « Il m’a apporté ça de San Francisco.
Ça ne coûte qu’un sou. Mais est-ce que c’est pas joli ? »
Eveanna naquit au cours de la deuxième année du mariage, et trois ans plus tard, Beverly ; après chaque accouchement la jeune maman avait ressenti un inexplicable découragement ; des accès de chagrin qui la faisaient errer d’une pièce à l’autre en se tordant les mains de stupéfaction. Entre la naissance de Beverly et de Nancy, trois autres années passèrent, et ce furent les années des pique-niques du dimanche et des excursions d’été au Colorado, les années où elle tenait vraiment son ménage et où elle était le centre heureux de son foyer. Mais avec Nancy, et puis avec Kenyon, le motif de dépression postnatale se répéta, et à la suite de la naissance de son fils, l’état de détresse qui s’abattit sur elle ne disparut jamais tout à fait ; il s’attarda comme un nuage qui pourrait amener la pluie ou non. Elle avait de « bons jours », et ils s’accumulaient occasionnellement en semaines, en mois, mais même dans les meilleurs de ces bons jours, ces jours où elle était la Bonnie « d’autrefois », l’affectueuse et charmante Bonnie que ses amis chérissaient, elle ne pouvait rassembler la vitalité sociale que demandaient les activités pyramidales de son époux. C’était un « homme sociable », un « meneur-né » ; mais pas elle, et elle cessa de s’efforcer de le devenir. C’est ainsi que sur des sentiers bordés de délicates attentions et tout en demeurant totalement fidèles, ils commencèrent à suivre des voies à demi séparées ; lui, une route publique, une marche de conquêtes satisfaisantes, et elle, un chemin privé qui passait éventuellement par des couloirs d’hôpitaux. Mais elle n’avait pas abandonné tout espoir. La confiance en Dieu l’avait soutenue, et de temps à autre des sources temporelles ajoutaient un supplément à sa foi dans Sa miséricorde prochaine ; elle apprenait en lisant l’existence d’un remède miraculeux, elle entendait parler d’une nouvelle thérapeutique, ou, comme tout récemment, elle décidait de croire qu’un « nerf pincé » était la cause de tout le mal.
« Les petites choses t’appartiennent vraiment, dit-elle en refermant l’éventail. On n’a pas besoin de les abandonner derrière soi. On peut les transporter dans une boîte à chaussures.
— Les transporter où ?
— Comment ! Là où on va. Tu pourrais être absente pour longtemps. »
Quelques années plus tôt, Mrs. Clutter était allée à Wichita pour deux semaines de traitement, et elle y était demeurée deux mois. Sur l’avis d’un médecin qui avait cru que cette expérience l’aiderait à regagner « un sentiment d’adaptation et d’utilité », elle avait loué un appartement, puis trouvé un travail – archiviste au Y.W.C.A.(5). Son mari, qui était tout à fait d’accord, encouragea l’aventure, mais elle avait trop aimé ça, tellement que ça lui avait semblé peu chrétien, et le sentiment de culpabilité qu’elle acquit dès lors l’emporta en fin de compte sur la valeur thérapeutique de l’expérience.
« Tu pourrais ne jamais revenir chez toi. Et… c’est important de toujours avoir avec toi quelque chose qui t’appartienne. Qui soit vraiment à toi. »
La sonnette résonna. C’était la mère de Jolene.
Mrs. Clutter dit : « Au revoir, chérie », et elle mit dans la main de Jolene l’éventail de papier. « Ça ne coûte qu’un sou, mais c’est joli. »
Sur quoi Mrs. Clutter demeura seule dans la maison. Kenyon et Mr. Clutter étaient partis à Garden City ; Gerald Van Vleet était absent pour la journée ; et la femme de ménage, cette chère Mrs. Helm à qui elle pouvait confier n’importe quoi, ne venait pas travailler le samedi. Elle ferait aussi bien de se remettre au lit – le lit qu’elle quittait si rarement que cette pauvre Mrs. Helm devait se bagarrer pour avoir la possibilité d’en changer les draps deux fois par semaine.
Il y avait quatre chambres à coucher à l’étage, et la sienne était la dernière au bout d’un corridor spacieux qui était nu à l’exception d’un berceau acheté pour les visites de son petit-fils. Si on mettait des lits de camp dans le corridor et si on l’utilisait comme dortoir durant les fêtes de Thanksgiving, Mrs. Clutter estimait que la maison pourrait recevoir vingt invités ; les autres allaient devoir se loger à l’hôtel ou chez des voisins. Dans le clan des Clutter, la réunion de Thanksgiving était un événement annuel dont chacun se chargeait à son tour, et cette année, Herb était l’hôte désigné, de telle sorte qu’on ne pouvait faire autrement ; mais comme cela coïncidait avec les préparations pour le mariage de Beverly, Mrs. Clutter désespérait de survivre à l’un et l’autre projet. Tous deux impliquaient des décisions à prendre ; un processus qu’elle avait toujours détesté et qu’elle avait appris à redouter car, chaque fois que son mari était en voyage d’affaires, on s’attendait continuellement à ce qu’elle fournisse, en son absence, des jugements au pied levé concernant les travaux de la ferme, et c’était insupportable, une torture. Qu’arriverait-il si elle se trompait ? Et si Herb était mécontent ? Mieux valait verrouiller la porte de sa chambre et prétendre n’avoir rien entendu, ou dire, comme elle le faisait parfois : « Je ne peux pas. Je ne sais pas. Je vous en prie. »
La chambre qu’elle quittait si rarement était austère ; si le lit avait été fait, un visiteur aurait pu penser qu’elle n’était jamais occupée. Un lit en chêne, une commode en noyer, une table de chevet ; rien d’autre sauf des lampes, une fenêtre garnie de rideaux et une image du Christ marchant sur les flots. C’était comme si, en gardant cette chambre impersonnelle, en n’emportant pas ses affaires personnelles mais en les laissant mélangées à celles de son mari, elle atténuait l’offense de ne pas partager sa chambre. Le seul tiroir de la commode à être utilisé contenait un pot d’onguent Vicks Vaporub, des Kleenex, un coussin électrique, plusieurs chemises de nuit blanches et des chaussettes de coton blanches. Elle portait toujours une paire de ces chaussettes au lit, car elle avait toujours froid. Et, pour la même raison, elle gardait habituellement ses fenêtres fermées. L’avant-dernier été, par un dimanche d’août étouffant, alors qu’elle s’était retirée ici, un incident pénible avait eu lieu. Il y avait des invités ce jour-là, un groupe d’amis qui étaient venus à la ferme pour cueillir des mûres et, parmi eux, se trouvait Wilma Kidwell, la mère de Susan. Comme la plupart des gens qui étaient souvent reçus par les Clutter, Mrs. Kidwell acceptait l’absence de l’hôtesse sans commentaires et supposait, comme c’en était la coutume, qu’elle était soit « indisposée », soit « à Wichita ». De toute façon, quand vint l’heure de se rendre au verger, Mrs. Kidwell se récusa ; élevée à la ville, facilement épuisée, elle préférait demeurer à la maison. Plus tard, comme elle attendait le retour des cueilleurs de mûres, elle entendit des larmes déchirantes, à briser le cœur. « Bonnie ? » lança-t-elle, et elle monta l’escalier quatre à quatre et courut jusqu’à la chambre de Bonnie au bout du couloir. Quand elle l’ouvrit, la chaleur amassée à l’intérieur lui fit l’effet soudain d’une main terrifiante posée sur sa bouche ; elle se précipita vers une fenêtre pour l’ouvrir. « Non ! cria Bonnie. Je n’ai pas chaud. J’ai froid. Je gèle. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! » Elle battit des bras. « Je vous en prie, mon Dieu, ne laissez personne me voir comme ça. » Mrs. Kidwell s’assit sur le lit ; elle voulait prendre Bonnie dans ses bras, et finalement Bonnie se laissa faire. « Wilma, dit-elle, je vous écoutais, Wilma. Vous tous. En train de rire, de vous amuser. Je passe à côté de tout. Les meilleures années, les enfants, tout. Encore un peu de temps, et même Kenyon aura grandi, sera devenu un homme. Et quelle image va-t-il garder de moi ? Une espèce de fantôme, Wilma. » Maintenant, en ce dernier jour de sa vie, Mrs. Clutter accrocha dans le placard la robe d’intérieur en calicot qu’elle avait portée jusque-là, et elle revêtit une de ses chemises de nuit traînantes et une paire de chaussettes blanches toutes propres. Puis, avant de se mettre au lit, elle changea ses lunettes ordinaires pour des verres de lecture. Bien qu’elle fût abonnée à de nombreux périodiques (Ladies’ Home Journal, McCall’s, Reader’s Digest et Ensemble : Magazine bimensuel des familles méthodistes), aucun de ceux-ci ne se trouvait sur sa table de chevet, seulement une bible. Un signet était placé entre les pages, un bout rigide de soie moirée sur lequel un avertissement avait été brodé : « Prends garde, veille et prie : car tu ne sais ni le jour ni l’heure. »
*
Les deux jeunes hommes avaient peu de choses en commun, mais ils ne s’en rendaient pas compte car ils partageaient plusieurs traits de caractère superficiels. Tous deux, par exemple, étaient excessivement soigneux de leur personne, très soucieux de questions d’hygiène et de l’état de leurs ongles. Après leur matinée sous le pont de graissage, ils passèrent presque une heure à se faire une beauté dans le cabinet de toilette du garage. Simplement vêtu d’un short, Dick n’était plus tout à fait le même que lorsqu’il était habillé. Dans ce dernier état, il semblait être un jeune homme chétif, d’un blond terne, de taille moyenne, décharné et peut-être fragile des poumons ; une fois nu, Dick apparaissait tout différent ; il se révélait plutôt comme un athlète bâti à l’échelle d’un mi-moyen. Le tatouage d’une tête de chat, bleue et grimaçante, couvrait sa main droite ; sur une épaule s’épanouissait une rose bleue. D’autres marques, qu’il avait dessinées et exécutées lui-même, ornaient ses bras et son torse : une tête de dragon avec un crâne humain entre ses mâchoires ouvertes ; des femmes nues à forte poitrine, un diable brandissant une fourche ; le mot paix accompagné d’une croix dont émanaient, sous la forme de traits grossiers, des rayons de lumière divine ; et deux compositions sentimentales : l’une, un bouquet de fleurs dédié à maman-papa, l’autre, un cœur qui célébrait le roman d’amour de DICK et CAROL, la jeune fille qu’il avait épousée à l’âge de dix-neuf ans et dont il avait divorcé six ans plus tard afin d’« agir en homme d’honneur » avec une autre jeune femme, la mère de son dernier-né. (« J’ai trois fils dont je m’occuperai décidément, avait-il écrit en faisant sa demande de remise en liberté sur parole. Ma femme est remariée. J’ai été marié deux fois, seulement je veux rien avoir à faire avec ma deuxième femme. »)
Mais ni le physique de Dick ni les tatouages qui le décoraient ne produisaient une impression aussi remarquable que son visage qui semblait composé de parties dépareillées. On aurait dit que sa tête avait été coupée en deux comme une pomme, puis recollée avec un léger décalage. C’était un peu ce qui était arrivé ; les traits imparfaitement alignés étaient la conséquence d’une collision de voiture en 1950, accident qui imprima une dissymétrie à son étroit visage à la mâchoire allongée, laissant le côté gauche un peu plus bas que le côté droit, et il en résulta que les lèvres étaient légèrement de biais, le nez de travers, et les yeux, non seulement situés à des niveaux différents mais de taille inégale, l’œil gauche étant vraiment serpentin, avec un regard louche et venimeux, maladivement bleu, qui, même s’il avait été acquis involontairement, semblait néanmoins annoncer une lie amère au fond de sa nature. Mais Perry lui avait dit : « L’œil n’a pas d’importance. Parce que tu as un merveilleux sourire. Un de ces sourires réellement efficaces. » Il était vrai que l’action raidissante d’un sourire redonnait à son visage, en le crispant, ses proportions exactes et permettait de discerner une personnalité moins effrayante : le type américain du « brave garçon » aux cheveux en brosse, trop longs, assez équilibré mais pas trop brillant. (En fait, il était très intelligent. Un test d’intelligence passé en prison lui donnait le chiffre 130 ; le sujet moyen, en prison ou ailleurs, se situe entre 90 et 110.)
Perry aussi avait été estropié, et ses blessures reçues dans un accident de motocyclette étaient plus graves que celles de Dick ; il avait passé six mois dans un hôpital de l’État de Washington et six autres mois sur des béquilles, et bien que l’accident ait eu lieu en 1952, ses jambes de nain, tronçonnées, cassées en cinq endroits et pitoyablement couvertes de cicatrices le faisaient encore tellement souffrir qu’il avait pris l’habitude de se bourrer de cachets d’aspirine. Il avait moins de tatouages que son compagnon, mais les siens étaient plus raffinés – ce n’était pas l’œuvre que s’était infligée un amateur, mais les chefs-d’œuvre d’un art conçu par des maîtres d’Honolulu et de Yokohama, cookie, le nom de l’infirmière qui avait été gentille avec lui lors de son hospitalisation, était tatoué sur son biceps droit. Un tigre au pelage bleu, aux yeux orange et pourvu de dents rouges, feulait d’un air menaçant sur son biceps gauche ; un serpent qui crachait, enroulé autour d’une dague, descendait le long de son bras ; et ailleurs, des crânes luisaient, une pierre tombale se dessinait, un chrysanthème fleurissait.
« Ça va, beauté. Mets le peigne de côté », fit Dick, qui était habillé à présent et prêt à partir. Ayant quitté ses vêtements de travail, il portait un pantalon gris et une chemise assortie, et, comme Perry, des bottes noires à hauteur de cheville. Perry, qui ne pouvait jamais trouver de pantalons convenant à sa moitié inférieure tronquée, portait des blue-jeans roulés et un blouson de cuir. Nettoyés, peignés, soignés comme deux gommeux se rendant à un double rendez-vous, ils se dirigèrent vers la voiture.
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La distance entre Olathe, dans la banlieue de Kansas City, et Holcomb, que l’on pourrait dire dans la banlieue de Garden City, est approximativement quatre cents miles.
Garden City, ville de onze mille habitants, commença à assembler ses fondateurs peu de temps après la guerre de Sécession. Un chasseur de buffles ambulant, Mr. C.J. (Buffalo) Jones, eut beaucoup à voir avec l’expansion ultérieure de la ville qui, d’un amas de huttes et de pieux pour attacher les chevaux, devint un opulent centre d’élevage avec des cabarets où l’on faisait la bringue, un opéra et l’hôtel le plus somptueux que l’on puisse trouver entre Kansas City et Denver ; bref, un spécimen de fantaisie de la frontière qui rivalisait avec une petite ville plus célèbre, cinquante miles à l’est, Dodge City. Tout comme Buffalo Jones qui perdit son argent et puis la raison (il passa les dernières années de sa vie à haranguer des groupes de gens dans la rue contre l’extermination gratuite des bêtes qu’il avait lui-même massacrées avec un tel profit), les charmes du passé sont aujourd’hui ensevelis. Il reste quelques souvenirs ; une rangée modérément pittoresque d’établissements commerciaux connue sous le nom de rue des Buffles ; l’Hôtel Windsor, qui fut autrefois splendide, avec son cabaret encore splendide, haut de plafond, et son atmosphère de crachoirs et de palmiers en pots, demeure parmi les boutiques et les supermarchés un point d’attraction de Main Street, un point relativement peu achalandé car les immenses chambres sombres et les couloirs sonores du Windsor, tout évocateurs qu’ils soient, ne peuvent soutenir la concurrence des agréments climatisés offerts au coquet petit hôtel Warren, ou des appareils de télévision individuels et de la « Piscine chauffée » du Wheat Lands Motel.
Quiconque a traversé les États-Unis d’un océan à l’autre, que ce soit en train ou en voiture, est probablement passé par Garden City, mais il est raisonnable de supposer que peu de voyageurs se souviennent de l’événement. L’endroit ne semble être qu’une autre ville de bonne taille au milieu – presque au milieu exact – du continent. Les habitants ne toléreraient pas pour autant une opinion semblable, peut-être avec raison. Bien qu’ils puissent exagérer dans un sens (« Vous trouverez pas dans le monde entier des gens plus accueillants, un air plus frais ou une eau meilleure à boire », et : « J’pourrais gagner trois fois plus à Denver, mais j’ai cinq gosses et j’estime qu’il n’y a pas de meilleur endroit qu’ici pour élever des enfants. Des écoles épatantes avec toutes sortes de sports. On a même une petite université », et : « Je suis venu ici pour exercer le droit. Une chose temporaire, je n’avais jamais eu l’intention de rester. Mais quand l’occasion s’est présentée de partir, je me suis demandé : pourquoi m’en aller ? Bon Dieu, pourquoi ? Peut-être que c’est pas New York, mais qui veut de New York ? Des bons voisins, des gens qui s’aiment bien, y’a que ça qui compte. Et tout ce dont un honnête homme a besoin à côté de ça, on l’a aussi. De belles églises. Un golf », le nouveau venu à Garden City, une fois habitué au silence nocturne après 8 heures dans Main Street, découvre beaucoup de choses à l’appui des vantardises défensives des citoyens : une bibliothèque publique bien dirigée, un quotidien compétent, ici et là des squares ombragés et garnis de pelouses vertes, des rues résidentielles tranquilles où les animaux et les enfants peuvent courir en toute sécurité, un grand jardin public plein de coins et de recoins avec un petit zoo (« Voyez les Ours Polaires ! », « Voyez Penny l’Éléphant ! »), et une piscine qui occupe plusieurs arpents (« La Plus Grande Piscine gratuite du Monde ! »). De tels accessoires, et la poussière et les vents et les incessants sifflements des trains, font un « port d’attache » dont se souviennent probablement avec nostalgie ceux qui l’ont quitté et qui fournit à ceux qui sont restés une sensation d’enracinement et de contentement.
Les citoyens de Garden City nieraient tous sans exception que la population de la ville puisse être classée en couches sociales (« Non, monsieur. Rien de tel ici. Tous égaux quelles que soient la richesse, la couleur ou la religion. Tout ce qui devrait exister dans une démocratie : c’est nous »), mais, bien sûr, les distinctions de classes sont aussi nettement observées et aussi nettement observables que dans toute autre ruche humaine. Cent miles à l’ouest et l’on serait sorti de la « Ceinture biblique », cette bande de territoire américain hantée par l’Évangile et où un homme doit, ne serait-ce que pour des raisons d’affaires, prendre sa religion avec le plus grand sérieux ; mais dans le comté de Finney on est toujours à l’intérieur des frontières de la Ceinture biblique, et par conséquent l’appartenance d’une personne à une Église est le facteur le plus important qui influence son rang social. Une combinaison de baptistes, de méthodistes et de catholiques comprendrait quatre-vingts pour cent des fidèles du comté, et pourtant, parmi l’élite – hommes d’affaires, banquiers, avocats, médecins et fermiers en vue qui tiennent le haut du pavé – les presbytériens et les épiscopaliens sont en majorité. Un méthodiste y est occasionnellement accueilli, et de temps à autre un démocrate s’y infiltre, mais dans l’ensemble la Haute Société est composée de républicains de droite appartenant aux confessions presbytérienne et épiscopalienne.
En tant qu’homme instruit ayant réussi dans sa profession, en tant que républicain éminent et membre important d’une Église – bien que ce fût l’Église méthodiste – Mr. Clutter était habilité à faire partie du patriciat local, mais, de même qu’il ne s’était jamais inscrit au Country Club de Garden City, il n’avait jamais cherché à s’associer à la coterie régnante. Tout au contraire car leurs plaisirs n’étaient pas les siens ; il n’avait que faire des parties de cartes ou de golf, des cocktails ou des buffets servis à 10 heures ; ou, à vrai dire, de tout passe-temps qui, dans son opinion, « n’accomplissait rien ». C’est pourquoi en ce samedi ensoleillé, au lieu de faire une partie de golf à quatre, Mr. Clutter remplissait les fonctions de président d’une réunion du club des 4-H du comté de Finney. (La devise du club affirme : « Nous apprenons à faire en faisant. » C’est une organisation nationale, avec des filiales outre-mer, dont le but est d’aider les habitants des régions rurales – et particulièrement les enfants – à développer des talents pratiques et un caractère moral. Nancy et Kenyon étaient des membres consciencieux depuis l’âge de six ans.) Vers la fin de la réunion, Mr. Clutter dit : « Maintenant j’ai quelque chose à dire à propos d’un de nos membres adultes. » Ses yeux se portèrent sur une Japonaise potelée entourée de quatre petits Japonais potelés. « Vous connaissez tous Mrs. Hideo Ashida. Vous savez que les Ashida sont venus du Colorado pour s’installer ici ; qu’ils ont commencé à exploiter une ferme il y a deux ans à Holcomb. Une belle famille, le genre de personnes que Holcomb a de la veine d’avoir. C’est ce que tout le monde vous dira. Tous ceux qui ont été malades et qui ont vu Mrs. Ashida marcher je ne sais combien de miles pour leur apporter les merveilleuses soupes qu’elle fait. Ou les fleurs qu’elle fait pousser là où on ne s’attendrait pas à voir pousser une fleur. Et vous vous rappelez à quel point elle a contribué au succès des envois du Club des 4-H à la foire du comté l’an dernier. Alors je suggère que nous honorions Mrs. Ashida en lui donnant un prix à notre Banquet des Belles Réussites mardi prochain. »
Ses enfants la tiraillèrent, lui donnèrent des coups de poing dans les côtes ; l’aîné des garçons cria : « Eh ! Maman, c’est toi ! » Mais Mrs. Ashida était timide ; elle se frotta les yeux de ses mains grassouillettes de bébé et elle sourit. C’était la femme d’un métayer ; la ferme, particulièrement balayée par le vent et isolée, se trouvait à mi-distance entre Garden City et Holcomb. Après les réunions du club des 4-H, Mr. Clutter ramenait habituellement les Ashida chez eux, et c’est ce qu’il fit ce jour-là.
« Mince alors, quelle surprise, dit Mrs. Ashida comme la camionnette de Mr. Clutter filait sur la route 50. On dirait que j’suis toujours en train de vous remercier, Herb. Mais merci tout de même. » Elle l’avait rencontré le deuxième jour après son arrivée dans le comté de Finney ; c’était la veille de Halloween(6) et il était venu leur rendre visite avec Kenyon, apportant tout un chargement de citrouilles et de courges. Tout au long de ce premier hiver difficile étaient arrivés des dons de légumes que les Ashida n’avaient pas encore plantés : paniers d’asperges, laitues. Et Nancy amenait souvent Babe pour promener les enfants. « Vous savez, sous pratiquement tous les rapports, c’est le meilleur endroit où on a jamais vécu. C’est aussi ce que dit Hideo. Pour sûr qu’on part pas de gaieté de cœur. Recommencer à zéro encore une fois.
— Partir ? protesta Mr. Clutter, et il ralentit.
— Eh bien, Herb. La ferme ici, les gens pour qui on travaille… Hideo pense qu’on pourrait faire mieux. Peut-être dans le Nebraska. Mais y a rien de décidé. C’est encore que des projets. » Sa voix joviale, toujours prête à rire, donnait à la triste nouvelle un accent de gaieté, mais, voyant que Mr. Clutter s’était rembruni, elle changea de sujet. « Herb, donnez-moi une opinion d’homme, dit-elle. Moi et les gosses on a fait des économies et on veut donner à Hideo quelque chose de magnifique pour Noël. Ce qu’il lui faut, c’est des dents. Alors écoutez, si votre femme vous donnait trois dents en or, ça vous semblerait un genre de cadeau approprié ? Je veux dire, demander à un homme de passer Noël chez le dentiste ?
— Ça bat quatre as. Surtout essayez pas de partir d’ici. On va vous lier les pieds et les mains, dit Mr. Clutter. Oui, bien sûr, y a pas à hésiter, des dents en or. Si c’était moi, ça m’amuserait follement. »
Sa réaction enchanta Mrs. Ashida, car elle savait qu’il n’approuverait pas son projet à moins de le penser vraiment ; c’était un gentleman. Elle ne l’avait jamais vu « jouer au propriétaire », abuser de quelqu’un ni manquer à sa parole. Elle se risqua à lui arracher une promesse maintenant. « Écoutez, Herb. Au banquet… pas de discours, d’accord ? Pas moi. Vous, vous êtes différent. La façon que vous avez de vous lever et de parler à des centaines de personnes, des milliers. Tellement à l’aise, et avec ça, vous arrivez à convaincre n’importe qui de n’importe quoi. Y a vraiment rien qui vous fasse peur », dit-elle, commentant une qualité de Mr. Clutter qui était généralement reconnue : une intrépide confiance en soi qui le distinguait, et, tout en créant un certain respect, diminuait un peu l’affection des autres aussi. « J’peux pas vous imaginer effrayé par quelque chose. N’importe quoi pourrait arriver, vous vous en sortiriez rien qu’en parlant. »
*
Au milieu de l’après-midi, la Chevrolet noire avait atteint Emporia, Kansas, ville importante, presque un grand centre, et un endroit sûr, c’est ce qu’avaient décidé les occupants de la voiture, pour faire quelques courses. Ils se garèrent dans une rue latérale, puis ils se baladèrent en attendant qu’une boutique suffisamment achalandée se présente.
Le premier achat fut une paire de gants de caoutchouc ; c’était pour Perry qui, à l’encontre de Dick, avait oublié d’apporter de vieux gants.
Ils s’approchèrent d’un comptoir où étaient étalés des bas de femme. Après un moment d’argumentation indécise, Perry dit : « Moi je suis pour. »
Dick était contre. « Et mon œil ? Ces bas-là sont tous trop pâles pour cacher ça. »
« Mademoiselle, dit Perry, attirant l’attention d’une vendeuse. Avez-vous des bas noirs ? » Sur sa réponse négative, il suggéra d’essayer dans un autre magasin. « Le noir c’est sans aucun risque. »
Mais la décision de Dick était prise : peu importe la couleur des bas, ce n’était pas nécessaire, un embarras, une dépense inutile (« J’ai déjà investi assez d’argent dans cette opération »), et, après tout, toute personne qu’ils rencontreraient ne survivrait pas pour venir témoigner : « Pas de témoins », rappela-t-il à Perry pour ce qui sembla à ce dernier la millionième fois. Ça lui restait sur le cœur la façon que Dick avait de déclamer ces trois mots, comme s’ils étaient la solution de tous les problèmes ; il était stupide de refuser d’admettre qu’il pourrait y avoir un témoin qu’ils n’auraient pas vu. « L’imprévisible peut se produire, il arrive que les choses changent », dit-il. Mais Dick, souriant avec vanité, puérilement, n’était pas d’accord : « T’fais pas de mauvais sang. Y peut rien se passer. » Non. Parce que le plan était le sien et parfaitement combiné, du premier bruit de pas au silence final.
Ensuite ils s’occupèrent de la corde. Perry étudia l’assortiment, le vérifia. Comme il avait été dans la marine marchande autrefois, il connaissait la corde et il était adroit en matière de nœuds. Il choisit une corde blanche en nylon, aussi forte qu’un fil de fer et pas tellement plus grosse. Ils discutèrent du nombre de mètres dont ils avaient besoin. La question irritait Dick car elle faisait partie d’une difficulté plus grande, et il ne pouvait pas être certain de la réponse en dépit de la prétendue perfection de l’ensemble de son plan. En fin de compte il dit : « Nom de Dieu, comment veux-tu que je le sache ?
— Tu ferais sacrément mieux de le savoir. »
Dick fit un effort. « Y a lui. Elle. Le môme et la fille. Et peut-être les deux autres. Mais c’est samedi. Ils peuvent avoir des invités. Mettons que ça fait huit, ou même douze. Y a qu’une chose certaine, il faut qu’ils y passent tous.
— Il me semble que ça en fait beaucoup. Pour être certain.
— C’est-y pas ce que je t’ai promis, coco : leur foutre… leur mettre tout plein de cheveux sur les murs ? »
Perry haussa les épaules : « Alors, vaut peut-être mieux acheter tout le rouleau. »
Il y en avait cent mètres, assez pour douze en effet.
*
Kenyon avait construit le coffre lui-même : un coffre de mariée en acajou, fini en cèdre à l’intérieur, qu’il avait l’intention de donner à Beverly comme cadeau de mariage. Y travaillant à présent, dans ce qu’on appelait la tanière, au sous-sol, il appliqua une dernière couche de vernis. Le mobilier de la tanière, une pièce au sol cimenté qui faisait la longueur de la maison, consistait presque entièrement en spécimens de sa menuiserie (rayons, tables, tabourets, une table de ping-pong) et en travaux d’aiguille de Nancy (des housses de Perse qui rajeunissaient un canapé décrépit, des rideaux, des coussins portant des inscriptions : HEUREUX ? et : PAS NÉCESSAIRE D’ÊTRE CINGLÉ POUR VIVRE ICI, MAIS ÇA AIDE). Ensemble, Kenyon et Nancy avaient fait une tentative de barbouillage pour enlever à la pièce du sous-sol son ineffaçable sévérité, et ils n’avaient pas conscience d’avoir échoué ni l’un ni l’autre. En fait, ils croyaient tous deux que leur tanière était un triomphe et une bénédiction ; Nancy parce que c’était un endroit où elle pouvait recevoir la « bande » sans déranger sa mère, et Kenyon parce qu’il pouvait y être seul, libre de donner des coups de marteau, scier et bricoler ses « inventions » dont la plus récente était une poêle à frire électrique. À côté de la tanière se trouvait le calorifère, dans une salle qui contenait également une table encombrée d’outils où s’empilaient quelques-uns de ses travaux en cours : un amplificateur, un ancien tourne-disque à manivelle qu’il remettait en état.
Kenyon ne ressemblait physiquement ni à l’un ni à l’autre de ses parents ; ses cheveux en brosse étaient couleur de chanvre, il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq et il était dégingandé quoique assez costaud pour avoir un jour sauvé la vie de deux moutons adultes en les portant sur une distance de deux miles dans une tempête de neige, robuste, fort, mais affligé du manque de coordination musculaire commun aux garçons grands et secs. Ce défaut, aggravé par une incapacité de faire quoi que ce soit sans ses lunettes, l’empêchait de s’adonner complètement à ces sports d’équipe (basket-ball, baseball) qui étaient l’occupation principale de la plupart des garçons qui auraient pu être ses amis. Il n’avait qu’un seul ami intime : Bob Jones, le fils de Taylor Jones dont le ranch se trouvait un mile à l’ouest de la maison des Clutter. Dans le Kansas, à la campagne, les garçons commencent à conduire une voiture très jeunes ; Kenyon avait onze ans lorsque son père lui permit d’acheter, avec l’argent qu’il avait gagné en élevant des moutons, un vieux camion avec un moteur de type A, le « Coyote Wagon » comme lui et Bob l’appelaient. Non loin de River Valley Farm se trouve une mystérieuse étendue connue sous le nom de Sand Hills ; c’est comme une plage sans océan, et, la nuit, les coyotes se glissent furtivement au milieu des dunes et s’assemblent en hordes pour hurler. Les soirs de clair de lune, les garçons s’abattaient sur eux, les faisaient détaler à la course et essayaient de les dépasser en camion ; ils réussissaient rarement car le coyote le plus décharné peut atteindre cinquante miles à l’heure tandis que la vitesse limite du camion était de trente-cinq, mais c’était une sorte de plaisir magnifique et sauvage, le camion dérapait sur le sable, les coyotes en fuite se détachaient sur la lune, et, comme disait Bob, ça vous faisait battre le cœur à toute vitesse.
Également enivrantes et plus profitables étaient les battues de lapins que faisaient les deux garçons : Kenyon était un bon fusil et son ami encore meilleur, et à eux deux ils apportaient parfois une cinquantaine de ces bêtes à « l’usine à lapins », une entreprise de transformation de Garden City qui payait dix cents par tête les animaux qui étaient ensuite surgelés et expédiés à des éleveurs de visons. Mais ce qui comptait le plus pour Kenyon – et pour Bob aussi – c’était leurs excursions de chasse en fin de semaine, le long de la rivière, au cours desquelles ils passaient une nuit dehors : allant au hasard, s’enveloppant dans des couvertures, tendant l’oreille au lever du soleil pour saisir un bruit d’ailes, se dirigeant vers le bruit sur la pointe des pieds, et ensuite, plus agréable que tout le reste, le retour triomphant à la maison avec une douzaine de canards se balançant à leurs ceintures. Mais ces derniers temps les choses avaient changé entre Kenyon et son ami. Ils ne s’étaient pas querellés, pas de brouille évidente, il ne s’était rien passé sauf que Bob, qui avait seize ans, s’était mis à « sortir avec une fille », ce qui signifiait que Kenyon, son cadet d’un an et encore célibataire adolescent endurci, ne pouvait plus compter sur sa camaraderie. Bob lui dit : « Quand t’auras mon âge tu changeras d’idée. J’pensais comme toi avant : les femmes, à quoi bon ? Mais on se laisse aller à parler à une femme, et c’est rudement agréable. Tu verras. » Kenyon en doutait ; il ne pouvait concevoir qu’il désirerait jamais gaspiller une heure avec une fille s’il pouvait la passer avec des fusils, des chevaux, des outils, des machines, même un livre. Si Bob n’était pas disponible, alors il aimait mieux être seul, car, de tempérament, il n’était pas du tout le fils de Mr. Clutter mais plutôt l’enfant de Bonnie, un garçon sensible et peu communicatif. Ses camarades le trouvaient « distant », et pourtant ils lui pardonnaient en disant : « Oh ! Kenyon. Il vit dans son monde à lui. »
Laissant sécher le vernis, il s’occupa d’autre chose – un travail qui l’amena dehors. Il voulait nettoyer le jardin de fleurs de sa mère, une précieuse parcelle de terre couverte de feuillage en désordre qui poussait sous la fenêtre de la chambre de sa mère. Quand il y arriva, il trouva un des ouvriers de la ferme en train de remuer la terre avec une bêche : Paul Helm, le mari de la femme de ménage.
« T’as vu cette voiture ? » demanda Mr. Helm.
Oui, Kenyon avait vu une voiture dans l’allée, une Buick grise garée à la porte du bureau de son père.
« Je pensais que tu saurais qui c’est !
— Non, à moins que ce soit Mr. Johnson. Papa a dit qu’il l’attendait. »
Mr. Helm (feu Mr. Helm ; il mourut d’une attaque au mois de mars suivant) était un homme sombre, approchant de la soixantaine, dont l’air renfermé dissimulait une nature attentive et une vive curiosité ; il aimait savoir ce qui se passait. « Quel Johnson ?
— Le type des assurances. »
Mr. Helm grommela : « Ton père doit être en train d’en prendre un tas. Il me semble bien que ça fait trois heures que cette voiture est ici. »
Le froid du crépuscule imminent frémissait dans l’air, et bien que le ciel fût encore d’un bleu profond, des ombres de plus en plus longues émanaient des grandes tiges de chrysanthèmes du jardin ; le chat de Nancy s’y ébattait, se prenant les pattes dans la ficelle dont Kenyon et le vieillard se servaient maintenant pour attacher les plantes. Soudainement, Nancy elle-même arriva à travers champs, montant le gros Babe au petit trot ; Babe revenait de sa partie de plaisir du samedi, un bain dans la rivière. Teddy, le chien, les accompagnait, et ils étaient tous trois éclaboussés d’eau et luisants.
« Vous allez prendre froid », dit Mr. Helm.
Nancy rit ; elle n’avait jamais été malade, pas une seule fois. Se laissant glisser de Babe, elle s’étala sur l’herbe au bord du jardin et elle attrapa son chat, le balançant au-dessus d’elle, et elle lui embrassa le museau et les moustaches.
Kenyon était dégoûté. « Embrasser les animaux sur la bouche.
— T’avais l’habitude d’embrasser Skeeter, lui rappela-t-elle.
— Skeeter, c’est pas pareil, c’était un cheval. » Un merveilleux cheval, un étalon pommelé qu’il avait eu poulain. Comme ce Skeeter pouvait franchir une clôture ! « Tu fatigues trop ce cheval, l’avait averti son père. Un bon jour tu vas crever Skeeter. » Et c’était arrivé ; alors que Skeeter filait comme l’éclair sur une route, son maître sur le dos, le cœur lui manqua, il trébucha et il mourut. Aujourd’hui, un an plus tard, Kenyon le pleurait encore, bien que son père, le prenant en pitié, lui ait promis le plus beau des poulains du printemps suivant.
« Kenyon ? dit Nancy. Tu crois que Tracy pourra parler ? pour Thanksgiving ? » Tracy, qui n’avait pas encore un an, était son neveu, le fils d’Eveanna, la sœur dont elle se sentait particulièrement proche. (Beverly était la sœur préférée de Kenyon.) « Ça me secouerait drôlement de l’entendre dire “tante Nancy”, ou “oncle Kenyon”. T’aimerais pas l’entendre dire ça ? J’veux dire, est-ce que ça te fait pas plaisir d’être oncle ? Kenyon ? Grands dieux, pourquoi ne me réponds-tu jamais ?
— Parce que t’es idiote », dit-il, lui lançant la tête d’une fleur, un dahlia fané, qu’elle s’enfonça dans les cheveux.
Mr. Helm ramassa sa bêche. Des corbeaux croassèrent, le coucher de soleil était tout près, mais sa demeure ne l’était pas ; l’allée d’ormes chinois s’était changée en un tunnel d’un vert qui s’assombrissait, et il habitait à l’autre extrémité du tunnel, à un demi-mile de là. « Bonsoir », dit-il, et il se mit en route. Mais il se retourna une fois. « Et, témoigna-t-il le lendemain, c’est la dernière fois que je les ai vus. Nancy reconduisait le vieux Babe à l’écurie. Comme j’ai dit, rien d’extraordinaire. »
*
La Chevrolet noire était garée à nouveau, devant un hôpital catholique de la banlieue d’Emporia cette fois. À force d’être harcelé (« C’est ça ton problème. Tu penses qu’il n’y a qu’une seule bonne façon, la tienne »), Dick s’était rendu. Tandis que Perry attendait dans la voiture, il était entré à l’hôpital pour essayer d’acheter à une nonne une paire de bas noirs. Cette façon assez peu orthodoxe de les obtenir était l’idée de Perry ; les bonnes sœurs, soutenait-il, ne pouvaient manquer d’en avoir un approvisionnement. Bien sûr, l’idée présentait un inconvénient : les nonnes, et tout ce qui s’y rattachait, attiraient la poisse, et Perry respectait au plus haut point ses superstitions. (Certains autres étaient le chiffre 15, les cheveux roux, les fleurs blanches, un prêtre traversant la route, des serpents apparaissant dans les rêves.) Pourtant, il n’y pouvait rien. La victime de la superstition croit aussi très souvent au destin le plus fermement du monde ; c’était le cas de Perry. Il était ici, il participait à cette démarche, non pas qu’il le désirât mais parce que le destin en avait décidé ainsi ; il pouvait en faire la preuve, bien qu’il n’eût aucune intention de le faire, du moins à portée de l’oreille de Dick, car la preuve impliquait l’aveu de la véritable raison secrète de son retour dans le Kansas, une violation de sa parole, à laquelle il s’était décidé pour un motif qui n’avait rien à voir avec le « coup » de Dick ou avec sa lettre de convocation. La raison était que plusieurs semaines auparavant il avait appris que le jeudi 12 novembre un autre de ses anciens compagnons de cellule serait relâché du pénitencier du Kansas à Lansing, et il désirait « plus que tout au monde » retrouver cet homme, son « seul véritable ami », le « brillant » Willie-Jay.
Au cours de la première de ses trois années de prison, Perry avait observé Willie-Jay à distance, avec intérêt mais avec appréhension ; si l’on désirait passer pour un dur, il était préférable d’éviter toute intimité avec Willie-Jay. C’était le secrétaire de l’aumônier, un Irlandais élancé avec des cheveux prématurément gris et de mélancoliques yeux gris. Sa voix de ténor était la gloire du chœur de la prison. Perry lui-même, bien qu’il méprisât toute manifestation de piété, se sentit « troublé » quand il entendit Willie-Jay chanter le Pater ; les paroles graves de l’hymne chantées avec une telle ferveur le touchèrent, le firent douter un peu du bien-fondé de son mépris. Un bon jour, poussé par une curiosité religieuse légèrement éveillée, il entra en contact avec Willie-Jay, et le secrétaire de l’aumônier, sympathisant immédiatement, crut reconnaître dans le culturiste aux jambes mutilées, dont le regard était trouble et la voix affectée et voilée, « un poète, quelque chose de rare et de récupérable ». Le désir de « ramener ce garçon à Dieu » le submergea. Ses espoirs de réussite se précipitèrent lorsque Perry lui montra un jour un pastel qu’il avait fait : un grand portrait du Christ, nullement naïf sur le plan technique. L’aumônier protestant de Lansing, le Révérend James Post, l’apprécia tellement qu’il l’accrocha dans son bureau où il se trouve encore : un beau Sauveur élégant, avec les lèvres pleines et les yeux tristes de Willie-Jay. Le tableau fut le point culminant de la quête spirituelle, jamais très fervente, de Perry, et, ironiquement, sa fin ; il jugea son Christ « un chef-d’œuvre d’hypocrisie », une tentative pour « berner et trahir » Willie-Jay, car il demeurait aussi peu convaincu de l’existence de Dieu qu’auparavant. Tout de même, devrait-il avouer ceci et risquer de perdre le seul ami qui l’ait jamais « vraiment compris » ? (Hod, Joe, Jesse, voyageurs errant à travers un monde où l’on révélait rarement son nom de famille, avaient été des « potes », rien de comparable à Willie-Jay qui était, de l’avis de Perry, « très au-dessus de la moyenne intellectuellement, perspicace comme un psychologue qualifié ». Comment était-il possible qu’un homme si doué ait échoué à Lansing ? C’est ce qui étonnait Perry. La réponse, qu’il connaissait mais qu’il rejetait comme « une façon d’éviter un problème humain plus profond », était évidente pour des esprits plus simples : le secrétaire de l’aumônier, alors âgé de trente-huit ans, était un voleur, un petit malfaiteur qui avait été en prison dans cinq États différents au cours d’une période de vingt ans. Perry décida de parler franchement : il regrettait, mais tout ça n’était pas fait pour lui – le ciel, l’enfer, les saints, la miséricorde divine – et si l’affection de Willie-Jay reposait sur la perspective de voir un jour Perry le rejoindre au pied de la Croix, alors il s’était trompé et leur amitié était fausse, une contrefaçon, comme le portrait.
Comme toujours, Willie-Jay comprit ; découragé mais non désenchanté, il avait persisté à faire la cour à l’âme de Perry jusqu’au jour où son possesseur partit après sa remise en liberté sur parole ; la veille de son départ il écrivit à Perry une lettre d’adieu dont le dernier paragraphe disait : « Tu es un homme extrêmement passionné, un homme affamé qui ne sait trop ce dont il a faim, un homme profondément frustré s’efforçant de projeter son individualité sur un arrière-plan de strict conformisme. Tu existes dans un demi-monde suspendu entre deux superstructures : l’une, expression de toi-même, l’autre autodestruction. Tu es fort mais il y a un point faible dans ta force, et, à moins que tu n’apprennes à le maîtriser, le point faible deviendra plus fort que ta force et te détruira. Le point faible ? Une réaction émotive explosive hors de toute proportion avec les circonstances. Pourquoi ? Pourquoi cette colère déraisonnable à la vue de ceux qui sont heureux ou satisfaits, ce mépris croissant pour les gens et ce désir de les blesser ? Très bien, tu crois que ce sont des idiots, tu les détestes à cause de leur morale, leur bonheur est la source de ta frustration et de ton ressentiment. Mais ce sont là de terribles ennemis que tu portes en toi, à la longue aussi destructifs que des balles. La balle tue sa victime avec clémence. Cette autre bactérie que l’on laisse vieillir ne tue pas un homme mais laisse dans son sillage la carcasse d’une créature déchirée et pervertie ; il y a encore du feu dans son être mais on l’entretient en y jetant des fagots de mépris et de haine. Il amassera peut-être des richesses, mais il n’amassera pas de réussites, car il est son propre ennemi et il est incapable de jouir vraiment de ses œuvres. »
Flatté d’être le sujet de ce sermon, Perry avait laissé Dick le lire, et Dick, qui tenait Willie-Jay en piètre estime, avait traité la lettre de « fumisterie et de bondieuseries à la Billy Graham », ajoutant : « Fagots de mépris ! C’est lui qui sent le fagot. » Bien sûr, Perry s’était attendu à cette réaction et il l’accueillit secrètement avec plaisir, car son amitié pour Dick, qu’il avait à peine connu jusqu’à ses derniers mois à Lansing, découlait de son admiration pour le secrétaire de l’aumônier et en contrebalançait l’intensité. Peut-être Dick était-il vraiment « superficiel », ou même, comme le prétendait Willie-Jay, « un bravache dépravé ». Tout de même Dick était très drôle, et il avait le nez fin, c’était un réaliste, « il passait à travers les choses », il n’avait pas de nuages dans la tête ni de terre à ses souliers. En outre, à rencontre de Willie-Jay, il ne se moquait pas des aspirations exotiques de Perry ; il était disposé à écouter, à s’enflammer, à partager avec lui ces visions de « trésors assurés » cachés dans les mers du Mexique, dans les jungles du Brésil.
Après que Perry eut été remis en liberté sur parole, quatre mois s’écoulèrent, mois de virée dans une Ford de cinquième main qu’il avait payée cent dollars, roulant de Reno à Las Vegas, de Bellingham, Washington, à Buhl, Idaho, et c’était à Buhl, où il avait trouvé un emploi temporaire comme camionneur, que la lettre de Dick lui parvint : « Ami P., Sorti en août, et après ton départ j’ai Rencontré Quelqu’un, tu ne le connais pas, mais il m’a mis sur la piste de Quelque Chose qu’on pourrait réussir Merveilleusement. Du gâteau, le coup Parfait… » Jusqu’à ce moment Perry n’avait pas imaginé qu’il reverrait un jour Dick. Ou même Willie-Jay. Mais il n’avait cessé de penser à eux, et particulièrement à ce dernier qui dans sa mémoire mesurait maintenant trois mètres, vieux sage aux cheveux gris hantant le dédale de son esprit. « Tu poursuis des choses négatives, l’avait un jour prévenu Willie-Jay dans un de ses sermons. Tu ne veux te soucier de rien, exister sans responsabilité, sans foi, sans amis et sans chaleur. »
Au cours de ses récentes pérégrinations solitaires et sans confort, Perry avait mainte et mainte fois ressassé cette accusation, et il avait décidé qu’elle était injuste. En fait, il se souciait – mais qui s’était jamais soucié de lui ? Son père ? Oui, jusqu’à un certain point. Une fille ou deux, mais c’était une « longue histoire ». Personne d’autre, à l’exception de Willie-Jay lui-même. Et Willie-Jay était le seul à jamais avoir reconnu sa valeur, son potentiel, admis qu’il n’était pas simplement un métis trop musclé, et plus petit que la moyenne, l’avait vu, en dépit de toute sa morale, comme Perry se voyait lui-même : « exceptionnel », « rare », « artistique ». Sa vanité avait trouvé en Willie-Jay un soutien, sa sensibilité un abri, et l’exil de quatre mois loin de cette appréciation surfine l’avait rendue plus alléchante que n’importe quel rêve d’or englouti. Ainsi, lorsqu’il reçut l’invitation de Dick et qu’il s’aperçut que la date que Dick proposait pour son voyage au Kansas coïncidait plus ou moins avec celle de la remise en liberté de Willie-Jay, il sut ce qui lui restait à faire. Il se rendit en voiture à Las Vegas, vendit son vieux tacot, emballa sa collection de cartes, de vieilles lettres, de manuscrits et de livres, et prit un billet d’autobus Greyhound. La suite du voyage appartenait au destin ; si les choses ne « s’arrangeaient pas avec Willie-Jay », alors il pourrait « réfléchir à la proposition de Dick ». En l’occurrence, le choix fut entre Dick et rien, car, lorsque l’autobus de Perry atteignit Kansas City, le soir du 12 novembre, Willie-Jay, qu’il n’avait pu avertir de son arrivée, avait déjà quitté la ville ; en fait il était parti seulement cinq heures plus tôt, du même terminus où Perry arriva. C’est ce qu’il avait appris en téléphonant au Révérend Mr. Post, qui le découragea encore plus en refusant de révéler la destination exacte de son ancien secrétaire. « Il est parti dans l’Est, dit l’aumônier. Une occasion magnifique. Un travail honnête, et un foyer avec des gens de cœur qui veulent bien l’aider. » Et, en raccrochant, Perry s’était senti « étourdi de colère et de déception ».
Mais qu’avait-il vraiment attendu d’une réunion avec Willie-Jay ? se demanda-t-il lorsque l’angoisse se calma. La liberté les avait séparés ; hommes libres, ils n’avaient rien de commun, ils étaient à l’opposé l’un de l’autre, ils n’auraient jamais pu former une « équipe », certainement pas une équipe capable de se lancer dans les aventures de plongée sous-marine au sud de la frontière que lui et Dick avaient projetées. Néanmoins, s’il n’avait pas raté Willie-Jay, s’ils avaient pu être ensemble ne fût-ce qu’une heure, Perry était tout à fait convaincu – « savait » simplement – qu’il ne serait pas là maintenant, à la porte d’un hôpital, à attendre que Dick en sorte avec une paire de bas noirs.
Dick revint les mains vides. « Pas de veine, annonça-t-il avec une insouciance sournoise qui éveilla les soupçons de Perry.
— T’es sûr ? Sûr que t’as vraiment demandé ?
— Bien sûr que je l’ai fait.
— J’te crois pas. Je crois que t’es entré, que t’as attendu quelques minutes et que t’es sorti.
— Ça va, coco ; comme tu voudras. » Dick démarra. Après avoir roulé en silence un moment, il donna une tape sur le genou de son compagnon. « Fais pas cette tête, dit-il. C’était une idée qui ne tenait pas debout. Bon Dieu, qu’est-ce qu’elles auraient pensé ? Entrer là-dedans comme si c’était un foutu monoprix… »
Perry dit : « Peut-être que c’est mieux comme ça. Les bonnes sœurs ça attire la poisse. »
*
Le représentant de la compagnie d’assurances New York Life à Garden City sourit en regardant Mr. Clutter dévisser le capuchon d’un stylo Parker et ouvrir un carnet de chèques. Une plaisanterie qui courait la ville lui vint à l’esprit : « Vous savez ce qu’ils disent de vous, Herb ? Ils disent : “Depuis que les coupes de cheveux sont montées à un dollar cinquante, Herb paie le coiffeur par chèque.”
— C’est exact », répondit Mr. Clutter. Comme les rois, il était connu pour ne jamais porter d’argent liquide sur lui. « C’est comme ça que je fais des affaires. Quand ces types de l’impôt viennent fourrer leur nez dans vos livres, vous avez pas de meilleur ami que les chèques encaissés. »
Tenant à la main le chèque rempli mais pas encore signé, il se retourna en faisant pivoter le fauteuil de son bureau et il sembla réfléchir. L’agent, homme trapu, un peu chauve, plutôt sans façons, du nom de Bob Johnson, espérait que son client n’aurait pas d’hésitation de dernière minute. Herb était pratique, c’était un homme qui prenait son temps avant de conclure une affaire ; Johnson travaillait à cette police depuis plus d’un an. Mais non, son client passait simplement par ce que Johnson appelait le « moment solennel » – un phénomène que connaissent bien les agents d’assurances. L’état d’esprit d’un homme qui prend une assurance sur la vie n’est pas tellement différent de celui d’un homme qui signe son testament ; les pensées de mort sont inévitables.
« Oui, oui, dit Mr. Clutter, comme s’il se parlait à lui-même. J’ai un tas de raisons d’être reconnaissant, il y a eu des choses merveilleuses dans ma vie. » Des documents encadrés commémorant les étapes de sa carrière brillaient sur les murs de noyer de son bureau : un diplôme d’Université, une carte de River Valley Farm, des prix de concours agricoles, un certificat plein de fioritures portant les signatures de Dwight D. Eisenhower et de John Foster Dulles, qui faisait état de ses services dans l’Office fédéral du Crédit agricole. « Les gosses. Là on a eu de la veine. J’devrais pas le dire, mais je suis vraiment fier d’eux. Prenez Kenyon. Pour le moment on dirait qu’il veut devenir ingénieur, ou homme de science, mais vous me direz pas que mon gars est pas un fermier-né. Si Dieu le veut, il va diriger cette ferme un jour. Avez-vous jamais rencontré le mari d’Eveanna ? Don Jarchow ? Vétérinaire. J’ose à peine dire tout le bien que je pense de ce garçon. Vere aussi. Vere English, le garçon sur qui ma fille Beverly a eu le bon sens de se fixer. Si jamais il m’arrivait quelque chose, je suis sûr que je peux me fier à ces gars-là pour prendre les choses en main ; Bonnie toute seule, Bonnie serait pas capable de diriger une exploitation comme ça… »
Johnson, qui était habitué à écouter des méditations de ce genre, savait qu’il était temps d’intervenir. « Allons, Herb, dit-il. Vous êtes un homme jeune. Quarante-huit ans. Et rien qu’à vous voir, et à lire le rapport médical, il est probable que vous allez rester avec nous quelques semaines encore. »
Mr. Clutter se redressa, tendit à nouveau la main vers le stylo. « À vrai dire, je me sens pas trop mal. Et assez optimiste. J’ai l’impression qu’un type pourrait faire pas mal d’argent par ici dans les années qui viennent. » Tout en exposant ses projets de future amélioration financière, il signa le chèque et le fit glisser sur son bureau.
Il était 6 h 10 et l’agent avait hâte de partir ; sa femme allait l’attendre pour dîner. « Ravi d’avoir passé un moment avec vous, Herb.
— Moi de même, mon vieux. »
Ils échangèrent une poignée de main. Puis, avec un sentiment de victoire bien mérité, Johnson ramassa le chèque de Mr. Clutter et le mit dans son porte-billets. C’était le premier versement sur une police d’assurance de quarante mille dollars qui, en cas de mort accidentelle, garantissait une double indemnité.
*
Il m’accompagne, et Il me parle,
Il me dit que je suis à Lui,
Et nul autre n’a jamais connu la joie
Que nous partageons en nous attardant en cet endroit…
Grâce à sa guitare, Perry s’était mis de meilleure humeur en chantant. Il connaissait les paroles de quelque deux cents hymnes et ballades – un répertoire qui s’étendait de La Vieille Croix rugueuse à Cole Porter – et, en plus de la guitare, il savait jouer de l’harmonica, de l’accordéon, du banjo et du xylophone. Dans l’une de ses visions théâtrales préférées, son nom de scène était Perry O’Parsons, une vedette qui s’annonçait comme « l’Homme Symphonie. »
« Qu’est-ce que tu dirais d’un cocktail ? » demanda Dick.
Personnellement, Perry se fichait de ce qu’il buvait car il n’était pas tellement porté sur la boisson. Cependant, Dick était difficile et dans les bars son choix habituel était un Orange Blossom. Perry sortit de la boîte à gants de la voiture une bouteille d’un litre contenant un mélange de vodka et de parfum d’orange. Ils se passèrent la bouteille. Bien que le crépuscule fût tombé, Dick, maintenant une allure régulière de soixante miles à l’heure, conduisait encore sans phares, mais il est vrai que la route était droite, la campagne aussi plate qu’un lac, et l’on apercevait rarement d’autres voitures. C’était « là-bas », ou tout près.
« Bon Dieu de bon Dieu ! » dit Perry en regardant d’un air furieux le paysage, plat et sans limites sous le vert froid qui s’attardait dans le ciel, vide et désolé, hormis les clignotements espacés des lumières de fermes. Il détestait ça, comme il détestait les plaines du Texas, le désert du Nevada ; les espaces horizontaux et peu peuplés faisaient naître en lui un état dépressif accompagné de sensations d’agoraphobie. Les ports remplissaient son cœur de joie, encombrés, bruyants, bloqués par les navires, des villes aux odeurs d’égouts comme Yokohama où il avait passé un été, en tant que deuxième classe de l’armée américaine durant la guerre de Corée. « Bon Dieu ! et ils m’ont dit de me tenir à distance du Kansas ! Ne jamais y remettre mon joli pied. Comme s’ils m’interdisaient l’accès du ciel. Et regarde-moi ça. Mets-t’en plein la vue. »
Dick lui tendit la bouteille, à moitié vide. « Mets le reste de côté, fit Dick. Il se peut qu’on en ait besoin.
— Tu te souviens, Dick ? Tout ce qu’on disait à propos de l’achat d’un bateau ? Je pensais : on pourrait acheter un bateau au Mexique. Quelque chose de bon marché mais de solide. Et on pourrait aller au Japon. Traverser tout le Pacifique. Ça a été fait, des milliers de gens l’ont fait. C’est pas des blagues, Dick, tu aimerais le Japon. Des gens merveilleux et délicats, avec des manières comme des fleurs. Vraiment pleins d’égards, pas seulement pour ton pognon. Et les femmes. T’as jamais rencontré une vraie femme…
— Si, ça m’est arrivé, dit Dick qui prétendait être toujours amoureux de sa première épouse aux cheveux d’un blond de miel, bien qu’elle se fût remariée.
— Il y a ces bains. Un endroit qui s’appelle la Fontaine de Rêve. Tu t’étends et de belles filles épatantes viennent te frotter de la tête aux pieds.
— Tu me l’as déjà dit. » Le ton de Dick était cassant.
« Et alors ? Je peux pas me répéter ?
— Plus tard. On en parlera plus tard. Eh ! mon vieux, j’ai un tas de choses à penser, nom de Dieu. »
Dick mit la radio en marche ; Perry l’éteignit. Ne tenant aucun compte des protestations de Dick, il se mit à gratter de la guitare :
Je suis venu seul au jardin, alors que la rosée était encore sur les roses,
Et la voix que j’entends, frappant mon oreille, Révèle la présence du Fils de Dieu…
Une pleine lune se dessinait à l’orée du ciel.
*
Le lundi suivant, alors qu’il témoignait avant de se soumettre au détecteur de mensonges, le jeune Bobby Rupp décrivit sa dernière visite chez les Clutter : « La lune était pleine, et je pensais que, si Nancy était d’accord, on pourrait peut-être faire une promenade en voiture, jusqu’au lac McKinney. Ou aller voir un film à Garden City. Mais quand je l’ai appelée, il devait être environ 7 heures moins 10, et elle a dit qu’il lui faudrait demander à son père. Puis elle est revenue et elle a dit que la réponse était non, parce que nous étions rentrés si tard la veille. Mais elle m’a demandé pourquoi je ne viendrais pas regarder la télévision. J’ai passé beaucoup de temps à regarder la télévision chez les Clutter. Voyez-vous, Nancy est la seule fille avec laquelle je sois jamais sorti. Je la connaissais depuis toujours ; nous sommes allés à l’école ensemble depuis la maternelle. Aussi loin que je puisse me souvenir, elle a toujours été jolie et très entourée ; même enfant, c’était quelqu’un. Je veux dire, elle mettait simplement tout le monde à l’aise. La première fois que je suis sorti avec elle, on était en sixième. La plupart des garçons de notre classe voulaient l’inviter au bal de fin d’année, et j’ai été surpris – j’étais passablement fier – quand elle a dit qu’elle viendrait avec moi. Nous avions tous deux douze ans. Mon père m’a prêté la voiture, et j’ai conduit Nancy au bal. Plus je la voyais, plus je l’appréciais ; toute sa famille aussi, dans tout le pays, il n’y avait pas une autre famille comme eux, pas que je sache. Mr. Clutter était peut-être un peu strict sur certaines choses, la religion, etc., mais il n’essayait jamais de vous faire sentir qu’il avait raison et que vous aviez tort.
« Nous demeurons à trois miles à l’ouest de la ferme des Clutter. J’avais l’habitude d’y aller et de revenir à pied, mais j’ai toujours travaillé durant l’été et, l’an dernier, j’avais fait assez d’économies pour acheter ma propre voiture, une Ford 1955. Alors j’y suis allé en auto ; je suis arrivé un peu après 7 heures. Je n’ai vu personne sur la route ou dans l’allée qui conduit à la maison, ni à l’extérieur. Rien que le vieux Teddy. Il a aboyé après moi. Les lumières étaient allumées au rez-de-chaussée, dans la salle de séjour et dans le bureau de Mr. Clutter. L’étage était sombre, et j’ai pensé que Mrs. Clutter sommeillait, si elle était à la maison. On ne savait jamais si elle y était ou non, et je n’ai pas demandé. Mais je me suis aperçu que j’avais raison, parce que plus tard, au cours de la soirée, Kenyon voulait travailler son cor – il en jouait dans l’orchestre de l’École –, et Nancy lui a dit de n’en rien faire parce qu’il allait réveiller Mrs. Clutter. De toute façon, quand je suis arrivé ils avaient fini de dîner et Nancy avait desservi, mis toutes les assiettes dans la machine à laver la vaisselle, et ils étaient tous trois dans la salle de séjour, les deux enfants et Mr. Clutter. Alors, on s’est assis en rond comme n’importe quel autre soir, Nancy et moi sur le canapé, et Mr. Clutter dans son fauteuil, ce rocking-chair capitonné. Il ne regardait la télévision que d’un œil distrait car il lisait un livre, un Rover Boy, un des livres de Kenyon. À un moment, il est allé à la cuisine et il est revenu avec deux pommes ; il m’en a offert une, mais je n’en voulais pas et il les a mangées toutes les deux. Il avait des dents très blanches ; il disait que c’était à cause des pommes. Nancy portait des socquettes et des pantoufles, un blue-jean et un chandail vert, je crois ; elle portait une montre-bracelet en or et une plaque d’identité que je lui avais donnée pour son seizième anniversaire en janvier dernier, avec son nom d’un côté et le mien de l’autre, et elle avait une bague, un petit truc en argent qu’elle avait acheté l’été précédent, quand elle était allée dans le Colorado avec les Kidwell. C’était pas ma bague, notre bague. Vous savez, elle s’était fâchée avec moi il y a quelques semaines et elle avait dit qu’elle allait enlever notre bague pour un bout de temps. Quand votre petite amie fait ça, ça veut dire que vous êtes à l’essai. Je veux dire, bien sûr, on se chamaillait un peu, comme tout le monde, tous les jeunes qui sortent tout le temps ensemble. En fait j’étais allé au mariage d’un ami, à la réception, et j’avais bu une bière, une bouteille de bière, et Nancy l’a appris. Une espèce de bavard lui a dit que j’étais soûl comme une bourrique. Eh bien, elle était suffoquée, elle n’a pas voulu me dire bonjour pendant une semaine. Mais récemment c’était comme aux plus beaux jours, et je crois bien qu’elle s’apprêtait à porter notre bague à nouveau.
« Bon. Le premier programme s’appelait L’Homme et le Défi. Chaîne II. Sur des types dans l’Arctique. Puis on a vu un western, et après ça un film d’espionnage, L’Affaire Cicéro. Mike Hammer était à 9 h 30. Puis les nouvelles. Mais il n’y avait rien qui plaisait à Kenyon, surtout parce qu’on voulait pas le laisser choisir les émissions. Il critiquait tout et Nancy lui disait continuellement de se taire. Ils se disputaient toujours, mais en réalité ils étaient très près l’un de l’autre, plus près que la plupart des frères et sœurs. J’imagine que c’était partiellement dû au fait qu’ils avaient été seuls ensemble si souvent, Mrs. Clutter étant absente et Mr. Clutter à Washington, ou quelque part. Je sais que Nancy avait un amour très particulier pour Kenyon, mais je pense que personne ne le comprenait vraiment, même pas Nancy. Il avait toujours l’air d’être dans les nuages. On savait jamais ce qu’il pensait, on savait même jamais s’il vous regardait, parce qu’il louchait un peu. Y a des gens qui disaient que c’était un génie, et c’était peut-être vrai. Il lisait certainement beaucoup. Mais, comme je dis, il était agité ; il voulait pas regarder la télé, il voulait travailler son cor, et comme Nancy voulait pas le laisser faire, je me souviens que Mr. Clutter lui a demandé pourquoi il n’irait pas dans la cave, dans la salle de jeu, où personne pourrait l’entendre. Mais il voulait pas faire ça non plus.
« Le téléphone a sonné une fois. Deux fois ? Mon Dieu, j’peux pas me souvenir. Sauf qu’une fois le téléphone a sonné et que Mr. Clutter a répondu dans son bureau. La porte était ouverte – cette porte coulissante entre la salle de séjour et le bureau – et je l’ai entendu dire “Van”, de sorte que je savais qu’il parlait à son associé Mr. Van Vleet, et je l’ai entendu dire qu’il avait la migraine mais que ça allait mieux. Et il a dit qu’il verrait Mr. Van Vleet lundi. Quand il est revenu, oui, l’émission Mike Hammer venait juste de se terminer. Cinq minutes de nouvelles. Puis le bulletin météorologique. Mr. Clutter redressait toujours la tête au moment du bulletin météorologique. Il n’attendait vraiment jamais rien d’autre. De même que les sports étaient la seule chose qui m’intéressait – ça venait ensuite. Après la séquence sportive il était 10 h 30, et je me suis levé pour partir. Nancy m’a accompagné dehors. On a parlé un moment et on a pris rendez-vous pour aller au cinéma dimanche soir, un film que toutes les filles étaient impatientes de voir, Blue Denim. Puis elle est rentrée à la maison en courant et je suis parti. Il faisait aussi clair qu’en plein jour – la lune était si brillante –, l’air était froid, et il ventait pas mal ; il y avait un tas de graines d’herbes sauvages dans l’air. Mais c’est tout ce que j’ai vu. Seulement, quand j’y repense, je crois qu’il devait y avoir quelqu’un de caché là. Peut-être parmi les arbres. Quelqu’un qui attendait simplement que je parte. »
*
Les voyageurs s’arrêtèrent pour dîner dans un restaurant de Great Bend. Perry, qui n’avait plus que quinze dollars, était prêt à se contenter de root beer et d’un sandwich, mais Dick dit non, ils avaient besoin d’un bon gueuleton, et peu importe le prix, c’est lui qui réglait l’addition. Ils commandèrent deux biftecks saignants, des pommes de terre en robe des champs, des frites, des oignons frits, du succotash et des soucoupes de macaroni et de semoule de maïs, une salade avec assaisonnement des Mille Îles, des petits pains à la cannelle, de la tarte aux pommes et des glaces, et du café. Pour couronner le tout, ils se rendirent dans un drugstore et choisirent des cigares ; dans le même drugstore, ils achetèrent aussi deux gros rouleaux de sparadrap.
Tandis que la Chevrolet noire reprenait la grand-route et filait à toute allure à travers une région dont le climat se rapprochait imperceptiblement de celui des hautes plaines à blé, plus froid et sec comme un biscuit, Perry ferma les yeux et, alourdi par la nourriture, sombra dans un demi-sommeil dont il émergea pour entendre à la radio les nouvelles de 11 heures. Il baissa une vitre et se baigna le visage dans le flot d’air glacé. Dick lui dit qu’ils étaient dans le comté de Finney. « On a franchi la limite du comté depuis dix miles », dit-il. La voiture filait très rapidement. Des affiches dont les messages étaient allumés par les phares de la voiture s’enflammaient et passaient comme l’éclair : « Voyez les Ours Polaires », « Burtis Motors », « La Plus Grande Piscine gratuite du Monde », « Wheat Lands Motel », et, finalement, un peu avant qu’il ne commence à y avoir des réverbères : « Salut, Étranger ! Bienvenue à Garden City. Ville Accueillante. »
Ils longèrent la ceinture nord de la ville. Il n’y avait personne dehors à cette heure car il était près de minuit, et rien n’était ouvert à l’exception d’une succession de postes d’essence lugubrement éclairés. Dick s’arrêta à l’un d’eux, Hurd’s Philipps 66. Un jeune homme apparut et demanda : « Le plein ? » Dick acquiesça d’un signe de tête, et Perry, sortant de la voiture, entra dans la station-service où il s’enferma dans les W.-C. des hommes. Ses jambes le faisaient souffrir, comme ça arrivait souvent ; elles lui faisaient mal comme si son vieil accident avait eu lieu cinq minutes auparavant. Il secoua trois aspirines d’une bouteille, il les mâcha lentement (car il en aimait le goût) et puis il but de l’eau du robinet. Il s’assit sur le siège des W.-C., étendit les jambes et les frotta, massant les genoux qu’il pouvait à peine plier. Dick avait dit qu’ils étaient presque arrivés : « Plus que sept miles. » Il ouvrit une poche de son blouson et il en sortit un sac en papier ; les gants de caoutchouc récemment achetés s’y trouvaient. Ils étaient couverts de colle, gluants et minces, et comme il les enfilait lentement, l’un d’eux se déchira, pas une déchirure dangereuse, rien qu’une fente entre les doigts, mais cela lui fit l’effet d’un présage.
La poignée de la porte tourna, fit un bruit sec Dick dit : « Tu veux des bonbons ? Ils ont un distributeur ici.
— Non.
— Ça va ?
— Très bien.
— Passe pas la nuit là-dedans ! »
Dick mit une pièce dans un distributeur automatique, tira le bras et ramassa un sachet de jelly beans(7) ; tout en mâchonnant il revint lentement à la voiture et s’y affala en surveillant les efforts du jeune pompiste pour nettoyer le pare-brise de la poussière du Kansas et des traces d’insectes écrasés. Le pompiste, dont le nom était James Spor, se sentait mal à l’aise. Les yeux et l’expression lugubre de Dick et l’étrange séjour prolongé de Perry dans les W.-C. le troublaient. (Le lendemain il raconta à son employeur : « On a eu des durs comme clients ici hier soir », mais il ne pensa pas, sur-le-champ ou plus tard, à établir un lien entre les visiteurs et la tragédie de Holcomb.)
Dick dit : « C’est plutôt calme ici.
— Ça oui, dit James Spor. Vous êtes le seul type qui se soit arrêté ici depuis deux heures. D’où venez-vous ?
— Kansas City.
— Dans le pays pour chasser ?
— Simplement de passage. On va en Arizona. On a du travail qui nous attend là-bas. Dans le bâtiment. Vous avez pas une idée combien de miles il y a entre ici et Tucumcari, Nouveau-Mexique ?
— J’pourrais pas vous dire. Trois dollars six cents. » Il prit l’argent de Dick, fit la monnaie et dit : « Voulez-vous m’excuser, monsieur ? J’suis en train de faire un boulot. Installer un pare-chocs à un camion. »
Dick attendit, mangea quelques jelly beans, poussa le moteur à fond avec impatience, klaxonna. Se pouvait-il qu’il se soit trompé sur le compte de Perry ? Que Perry, lui-même ait subitement les « jetons » ? Un an auparavant, quand ils s’étaient rencontrés pour la première fois, il avait pensé que Perry était « un brave type », même s’il était un peu « imbu de lui-même », « sentimental », trop « rêveur ». Il lui avait plu mais il n’avait pas cru que ça valait la peine de cultiver son amitié jusqu’au jour où Perry décrivit un meurtre, racontant comment, simplement pour le plaisir, il avait tué un nègre à Las Vegas, comment il l’avait battu à mort avec une chaîne de bicyclette. L’anecdote rehaussa le Petit Perry dans l’opinion de Dick ; il commença à le voir plus souvent, et, comme Willie-Jay, quoique pour des raisons différentes, il décida peu à peu que Perry possédait des qualités précieuses et inhabituelles. Plusieurs meurtriers, ou des hommes qui se vantaient d’avoir assassiné ou d’être disposés à le faire, circulaient à Lansing ; mais Dick parvint à la certitude que Perry était cette perle rare, « un tueur naturel », absolument sain d’esprit, mais dénué de conscience et capable d’assener, avec ou sans motif, des coups mortels avec le plus grand sang-froid. C’était la théorie de Dick qu’un tel talent pourrait être exploité avec profit sous son contrôle. Étant arrivé à cette conclusion, il s’était mis à faire la cour à Perry, à le flatter, prétendant, par exemple, qu’il croyait toutes ses histoires de trésors cachés et qu’il partageait ses envies de se faire écumeur de grève et sa nostalgie des ports, alors que rien de tout ça ne le séduisait, lui qui désirait « une vie rangée », avec un commerce à lui, une maison, un cheval, une nouvelle voiture et « un tas de pépées blondes ». Cependant, il était important que Perry ne soupçonne pas ça, pas avant que Perry, avec son don, n’ait aidé à faciliter les ambitions de Dick. Mais peut-être était-ce Dick qui avait fait un mauvais calcul, qui avait été dupé ; s’il en était ainsi, s’il s’avérait que Perry n’était, après tout, qu’un « voyou ordinaire », alors « la fête » était terminée, les mois passés à faire des projets étaient perdus, il ne restait plus qu’à rebrousser chemin et partir. Il ne fallait pas que cela arrive ; Dick retourna à la station-service.
La porte des W.-C. des hommes était encore verrouillée. Il donna de grands coups dedans : « Pour l’amour de Dieu, Perry !
— Un instant.
— Qu’est-ce qui se passe ? T’es malade ? »
Perry s’agrippa au bord du lavabo et se mit debout. Ses jambes tremblaient ; la douleur dans ses genoux le faisait transpirer. Il s’essuya le visage avec une serviette de papier. Il tira le verrou de la porte et dit « Ça va. Partons. »
*
La chambre à coucher de Nancy était la plus petite pièce et la plus personnelle de la maison, très petite fille, et aussi aérienne qu’un tutu de ballerine. Les murs, le plafond et tout le reste, à l’exception d’un bureau et d’un secrétaire, étaient rose ou bleu ou blanc. Le lit blanc et rose où s’amoncelaient des oreillers bleus était dominé par un gros ours en peluche rose et blanc que Bobby avait gagné au stand de tir à la foire du comté. Un tableau d’affichage en liège peint en rose était suspendu au-dessus d’une coiffeuse à volants blancs ; des gardénias séchés, les restes d’un ancien bouquet de corsage, y étaient épinglés, ainsi que de vieilles cartes de la Saint-Valentin, des recettes de journaux, et des instantanés de son neveu et de Susan Kidwell et de Bobby Rupp, Bobby saisi dans une douzaine de poses, balançant une batte, dribblant un ballon de basket-ball, conduisant un tracteur, pataugeant, en maillot de bain, au bord du lac McKinney (le plus loin où il osât s’aventurer, car il n’avait jamais appris à nager). Et il y avait des photos des deux ensemble, Nancy et Bobby. Entre toutes, elle préférait celle où on les voyait assis dans une lumière tachetée de feuilles au milieu des restes d’un pique-nique, se regardant sans sourire, mais avec une expression heureuse et joyeuse. D’autres photos, de chevaux, de chats, décédés mais non oubliés, comme le « pauvre Boobs » qui était mort peu de temps auparavant de la façon la plus mystérieuse (elle soupçonnait un empoisonnement), encombraient son bureau.
Nancy était invariablement la dernière de la famille à se coucher : comme elle l’avait dit un jour à son amie et professeur d’économie domestique, Mrs. Polly Stringer, c’était autour de minuit qu’elle trouvait le temps d’« être égoïste et vaine ». C’était à cette heure qu’elle exécutait sa routine de soins de beauté, un rituel de nettoyage et d’applications de crèmes qui, le samedi soir, comprenait un lavage de cheveux. Ce soir-là, après avoir séché et brossé ses cheveux et les avoir entourés d’un foulard de mousseline, elle sortit les vêtements qu’elle avait l’intention de porter pour se rendre à l’église le lendemain matin : des bas de nylon, des escarpins noirs, une robe en veloutine rouge, sa plus jolie, qu’elle avait faite elle-même. C’était la robe dans laquelle elle allait être enterrée.
Avant de faire ses prières, elle inscrivait toujours dans son journal quelques événements (« Enfin l’été. Pour toujours j’espère. Sue est venue et nous sommes montées sur Babe, et sommes allées jusqu’à la rivière. Sue a joué de la flûte. Lucioles »), occasionnellement, un éclat (« Je l’aime, oui, je l’aime »). C’était un journal de cinq ans ; au cours de ses quatre aimées d’existence elle n’avait jamais oublié d’écrire quelque chose, bien que la splendeur de plusieurs événements (le mariage d’Eveanna, la naissance de son neveu) et le drame de certains autres (sa « première VRAIE querelle avec Bobby » – une page littéralement tachée de larmes) l’eussent fait empiéter sur l’espace destiné à l’avenir. Une encre de couleur différente identifiait chaque année : verte pour 1956, avec une raie rouge pour 1957, remplacée l’année suivante par un mauve vif ; et maintenant, en 1959, son choix s’était arrêté sur un bleu plein de dignité. Mais, comme dans tout ce qu’elle faisait, elle continuait à hésiter entre diverses écritures, inclinées à gauche ou à droite, leur donnant une forme ronde ou aiguë, décousue ou acérée, comme si elle se demandait : « Est-ce Nancy ? Ou ceci ? Ou ça ? Laquelle est moi ? » (Un jour, Mrs. Riggs, son professeur d’anglais lui avait remis une dissertation avec un commentaire gribouillé : « Bien. Mais pourquoi trois sortes d’écritures ? » Ce à quoi Nancy avait répondu : « Parce que je ne suis pas encore assez grande pour être une personne avec une seule sorte de signature. ») Tout de même, elle avait fait des progrès au cours des derniers mois, et ce fut avec une écriture d’une maturité naissante qu’elle écrivit : « Jolene K. est venue et je lui ai appris à faire une tarte aux cerises. Travaillé avec Roxie. Bobby ici et nous avons regardé la télé. Parti à 11 heures. »
*
« Ça y est, ça y est, ça ne peut être que ça, voilà l’école, voilà le garage, maintenant on se dirige vers le sud. » Perry avait l’impression que Dick marmonnait un charabia de jubilation. Ils quittèrent la grand-route, traversèrent à toute vitesse un Holcomb désert, et ils franchirent au passage à niveau la voie du Santa Fe. « La banque, ça doit être la banque, maintenant on tourne à l’ouest, tu vois les arbres ? Ça y est, ça ne peut être que ça. » Les phares révélèrent une allée d’ormes chinois ; des touffes de chardons poussées par le vent la traversaient en tourbillonnant. Dick éteignit les phares, ralentit et s’arrêta jusqu’à ce que ses yeux se fussent faits à la nuit de pleine lune. La voiture avança bientôt furtivement.
*
Holcomb est situé à douze miles à l’est de la limite du fuseau horaire de la région montagneuse, circonstance qui provoque un certain mécontentement car ça signifie qu’à 7 heures du matin et l’hiver à 8 heures ou plus tard, le ciel est encore noir et les étoiles, s’il y en a, brillent encore, comme c’était le cas quand les deux fils de Vie Irsik vinrent faire leur corvée du dimanche matin. Mais à 9 heures, quand les garçons eurent fini leur travail – au cours duquel ils ne remarquèrent rien d’étrange –, le soleil s’était levé, apportant une autre journée parfaite pour la chasse au faisan. Comme ils quittaient la propriété en courant le long de l’allée ils firent signe de la main à une voiture qui arrivait, et une jeune fille leur répondit du même geste. C’était une camarade de classe de Nancy Clutter, et elle s’appelait également Nancy, Nancy Ewalt. C’était la fille unique de l’homme qui conduisait la voiture, Mr. Clarence Ewalt, fermier entre deux âges qui cultivait la betterave à sucre. Personnellement, Mr. Ewalt n’allait pas à l’église et sa femme non plus, mais chaque dimanche il conduisait sa fille à River Valley Farm pour qu’elle puisse accompagner la famille Clutter au service méthodiste à Garden City. L’arrangement lui évitait « de faire deux voyages aller retour en ville ». Il avait l’habitude d’attendre jusqu’à ce qu’il ait vu sa fille bel et bien accueillie dans la maison. Nancy, jeune fille qui prenait grand soin de sa toilette et qui avait un corps de vedette de cinéma, portait des lunettes et avait une façon recherchée de marcher sur la pointe des pieds ; elle traversa la pelouse et sonna à la porte de devant. La maison avait quatre entrées et quand, après avoir frappé plusieurs fois à celle-ci, elle n’obtint pas de réponse, elle se dirigea vers la suivante, celle du bureau de Mr. Clutter. Ici la porte était entrouverte : elle l’ouvrit un peu plus, assez pour s’assurer que le bureau n’était peuplé que d’ombres, mais elle ne pensa pas que les Clutter apprécieraient son « irruption ». Elle frappa, sonna, et se rendit finalement à l’arrière de la maison. C’est là que se trouvait le garage, et elle remarqua que les deux voitures y étaient : deux Chevrolet à conduite intérieure. Ce qui voulait dire que les Clutter étaient certainement à la maison. Cependant, après s’être adressée en vain à une troisième porte qui conduisait à une « lingerie », et à une quatrième, la porte de la cuisine, elle rejoignit son père qui dit : « Peut-être qu’ils dorment.
— Mais c’est impossible. Peux-tu imaginer que Mr. Clutter manquerait l’église ? Rien que pour dormir ?
— Alors, monte. On va aller à la Maison des enseignants. Susan devrait savoir ce qui s’est passé. »
La Maison des enseignants qui se dresse en face de l’école moderne, est un édifice vétuste, terne et déprimant. Ses quelque vingt chambres sont séparées en appartements gracieusement mis à la disposition des membres du corps enseignant incapables de trouver ou de s’offrir un autre logis. Néanmoins, Susan Kidwell et sa mère avaient réussi à créer une atmosphère intime dans leur appartement et à embellir leurs trois pièces au rez-de-chaussée. La toute petite salle de séjour contenait, c’était à ne pas y croire – en plus des sièges – un orgue, un piano, une jardinière de fleurs en pot épanouies et, habituellement, un petit chien agité et un gros chat assoupi. Ce dimanche matin, Susan était debout à la fenêtre de cette pièce et surveillait la rue. C’est une grande jeune fille langoureuse, au visage blême et ovale et aux beaux yeux d’un gris-bleu pâle ; ses mains sont extraordinaires, de longs doigts, souples, nerveusement élégants. Elle était habillée pour aller à l’église et s’attendait à voir la Chevrolet des Clutter d’un moment à l’autre, car elle allait au service chaperonnée par la famille Clutter, elle aussi. Au lieu de ça, les Ewalt arrivèrent pour raconter leur singulière histoire.
Mais Susan ne trouva pas d’explication, pas plus que sa mère qui dit : « Allons, s’il y avait un changement de programme je suis certaine qu’ils auraient téléphoné. Susan, pourquoi n’appelles-tu pas chez eux ? Il se pourrait qu’ils dorment, j’imagine. »
« C’est ce que j’ai fait, dit Susan dans une déclaration ultérieure. J’ai appelé la maison et j’ai laissé le téléphone sonner, j’ai eu l’impression que ça avait sonné, oh ! une minute ou plus. Personne ne répondait ; alors Mr. Ewalt a suggéré que nous allions à la maison pour essayer de les “éveiller”. Mais, une fois sur place, je ne voulais plus le faire. Entrer dans la maison. J’étais effrayée, et je ne sais pas pourquoi, parce que ça ne m’est jamais arrivé, je veux dire, une chose comme ça, ce n’est pas possible. Mais le soleil était si éclatant, tout avait l’air trop éclatant et trop calme. Et puis j’ai vu que toutes les voitures étaient là, même le vieux “Coyote Wagon” de Kenyon. Mr. Ewalt était en tenue de travail ; ses bottes étaient pleines de boue ; il trouvait qu’il n’était pas assez bien habillé pour rendre visite aux Clutter. D’autant plus qu’il ne l’avait jamais fait. Entrer dans la maison, je veux dire. Finalement, Nancy a dit qu’elle m’accompagnerait. On a contourné la maison jusqu’à la porte de la cuisine, et, bien sûr, elle n’était pas fermée à clé ; la seule personne qui verrouillait les portes ici c’était Mrs. Helm ; les membres de la famille ne le faisaient jamais. Nous sommes entrées et j’ai vu tout de suite que les Clutter n’avaient pas pris leur petit déjeuner ; il n’y avait pas d’assiette, rien sur la cuisinière. Puis j’ai remarqué quelque chose de bizarre : la bourse de Nancy. Elle était sur le plancher, comme ouverte. On a traversé la salle à manger et nous nous sommes arrêtées au bas de l’escalier. La chambre de Nancy est juste en haut. Je l’ai appelée et j’ai commencé à monter, et Nancy Ewalt m’a suivie. Le bruit de nos pas m’effrayait plus que tout, ils étaient si bruyants et tout le reste était tellement silencieux. La porte de Nancy était ouverte. Les rideaux n’avaient pas été tirés, et la chambre était inondée de soleil. Je ne me souviens pas d’avoir crié. Nancy Ewalt dit que si, je criais, criais. Je ne me souviens que de l’ours en peluche de Nancy qui me fixait. Et Nancy. Et que nous sommes parties à la course… »
Entre-temps Mr. Ewalt avait décidé qu’il n’aurait peut-être pas dû laisser les jeunes filles entrer seules dans la maison. Il sortait de la voiture pour aller les rejoindre quand il entendit les cris, mais avant qu’il pût atteindre la maison, elles arrivaient vers lui à la course. Sa fille hurla : « Elle est morte ! » et se jeta dans ses bras. « C’est vrai. Papa ! Nancy est morte ! »
Susan se tourna vers elle. « Non, elle n’est pas morte. Et ne dis pas ça. Je te l’interdis. Ce n’est qu’un saignement de nez. Ça lui arrive tout le temps, de terribles saignements de nez, et ce n’est rien d’autre.
— Il y a trop de sang. Il y a du sang sur les murs. Tu n’as pas vraiment regardé. »
« Je n’y comprenais rien, raconta Mr. Ewalt par la suite. Je pensais que l’enfant était peut-être blessée. Il me semblait que la première chose à faire était d’appeler une ambulance. Miss Kidwell – Susan – m’a dit qu’il y avait un téléphone dans la cuisine. Je l’ai trouvé, juste là où elle m’avait dit. Mais le récepteur était décroché, et quand je l’ai ramassé, j’ai vu que le fil avait été coupé. »
*
Larry Hendricks, professeur d’anglais, âgé de vingt-sept ans, habitait au dernier étage de la Maison des enseignants. Il voulait écrire, mais son appartement n’était pas un repaire idéal pour un auteur en herbe. C’était plus petit que chez les Kidwell et, en plus, il le partageait avec une épouse, trois enfants remuants et un appareil de télévision qui fonctionnait perpétuellement. (« C’est la seule façon de faire tenir les gosses tranquilles. ») Bien qu’il ne soit pas encore publié, le jeune Hendricks, un viril ex-marin d’Oklahoma fumant la pipe et portant une moustache et une chevelure rebelle noire, a au moins l’air d’un écrivain ; en fait, il ressemble remarquablement aux photos de jeunesse de l’écrivain qu’il admire le plus, Ernest Hemingway. Pour arrondir son salaire de professeur, il conduisait également un autobus scolaire.
« Il m’arrive de faire soixante miles par jour, raconta-t-il à une connaissance. Ce qui ne me laisse pas grand temps pour écrire. Sauf les dimanches. Or, ce dimanche-là, le 15 novembre, j’étais installé ici dans l’appartement en train de parcourir les journaux. La plupart de mes idées pour écrire, je les prends dans les journaux, vous voyez ? Eh bien, la télé fonctionnait et les gosses étaient plutôt agités, mais j’entendais tout de même des voix. D’en bas. De chez Mrs. Kidwell. Je considérais que ça me regardait pas puisque j’étais nouveau ici, je suis arrivé à Holcomb seulement quand les classes ont commencé. Mais ensuite, Shirley, ma femme – elle était sortie pour étendre du linge sur la corde –, Shirley s’est précipitée dans la maison et a dit : “Chéri, tu ferais mieux de descendre. Elles sont toutes hystériques.” Les deux filles, eh bien, elles étaient vraiment hystériques. Susan ne s’en est jamais remise. Et si vous voulez savoir ce que j’en pense, elle s’en remettra jamais. Et cette pauvre Mrs. Kidwell. Sa santé n’est pas trop bonne, pour commencer, elle est trop nerveuse. Elle ne cessait de répéter – mais ce n’est que plus tard que j’ai compris ce qu’elle voulait dire – elle disait continuellement : “Oh, Bonnie, Bonnie, qu’est-ce qui s’est passé ? Tu étais tellement heureuse, tu m’as dit que c’était fini, que tu ne serais plus jamais malade.” Quelque chose dans ce genre. Même Mr. Ewalt, il était aussi excité qu’un homme comme lui peut l’être. Il avait le bureau du shérif au bout du fil – le shérif de Garden City – et il lui disait qu’il y avait quelque chose qui ne tournait vraiment pas rond chez les Clutter. Le shérif promit de venir tout de suite, et Mr. Ewalt dit : “Très bien”, et qu’il le retrouverait sur la grand-route. Shirley est descendue pour venir s’asseoir auprès des femmes, essayer de les calmer, comme si c’était possible. Et je suis parti avec Mr. Ewalt, on s’est rendus en voiture sur la grand-route pour attendre le shérif Robinson. Chemin faisant, il m’a raconté ce qui s’était passé. Quand il en est arrivé au point où il disait avoir trouvé les fils coupés, j’ai tout de suite pensé, hum-hum ! et j’ai décidé que je ferais mieux de garder les yeux grands ouverts. Prendre note de chaque détail. Au cas où je serais appelé à témoigner.
« Le shérif est arrivé ; il était 9 h 35, j’ai regardé à ma montre. Mr. Ewalt lui a fait signe de suivre notre voiture, et on s’est rendus chez les Clutter. Je n’y étais jamais allé auparavant, je n’avais vu la maison qu’à distance. Bien sûr, je connaissais la famille. Kenyon suivait mes cours d’anglais de seconde, et j’avais dirigé Nancy dans la pièce Tom Sawyer. Mais c’étaient des enfants tellement exceptionnels et simples qu’on n’aurait jamais su qu’ils étaient riches ni qu’ils habitaient une si grande maison, et les arbres, la pelouse, le tout si bien entretenu et soigné. Une fois arrivés et après avoir entendu l’histoire de Mr. Ewalt, le shérif a prévenu son bureau par radio et leur a dit d’envoyer des renforts et une ambulance. Il a dit : “Y a eu un genre d’accident.” Puis nous sommes entrés dans la maison, tous les trois. Nous avons traversé la cuisine et aperçu un sac de femme sur le plancher, et les fils du téléphone avaient été coupés. Le shérif portait un revolver sur la hanche, et quand nous avons commencé à gravir l’escalier, en allant à la chambre de Nancy, j’ai remarqué qu’il gardait la main dessus, prêt à dégainer.
« Eh bien, c’était vraiment moche. Cette merveilleuse jeune fille – mais on ne l’aurait jamais reconnue –, on lui avait tiré dans la nuque avec un fusil de chasse à une distance de peut-être cinq centimètres. Elle était couchée sur le côté, face au mur, et le mur était couvert de sang. Les couvertures étaient ramenées sur ses épaules. Le shérif Robinson les a enlevées et nous avons vu qu’elle portait une robe de chambre, un pyjama, des chaussettes et des pantoufles, comme si elle ne s’était pas encore couchée quand c’est arrivé. Elle avait les mains attachées dans le dos, et ses chevilles étaient liées ensemble avec le genre de corde qu’on trouve sur les stores vénitiens. Le shérif a demandé : ‘‘C’est bien Nancy Clutter ?”, il n’avait jamais vu l’enfant auparavant. Et j’ai dit : “Oui. Oui, c’est Nancy.”
« On est revenus dans le couloir, et on a jeté un coup d’œil aux alentours. Toutes les autres portes étaient fermées. Nous en avons ouvert une ; c’était une salle de bains. Il semblait y avoir quelque chose d’anormal. J’ai conclu que c’était à cause de la chaise, une sorte de chaise de salle à manger qui ne semblait pas à sa place dans une salle de bains. La porte suivante, on pensait tous que ce devait être la chambre de Kenyon. Un tas de trucs de garçon éparpillés. Et j’ai reconnu les lunettes de Kenyon, je les ai aperçues sur un rayon de bibliothèque à côté du lit. Mais le lit était vide, même si on semblait y avoir dormi. Alors on est allés jusqu’au bout du couloir, la dernière porte, et c’est là, sur son lit, que nous avons trouvé Mrs. Clutter. Elle avait été attachée elle aussi. Mais différemment, les mains devant, de telle sorte qu’on avait l’impression qu’elle priait, et dans une main elle tenait, étreignait, un mouchoir. Ou était-ce un Kleenex ? La corde autour des poignets descendait jusqu’aux chevilles qui étaient liées ensemble, et puis descendait au bas du lit où elle était attachée à une barre transversale, un travail très compliqué et très habile. Pensez au temps que ça avait dû prendre ! Et elle était couchée là, folle de terreur. Eh bien, elle portait des bijoux, deux bagues, ce qui est une des raisons pour lesquelles j’ai toujours rejeté le vol comme mobile, et une robe de chambre, et une chemise de nuit blanche, et des chaussettes blanches. Elle avait été bâillonnée avec du sparadrap, mais on lui avait tiré dessus à bout portant, dans le côté de la tête, et l’explosion – l’impact – avait fait sauter le sparadrap. Elle avait les yeux ouverts. Grands ouverts. Comme si elle regardait encore le tueur. Parce que forcément, elle a dû le surveiller en train de faire ça – pointer le fusil. Personne ne disait mot. Nous étions trop stupéfiés. Je me souviens que le shérif a fouillé la pièce pour voir s’il pourrait pas trouver la douille. Mais celui qui avait fait le coup était beaucoup trop malin et calme pour avoir laissé derrière lui des indices semblables.
« Naturellement, nous nous demandions où était Mr. Clutter. Et Kenyon. Le shérif a dit : “Essayons en bas.” En premier, on a inspecté la grande chambre à coucher, la pièce où Mr. Clutter dormait. Les couvertures étaient tirées, et, au bout du lit, il y avait un porte-billets avec des papiers en désordre, comme si quelqu’un les avait examinés rapidement à la recherche de quelque chose de particulier, une note, une reconnaissance de dette, Dieu sait quoi. Le fait qu’il n’y avait pas d’argent dedans ne signifiait rien, dans un sens ou dans l’autre. C’était le porte-billets de Mr. Clutter et il ne portait jamais d’argent sur lui. Même moi, je savais ça, et je n’étais à Holcomb que depuis deux mois. Une autre chose que je savais, c’était que ni Mr. Clutter ni Kenyon ne voyaient goutte sans leurs lunettes. Et celles de Mr. Clutter étaient là, posées sur le bureau. De sorte que je me suis dit : où qu’ils soient, ils n’y sont pas allés de leur plein gré. Nous avons regardé partout, et tout était en ordre : pas de signe de lutte, rien de dérangé. Sauf le bureau où le téléphone était décroché et les fils coupés, même chose que dans la cuisine. Le shérif Robinson a trouvé des fusils de chasse dans une armoire, et il les a sentis pour voir si on s’en était servi récemment. Il a dit que non, et – je n’ai jamais vu un homme plus dérouté – il a demandé : “Bon Dieu, où Herb peut-il bien être ?” C’est à peu près à ce moment-là qu’on a entendu des bruits de pas. Montant l’escalier du sous-sol. “Qui est-ce ?” dit le shérif, comme s’il était prêt à tirer. Et une voix a dit : “C’est moi, Wendle.” C’était bien Wendle Meier, le shérif adjoint. Apparemment, il était venu à la maison et ne nous avait pas vus, alors il était descendu inspecter le sous-sol. Le shérif lui a dit, et en un sens il faisait pitié : “Wendle, j’y comprends rien. Il y a deux corps en haut. – Eh bien, a dit Wendle, il y en a un autre en bas.” Alors, nous l’avons suivi au sous-sol. J’imagine que vous appelleriez ça une salle de jeu. Il ne faisait pas noir, il y avait des fenêtres qui laissaient entrer beaucoup de lumière. Kenyon était dans un coin, étendu sur un canapé. Il avait été bâillonné avec du sparadrap et il avait eu les pieds et les mains liés, comme sa mère – le même procédé compliqué par lequel la corde allant des mains aux pieds était finalement attachée à un des bras du canapé. En un sens, c’est Kenyon qui m’obsède le plus. Je crois que c’est parce qu’il était le moins méconnaissable, celui qui se ressemblait le plus bien qu’on lui ait tiré dans le visage, directement, à bout portant. Il portait un maillot de corps et un blue-jean, et il était pieds nus, comme s’il s’était habillé à la hâte, comme s’il avait simplement enfilé la première chose qui lui était tombée sous la main. On lui avait calé la tête avec des oreillers, comme s’ils avaient été fourrés sous lui pour faire une cible plus facile.
« Puis le shérif a dit : “Où est-ce que ça mène ?” Il voulait dire une autre porte, là, dans le sous-sol. Le shérif a ouvert la marche, mais à l’intérieur on pouvait pas voir le bout de son nez jusqu’à ce que Mr. Ewalt trouve l’interrupteur. C’était la salle de la chaudière, et il y faisait très chaud. Dans le pays, les gens installent un chauffage central au gaz naturel qu’ils tirent tout droit du sol. Ça leur coûte pas un sou, c’est pourquoi toutes les maisons sont surchauffées. Eh bien, j’ai jeté un coup d’œil à Mr. Clutter, et c’était difficile de regarder une deuxième fois. Je savais qu’une telle quantité de sang n’avait pas été causée par une simple décharge de fusil. Et je ne me trompais pas. On lui avait tiré dessus, c’est vrai, comme Kenyon, avec le fusil maintenu droit devant le visage. Mais il était probablement mort avant d’avoir reçu le coup de fusil. Ou, de toute façon, mourant. Parce qu’il avait eu la gorge tranchée aussi. Il portait un pyjama rayé, rien d’autre. Il était bâillonné ; le sparadrap avait été enroulé tout autour de sa tête. Ses chevilles étaient liées ensemble, mais pas ses mains, ou, plutôt, il avait réussi, Dieu sait comment, peut-être à force de fureur ou de souffrance, à rompre la corde qui lui liait les mains. Il était étendu devant la chaudière. Sur une grande boîte de carton qui semblait avoir été placée là tout spécialement. Un emballage pour matelas. Le shérif a dit : “Regarde ici, Wendle.” Ce qu’il montrait du doigt était une empreinte de pied tachée de sang. Sur la boîte à matelas. L’empreinte de la moitié d’une semelle avec des cercles, deux trous dans le centre, comme une paire d’yeux. Puis l’un de nous – Mr. Ewalt ? je ne me souviens plus – a attiré notre attention sur autre chose. Une chose que je ne peux oublier. Il y avait un tuyau au-dessus, et un bout de corde y était noué, pendait, le genre de corde que le tueur avait utilisée. Selon toute évidence, à un moment donné, Mr. Clutter y avait été attaché, pendu par les mains, puis on l’avait détaché. Mais pourquoi ? Pour le torturer ? J’imagine qu’on ne le saura jamais. On ne saura jamais qui a fait ça, ni pourquoi, ni ce qui s’est passé dans cette maison cette nuit-là.
« Au bout d’un moment, la maison a commencé à se remplir. Les ambulances sont arrivées, et le coroner, et le pasteur méthodiste, un photographe de la police, des gendarmes, des types de la radio et de la presse. Oh ! toute une bande. On était allé chercher la plupart d’entre eux à l’église et ils se conduisaient comme s’ils s’y trouvaient encore. Très calmes. Parlant à voix basse. On aurait dit que personne ne pouvait en croire ses yeux. Un gendarme m’a demandé si j’avais quelque chose à faire ici, et dit que sinon je ferais mieux de partir. Dehors, sur la pelouse, j’ai vu l’assistant du shérif qui parlait à un homme – Alfred Stoecklein, le valet de ferme. Apparemment Stoecklein demeurait à pas plus de cent mètres de la maison des Clutter, et ils n’étaient séparés que par une grange. Mais il racontait qu’il n’avait pas entendu le moindre bruit ; il a dit : “Y a seulement cinq minutes je ne savais rien, quand un de mes gosses s’est amené en courant et nous a dit que le shérif était ici. Moi et la patronne, on a pas dormi deux heures la nuit dernière, on a passé notre temps à nous lever et à nous coucher, parce qu’on a un bébé malade. Mais la seule chose qu’on a entendue aux environs de 10 h 30-11 heures moins le quart, c’est une voiture qui s’éloignait et j’ai fait la remarque à la patronne : “V’là Bob Rupp qui s’en va.” Je me suis mis à marcher vers chez moi, et à mi-chemin sur l’allée, j’ai vu le vieux colley de Kenyon, et ce chien était effrayé. Il est resté là, la queue entre les jambes, il n’a pas aboyé ou bougé. Et à voir le chien, ça m’a ramené à moi en un certain sens. J’avais été trop ahuri, trop glacé, pour sentir toute la vilenie de la chose. Les souffrances. L’horreur. Ils étaient morts. Toute une famille. Des gens amicaux, gentils, des gens que je connaissais, assassinés. Il fallait le croire, parce que c’était bien vrai.” »
*
Huit trains express traversent Holcomb comme l’éclair toutes les vingt-quatre heures. Deux d’entre eux ramassent et déposent le courrier, opération qui a ses côtés délicats, comme l’explique avec vivacité la personne qui en est responsable. « Oui m’sieur, il faut pas être manchot. Ces trains qui passent ici, des fois ils font du cent à l’heure. Rien que le vent, mais voyons donc, c’est assez pour vous renverser. Et quand ces sacs postaux arrivent en plein vol, grand Dieu ! c’est comme si vous étiez pilier de mêlée dans une équipe de rugby : Boum ! Boum ! boum ! C’est pas que je me plaigne, remarquez. C’est du travail honnête, du travail de fonctionnaire, et ça me tient en forme. » La postière de Holcomb, Mrs. Sadie Truitt – ou la Mère Truitt, comme les gens de la ville l’appellent – a en effet l’air plus jeune que son âge qui est soixante-quinze ans. Une veuve robuste, au visage tanné, portant des bonnets de grand-mère et des bottes de cow-boy (« Les choses les plus confortables qu’on puisse avoir aux pieds, douces comme des plumes de plongeon »), la Mère Truitt est la doyenne des citoyens originaires de Holcomb. « Il y avait une époque où tout le monde ici était parent avec moi. Dans ce temps-là, on appelait cet endroit Sherlock. Puis cet étranger s’est amené. Un nommé Holcomb. Éleveur de cochons, qu’il était. Il faisait de l’argent, et il a décidé que la ville devrait porter son nom. Aussitôt que ça a été fait, le v’là-t-y pas qu’il vend et qu’il part en Californie. Pas nous. Je suis née ici, mes enfants sont nés ici. Et nous voici ! » Un de ses enfants est Mrs. Myrtle Clare, qui est justement receveuse des postes de l’endroit. « Seulement, allez pas vous imaginer que c’est comme ça que j’ai eu cette position du gouvernement. Myrt voulait même pas que je l’aie. Mais c’est un boulot qu’on obtient à l’enchère. C’est celui qui fait l’offre la plus basse qui l’emporte. Et c’est toujours moi – si basse qu’une chenille pourrait jeter un coup d’œil par-dessus. Ah, ah ! J’vous assure que ça fait râler les hommes. Y en a un tas qui voudraient bien être postiers, oui m’sieur. Mais j’me demande s’ils aimeraient toujours ça quand il neige aussi haut que ce bon Mr. Primo Carnera, ou quand le vent est assez fort pour vous renverser et que ces sacs arrivent en planant : Ahan ! Boum ! »
Dans le métier de la Mère Truitt, le dimanche est un jour ouvrable comme n’importe quel autre. Le 15 novembre, alors qu’elle attendait le train de 10 h 32 en direction de l’ouest, elle fut étonnée de voir deux ambulances traverser la voie et prendre la direction de la propriété des Clutter. L’incident la poussa à faire ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant, abandonner son poste. Peu importe où le courrier allait tomber, c’étaient des nouvelles que Myrt devait entendre sur-le-champ.
Les gens de Holcomb appellent leur bureau de poste l’« Édifice du Gouvernement fédéral », ce qui semble être un titre un peu trop pompeux pour une baraque poussiéreuse et pleine de courants d’air. Il y a des fuites au plafond, les lames du parquet branlent, les boîtes aux lettres ne ferment pas, les ampoules sont cassées, l’horloge s’est arrêtée. « Oui, c’est une vraie honte, admet la dame sarcastique, plutôt originale et vraiment imposante, qui trône sur ce désordre. Mais les timbres sont bons, n’est-ce pas ? De toute façon, je m’en fous pas mal. De mon côté, derrière le comptoir, c’est vraiment confortable. J’ai mon rocking-chair, et un bon poêle à bois, et une cafetière et un tas de choses à lire. »
Mrs. Clare est un personnage bien connu dans le comté de Finney. Elle ne doit pas sa célébrité à son occupation actuelle mais à une autre, antérieure : tenancière de dancing, incarnation que ne laisse pas deviner son apparence. C’est une femme décharnée, portant des pantalons, des chemises à carreaux et des bottes de cow-boy, une rouquine au caractère irascible, qui cache son âge (« À moi de le savoir, à vous de le deviner »), mais pas ses opinions qu’elle révèle avec empressement la plupart du temps, d’une voix dont le registre et la pénétration évoquent le chant du coq. Jusqu’en 1955, elle avait dirigé avec feu son mari le Pavillon de Danse de Holcomb, établissement qui attirait, en raison de son unicité dans la région, à cent miles à la ronde, une clientèle qui aimait lever le coude et lever la jambe, et dont la conduite attirait à son tour, de temps à autre, l’attention du shérif. « On a eu de mauvaises passes, bien sûr, dit Mrs. Clare en racontant ses souvenirs. Certains de ces péquenots aux jambes arquées, vous leur donnez un peu de gnôle et ils deviennent comme des Peaux-Rouges, ils veulent scalper tout ce qu’ils perçoivent. Naturellement, on vendait que des imitations, jamais de vraie gnôle. On l’aurait pas fait, même si ça avait été légal. Mon mari, Homer Clare, il désapprouvait ça ; moi aussi. Un jour Homer Clare – il est mort voici sept mois et douze jours aujourd’hui, après une opération de cinq heures à Oregon – il m’a dit : “Myrt, on a passé notre vie en enfer, maintenant on va mourir au paradis.” Le lendemain, on a fermé la salle de danse. Je ne l’ai jamais regrettée. Oh ! bien sûr, au début, ça me manquait de ne plus être un oiseau de nuit, les airs de danse, la gaieté. Mais maintenant que Homer n’est plus là, je suis bien contente de faire mon travail ici dans l’Édifice du Gouvernement. M’asseoir un moment. Boire une tasse de café. »
En fait, ce dimanche matin-là, Mrs. Clare venait juste de se verser une tasse de café tout frais quand la Mère Truitt arriva.
« Myrt ! » dit-elle, mais elle ne put continuer avant d’avoir repris son souffle. « Myrt, y a deux ambulances qui sont allées chez les Clutter. »
Sa fille dit : « Où est le 10 h 32 ?
— Des ambulances. Chez les Clutter…
— Et alors, quoi ? C’est seulement Bonnie. Une de ses crises. Où est le 10 h 32 ? »
La Mère Truitt se tut ; comme toujours, Myrt connaissait la réponse, jouissait du dernier mot. Puis une pensée lui vint à l’esprit. « Mais, Myrt, si c’est seulement Bonnie, pourquoi deux ambulances ? »
Une question sensée, comme dut l’admettre Mrs. Clare qui admirait la logique bien qu’elle l’interprétât d’une façon curieuse. Elle dit qu’elle allait téléphoner à Mrs. Helm. « Mabel devrait savoir », dit-elle.
La conversation avec Mrs. Helm dura plusieurs minutes et troubla au plus haut point la Mère Truitt, qui ne put en saisir que les réponses monosyllabiques et réservées de sa fille. Pis encore, quand sa fille raccrocha, elle n’assouvit pas la curiosité de la vieille femme ; au lieu de cela, elle but tranquillement son café, prit place à son bureau et commença à oblitérer une pile de lettres.
« Myrt, dit la Mère Truitt. Pour l’amour de Dieu. Qu’est-ce que Mabel a dit ?
— Ça me surprend pas, dit Mrs. Clare. Quand on pense que Herb Clutter a passé toute sa vie en coup de vent, venant ici à la course pour prendre son courrier sans jamais une minute pour dire bonjour-et-merci, se précipitant dans tous les sens comme un poulet qui vient de se faire couper la tête, s’inscrivant dans des clubs, dirigeant tout, obtenant des emplois que d’autres personnes désiraient peut-être. Et regarde-moi ça maintenant, tout ça l’a rattrapé. Eh bien, il se pressera plus jamais.
— Pourquoi, Myrt ? Pourquoi qu’il se pressera plus ? »
Mrs. Clare éleva la voix. « parce qu’il est mort. Et Bonnie aussi. Et Nancy. Et le fils. Quelqu’un les a tués.
— Myrt, dis pas des choses comme ça. Qui les a tués ? »
Sans cesser d’oblitérer des lettres, Mrs. Clare répondit : « Le type dans l’avion. Celui que Herb a poursuivi parce qu’il s’était écrasé dans ses arbres fruitiers. Si c’est pas lui, c’est peut-être toi. Ou quelqu’un de l’autre côté de la rue. Tous les voisins sont des serpents à sonnettes. Des vermines qui attendent l’occasion de vous claquer la porte au nez. Dans le monde entier, c’est la même chose. Tu le sais bien.
— Non, dit la Mère Truitt en se mettant les mains sur les oreilles. Je ne sais pas ces choses-là.
— Des vermines.
— J’ai peur, Myrt.
— Peur de quoi ? Quand ton heure arrive, elle arrive. Et les larmes te sauveront pas. » Elle avait remarqué que sa mère avait commencé à en verser quelques-unes. « Quand Homer est mort, j’ai épuisé toute la peur que j’avais en moi, et tout le chagrin aussi. S’il y a quelqu’un en liberté dans les parages et qui veut me couper la gorge, j’lui souhaite bien de la chance. Quelle différence ça peut bien faire ? Pour l’éternité, ça revient au même. N’oublie pas : si un oiseau transportait chaque grain de sable, grain à grain, de l’autre côté de l’océan, quand il aurait tout amené de l’autre côté, ce ne serait que le début de l’éternité. Alors, essuie-toi le nez. »
*
La sinistre nouvelle, annoncée du haut des chaires d’églises, répandue par les fils téléphoniques, rendue publique par KIUL, la station de radio de Garden City (« Une tragédie, incroyable et bouleversante au-delà de toute expression, a frappé quatre membres de la famille Herb Clutter, tard dans la nuit de samedi ou de bonne heure aujourd’hui. La mort, brutale et sans mobile apparent… »), produisit chez le destinataire moyen une réaction plus proche de celle de la Mère Truitt que de celle de Mrs. Clare : un étonnement qui se changea en consternation ; une superficielle sensation d’horreur qu’approfondirent rapidement les sources froides de la peur individuelle.
Le café Chez Hartman, qui comprend quatre tables grossièrement faites et un comptoir, ne pouvait recevoir qu’une partie des causeurs effrayés, des hommes pour la plupart, qui désiraient s’y rencontrer. La propriétaire, Mrs. Bess Hartman, femme décharnée et pas sotte, aux cheveux gris et or coupés court et aux yeux verts pleins d’autorité, est une cousine de Mrs. Clare, la receveuse des postes, dont elle peut égaler, sinon surpasser, la franchise. « Y a des gens qui disent que je suis une dure à cuire, mais pour sûr que l’histoire des Clutter m’a coupé le sifflet, dit-elle par la suite à une amie. Imagine quelqu’un qui fasse un truc comme ça ! La première fois que j’en ai entendu parler, quand tout le monde s’engouffrait ici en racontant toutes sortes d’histoires effarantes, j’ai d’abord pensé à Bonnie. Bien sûr, c’est idiot, mais on ne connaissait pas les faits, et bien des gens pensaient que peut-être, à cause de ses crises. Maintenant, on ne sait plus quoi penser. Ça a dû être un meurtre de vengeance. Fait par quelqu’un qui connaissait la maison comme sa poche. Mais qui haïssait les Clutter ? Je n’ai jamais entendu dire un mot contre eux ; c’était une famille aussi bien vue qu’il est possible de l’être, et si quelque chose comme ça pouvait leur arriver à eux, alors, qui est en sécurité, je te le demande. Il y avait un vieux qui était assis ici ce dimanche-là, et il a mis le doigt dessus, la raison que personne ne peut dormir ; il a dit : “Ici, tout ce qu’on a, c’est nos amis. Y a rien d’autre.” En un sens, c’est la partie la plus terrible du crime. Il n’y a rien de pire que des voisins qui peuvent pas se regarder sans une sorte d’interrogation ! Oui, c’est difficile de vivre comme ça, mais si jamais on trouve celui qui a fait ça, je suis certaine que ça va être une surprise plus grande que les meurtres eux-mêmes. »
Mrs. Bob Johnson, la femme de l’agent de la compagnie d’assurances New York Life, est une excellente cuisinière, mais le repas du dimanche qu’elle avait préparé ne fut pas mangé – du moins, pas tant qu’il était chaud – car, juste comme son mari allait plonger le couteau dans le faisan rôti, il reçut un coup de fil d’un ami. « Et, rappelle-t-il plutôt lugubrement, c’est comme ça que j’ai appris ce qui s’était passé à Holcomb. Je ne pouvais pas y croire. Ça me coûtait trop cher. Grand Dieu, j’avais le chèque de Clutter, juste là dans ma poche. Un bout de papier qui valait quatre-vingt mille dollars. Si ce que j’avais entendu était vrai. Mais j’ai pensé : Ça ne peut pas être vrai, il doit y avoir une erreur, des choses comme ça n’arrivent pas, on vend pas une grosse police d’assurance à un type pour le retrouver mort la minute d’après. Assassiné. Ce qui signifiait une double indemnité. Je ne savais pas quoi faire. J’ai appelé le directeur de notre bureau à Wichita. Je lui ai dit que j’avais le chèque mais que je ne l’avais pas encore expédié, et je lui ai demandé ce qu’il me conseillait de faire. Eh bien, c’était une situation délicate. Paraît que, légalement, nous n’étions pas obligés de payer. Mais moralement, c’était une autre question. Naturellement, on a décidé d’agir selon la morale. »
Les deux personnes qui bénéficièrent de cette attitude honorable – Eveanna Jarchow et sa sœur Beverly, seules héritières de la succession de leur père – étaient en route vers Garden City quelques heures à peine après l’horrible découverte. Beverly venant de Winfield, Kansas, où elle se trouvait en visite chez son fiancé ; Eveanna de chez elle, de Mount Carroll, Illinois. Au cours de la journée, graduellement, d’autres parents furent avertis ; parmi eux, le père de Mr. Clutter, ses deux frères, Arthur et Clarence, et sa sœur, Mrs. Harry Nelson, tous de Lamed, Kansas, et une deuxième sœur, Mrs. Elaine Selsor, de Palatka, Floride. On prévint également les parents de Bonnie Clutter, Mr. et Mrs. Arthur B. Fox, qui habitent Pasadena, Californie, et ses trois frères : Harold, de Visalia, Californie ; Howard, d’Oregon. Illinois ; et Glenn, de Kansas City, Kansas. En fait, on téléphona ou télégraphia à la plupart de ceux qui étaient sur la liste d’invités des Clutter pour Thanksgiving, et la majorité se mit en route sur-le-champ pour ce qui allait être une réunion familiale non pas autour d’une table de festin mais à un enterrement collectif.
À la Maison des enseignants, Wilma Kidwell fut obligée de se maîtriser pour calmer sa fille, car Susan, les yeux bouffis, secouée de nausées, répétait avec insistance, inconsolable, qu’elle devait courir jusqu’à la ferme des Rupp, à trois miles de là. « Tu te rends compte, maman ? disait-elle. Si Bobby apprend la nouvelle ? Il l’aimait. Nous l’aimions tous les deux. Il faut que ce soit moi qui le lui dise. »
Mais Bobby savait déjà. En rentrant chez lui, Mr. Ewalt s’était arrêté à la ferme des Rupp et avait consulté son ami Johnny Rupp, père de huit enfants dont Bobby est le troisième. Les deux hommes se rendirent ensemble au dortoir, une bâtisse séparée de la ferme même, qui est trop petite pour accueillir tous les enfants Rupp. Les garçons habitent le dortoir, les filles « la maison ». Ils trouvèrent Bobby en train de faire son lit. Il écouta Mr. Ewalt, ne posa pas de questions et le remercia d’être venu. Après quoi il demeura debout dehors au soleil. La propriété des Rupp se trouve sur une hauteur, un plateau exposé d’où il pouvait voir les terres embrasées, moissonnées, de River Valley Farm, spectacle qui retint son attention pendant une heure peut-être. Ceux qui essayèrent de le distraire ne le purent pas. La cloche du déjeuner sonna, et sa mère lui cria de rentrer, l’appela jusqu’à ce que son mari dise finalement : « Non. Vaut mieux le laisser seul. » Larry, un de ses frères, refusa aussi d’obéir aux appels de la cloche. Il tournait autour de Bobby, désireux de l’aider mais ne sachant que faire, bien que son frère lui eût-dit de « ficher le camp ». Plus tard, quand son frère sortit de son immobilité et se mit en marche, se dirigeant, par la route et à travers les champs, vers Holcomb, Larry le poursuivit. « Eh ! Bobby. Écoute. Si on va quelque part, pourquoi pas prendre la voiture ? » Son frère ne voulait pas répondre. Il marchait d’un pas déterminé, il courait en fait, mais Larry n’avait aucune difficulté à le suivre. Quoiqu’il ne fût âgé que de quatorze ans, il était le plus grand des deux, celui qui avait la plus forte carrure, les plus longues jambes – Bobby était un peu plus petit que la moyenne, en dépit de toutes ses prouesses athlétiques –, râblé mais élancé, un garçon bien proportionné, avec un beau visage ouvert, aux traits assez ordinaires. « Eh ! Bobby. Écoute. On ne te laissera pas la voir. Ça te servira à rien. » Bobby se tourna vers lui et dit : « Va-t’en. Retourne à la maison. » Le jeune frère resta en arrière, puis il le suivit à distance. Malgré le froid sec, l’éclat aride du jour, les deux garçons étaient en nage quand ils s’approchèrent d’une barricade que les gendarmes avaient dressée à l’entrée de River Valley Farm. De nombreux amis de la famille Clutter ainsi que des étrangers venus des quatre coins du comté de Finney s’étaient attroupés sur les lieux, mais nul d’entre eux n’obtint la permission de franchir la barricade qui, peu après l’arrivée des frères Rupp, fut brièvement soulevée pour permettre la sortie de quatre ambulances, le nombre dont on avait finalement eu besoin pour emmener les victimes, et d’une voiture pleine d’hommes appartenant au bureau du shérif, des hommes qui, en ce moment même, mentionnaient le nom de Bobby Rupp. Car Bobby, comme il allait l’apprendre avant la tombée de la nuit, était leur suspect numéro un.
De la fenêtre de son salon, Susan Kidwell vit le cortège blanc passer doucement, et elle le suivit du regard jusqu’à ce qu’il eût tourné le coin et que la poussière facilement soulevée de la rue non pavée fût retombée. Elle contemplait encore la scène lorsque Bobby, suivi de son grand frère cadet, fit son apparition, personnage tremblant qui se dirigeait vers elle. Elle vint à sa rencontre sous la véranda. Elle dit : « Je voulais tellement te le dire. » Bobby se mit à pleurer. Larry demeura en bordure de la cour de la Maison des enseignants, appuyé contre un arbre. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu Bobby pleurer, et il ne voulait pas voir ça, alors il baissa les yeux.
*
Loin de là, dans la ville d’Olathe, dans une chambre d’hôtel où les stores des fenêtres obscurcissaient le soleil de midi, Perry dormait, avec un poste de radio portatif gris qui murmurait à côté de lui. À part ses bottes qu’il avait enlevées, il ne s’était pas donné la peine de se déshabiller. Il s’était simplement laissé tomber à plat ventre en travers du lit, comme si le sommeil était une arme qui l’avait frappé par-derrière. Les bottes noires à boucles d’argent trempaient dans une cuvette remplie d’eau chaude et vaguement teintée de rose.
À quelques miles au nord, dans l’agréable cuisine d’une ferme modeste, Dick ingurgitait un repas dominical. Les autres convives – sa mère, son père, son jeune frère – ne remarquèrent rien d’inhabituel dans son comportement. Il était arrivé à la maison à midi, il avait embrassé sa mère, avait répondu sans se faire prier aux questions que lui posa son père à propos de son prétendu voyage d’une journée et une nuit à Fort Scott, et il s’était assis pour manger, semblant tout à fait normal. Quand le repas fut terminé, les trois hommes de la famille s’installèrent dans le salon pour regarder un match de basket-ball télévisé. Le programme venait à peine de commencer lorsque le père fut renversé d’entendre Dick ronfler ; comme il en fit la remarque au jeune frère, il n’aurait jamais pensé vivre assez vieux pour voir Dick dormir plutôt que de regarder une partie de basket-ball. Mais, bien sûr, il ne comprenait pas à quel point Dick était fatigué, il ne savait pas que son fils assoupi avait, entre autres, conduit plus de huit cent miles au cours des dernières vingt-quatre heures