Le jeune homme s’appelait Floyd Wells ; il était de petite taille et n’avait presque pas de menton. Il avait tâté de plusieurs métiers : soldat, ouvrier agricole, mécanicien, voleur ; ce dernier lui avait valu une peine de trois à cinq ans au pénitencier de l’État du Kansas. Mardi soir 17 novembre 1959, il était couché dans sa cellule, les oreilles collées à un casque radiophonique. Il écoutait un bulletin de nouvelles, mais la voix du speaker et la monotonie des événements de la journée (« Le chancelier Konrad Adenauer est arrivé à Londres aujourd’hui pour une série d’entretiens avec le Premier ministre Harold Macmillan… Le président Eisenhower a passé soixante-dix minutes avec le Dr. T. Keith Glennan à étudier les problèmes spatiaux et le budget pour l’exploration de l’espace ») étaient sur le point de l’endormir. Mais il sortit instantanément de sa torpeur lorsqu’il entendit : « Les enquêteurs qui se penchent sur le tragique assassinat de quatre des membres de la famille Herbert W. Clutter ont fait appel au public pour obtenir toute information qui pourrait aider à résoudre ce crime déconcertant. Clutter, son épouse et leurs deux enfants adolescents ont été trouvés assassinés dans leur ferme, près de Garden City, de bonne heure dimanche dernier. Chacune des victimes avait été attachée, bâillonnée et tuée d’un coup de fusil de chasse de calibre 12 dans la tête. Les enquêteurs admettent qu’ils ne peuvent découvrir aucun mobile à ce crime que Logan Sanford, directeur du Kansas Bureau of Investigation, a appelé le plus pervers de l’histoire du Kansas. Clutter, cultivateur bien connu et anciennement nommé par Eisenhower membre de la Commission fédérale du crédit agricole… »
Wells était renversé. Comme il devait décrire sa réaction par la suite, « c’est à peine si j’y croyais ». Il avait pourtant de bonnes raisons de le faire car non seulement il avait connu la famille assassinée, mais il savait très bien qui les avait assassinés.
Tout avait commencé très longtemps auparavant, onze ans plus tôt, à l’automne de 1948, quand Wells avait dix-neuf ans. Il errait « à travers le pays en quelque sorte, prenant les boulots qui se présentaient », comme il le rappela. « Toujours est-il que je me suis retrouvé là-bas dans l’ouest du Kansas. Près de la frontière du Colorado. Je cherchais du travail et je m’informais à droite et à gauche ; j’ai entendu dire qu’il se pourrait bien qu’ils aient besoin d’un garçon de ferme à River Valley Farm ; c’est comme ça que Mr. Clutter appelait son endroit. En effet, il m’a engagé. J’imagine que je suis resté là un an, tout l’hiver en tout cas, et quand je suis parti c’était simplement parce que j’avais envie de reprendre la route. Je voulais continuer mon chemin. Pas parce que je m’étais querellé avec Mr. Clutter. Il me traitait bien, comme tous ceux qui travaillaient pour lui ; par exemple, si vous étiez un peu fauché avant le jour de paie, il vous passait toujours un billet de cinq ou de dix dollars. Il payait de bons salaires et, si vous le méritiez, il mettait pas une éternité à vous donner une prime. En fait Mr. Clutter était une des personnes que j’ai connues qui me plaisaient le plus. Toute la famille. Mrs. Clutter et les quatre gosses. Quand je les ai connus, les deux plus jeunes, ceux qui ont été tués – Nancy et le petit garçon qui portait des lunettes – c’étaient que des bébés, peut-être cinq ou six ans. Les deux aînées – y en a une qui s’appelait Beverly, l’autre je me souviens pas de son nom – étaient déjà au lycée. Une belle famille, vraiment bien. J’les ai jamais oubliés. Je suis parti de là aux alentours de 1949. Je me suis marié, j’ai divorcé, j’ai fait mon service, d’autres trucs sont arrivés, le temps a passé comme on dirait, et en 1959 – juin 1959 – dix ans après avoir vu Mr. Clutter pour la dernière fois, j’ai été envoyé à Lansing. Pour avoir cambriolé ce magasin d’accessoires. Accessoires électriques. Mon idée, c’est que je voulais mettre la main sur quelques tondeuses électriques. Pas pour les vendre. J’allais démarrer un service de location de tondeuses à gazon. Comme ça, voyez-vous, j’aurais eu une petite affaire bien stable à moi tout seul. Bien sûr, ça n’a rien donné, sauf que j’ai tiré de trois à cinq ans. Sinon, je n’aurais jamais rencontré Dick et peut-être que Mr. Clutter serait pas dans sa tombe. Mais on n’y peut rien. C’est comme ça. Le hasard a voulu que je fasse la connaissance de Dick.
« C’était le premier type avec qui j’ai partagé ma cellule. On a été ensemble un mois j’imagine. Juin et une partie de juillet. Il achevait une peine de trois à cinq ans ; il devait être libéré sur parole en août. Il parlait beaucoup de ce qu’il avait l’intention de faire en sortant de prison. Il disait qu’il irait peut-être dans le Nevada, dans une de ces villes où il y a des bases de fusées, qu’il s’achèterait un uniforme et se ferait passer pour un officier d’aviation. Comme ça, il pourrait écouler toute une série de chèques sans provision. C’était une des idées qu’il m’a indiquées. (Personnellement j’ai jamais cru que ça collerait. J’admets que c’était un malin, mais il avait pas le physique de l’emploi. Il ressemblait pas du tout à un officier d’aviation.) D’autres fois, il mentionnait ce copain à lui, Perry, un métis indien avec qui il avait partagé sa cellule. Et les grands coups qu’ils allaient monter, lui et Perry, quand ils se retrouveraient. Je ne l’ai jamais rencontré, Perry. Jamais vu. Il avait déjà quitté Lansing, libéré sur parole. Mais Dick disait toujours qu’il pourrait compter sur Perry Smith comme associé si l’occasion d’une affaire vraiment importante se présentait.
« Je ne me souviens pas exactement comment on en est arrivé à parler de Mr. Clutter pour la première fois. Ça a dû être quand on parlait de boulots, les différentes sortes de travail qu’on avait fait. Dick était un spécialiste en mécanique automobile, et il n’avait presque jamais fait autre chose. Sauf une fois où il avait eu un boulot comme chauffeur d’ambulance. Il cessait pas de se vanter à ce propos. Les infirmières et tout ce qu’il avait fait avec elles à l’arrière de l’ambulance. De toute façon, je lui ai raconté que j’avais travaillé un an dans une exploitation considérable de terres à blé dans l’ouest du Kansas. Pour Mr. Clutter. Il voulait savoir si Mr. Clutter était un homme riche. J’ai dit que oui. Oui il était riche. En fait, j’ai dit que Mr. Clutter m’avait raconté un jour qu’il avait dépensé dix mille dollars dans une semaine. Je veux dire que ça lui coûtait parfois dix mille dollars par semaine pour faire marcher son affaire. Après ça, Dick ne cessait pas de me demander des renseignements sur la famille. Combien étaient-ils ? Quel âge auraient les gosses maintenant ? Comment se rendait-on à la maison exactement ? Quelle en était la disposition ? Mr. Clutter avait-il un coffre-fort ? Je ne cacherai pas que je lui ai dit qu’il en avait un. Parce qu’il me semblait me souvenir d’un genre d’armoire, ou de coffre-fort ou autre, juste derrière le secrétaire dans la pièce qui servait de bureau à Mr. Clutter. En moins de deux, v’là t’y pas que Dick s’est mis à parler de tuer Mr. Clutter. Il disait que lui et Perry allaient se rendre là-bas et cambrioler l’endroit et qu’ils allaient tuer tous les témoins, les Clutter et toute autre personne qui se trouverait sur place. Il m’a décrit une douzaine de fois comment il allait le faire, comment lui et Perry allaient attacher ces gens et les abattre. Je lui ai dit : “Dick, tu t’en tireras pas comme ça.” Mais je peux pas dire honnêtement que j’ai essayé de le dissuader. Parce que j’ai pas cru une seconde qu’il avait vraiment l’intention de le faire. J’croyais que c’était juste des paroles en l’air. On entend un tas de trucs comme ça à Lansing. En fait, c’est à peu près tout ce qu’on entend : ce qu’un type va faire à sa libération, les hold-up et les cambriolages, etc. La plupart du temps, c’est que des fanfaronnades. Personne prend ça au sérieux. C’est pourquoi, quand j’ai entendu ce que j’ai entendu à la radio, eh bien, c’est à peine si j’y croyais. Malgré tout, c’est arrivé. Juste comme Dick l’avait dit. »
C’était la version de Floyd Wells, bien qu’il fût loin de la raconter pour le moment. Il avait peur, car si les autres prisonniers apprenaient qu’il allait cafarder auprès du directeur de la prison, alors sa vie, comme il le disait, « ne vaudrait pas un coyote mort ». Une semaine s’écoula. Il écoutait la radio, il suivait les comptes rendus dans les journaux, et dans l’un de ceux-ci il lut qu’un journal du Kansas, le Hutchinson News, offrait une récompense de mille dollars pour toute information conduisant à la capture à et la condamnation de la personne ou des personnes coupables des meurtres Clutter. Un élément intéressant ; ça incita presque Wells à parler. Mais il avait encore trop peur, et sa crainte n’était pas provoquée par les autres prisonniers essentiellement. Il y avait aussi la possibilité que les autorités l’accusent d’avoir trempé dans le crime. Après tout, c’était lui qui avait guidé Dick jusqu’à la porte des Clutter ; on pourrait certainement prétendre qu’il connaissait les intentions de Dick. De quelque façon qu’on envisageât les choses, sa situation était curieuse et ses excuses discutables. Alors il se tut, et dix autres jours s’écoulèrent. Décembre succéda à novembre, et ceux qui enquêtaient sur l’affaire demeuraient, selon les rapports de journaux qui se faisaient de plus en plus brefs (les journalistes de la radio avaient cessé de mentionner le sujet), pratiquement au même point que le matin de la tragique découverte.
Mais lui, il savait. Actuellement, torturé par le besoin de « parler à quelqu’un », il se confia à un autre prisonnier. « Un ami intime. Un catholique. Très porté sur la religion. Il m’a demandé : “Alors Floyd, qu’est-ce que tu vas faire ?” J’ai dit… eh bien, je ne sais vraiment pas… qu’est-ce qu’il pensait que je devrais faire ? Eh bien, il était tout à fait d’avis que j’aille voir les gens que ça regardait. Il a dit qu’il pensait pas que je devrais vivre avec une chose semblable sur la conscience. Et il a dit que je pourrais le faire sans que personne à l’intérieur des murs devine que c’était moi qui avais parlé. Il a dit qu’il arrangerait ça. Alors le lendemain il a passé le mot à l’assistant du directeur de la prison, il lui a dit que je voulais être “convoqué”. Il a dit à l’assistant ; que s’il m’appelait à son bureau sous un prétexte ou un autre, peut-être que je pourrais lui dire qui avait tué les Clutter. En effet, il m’a fait venir. J’avais peur, mais je me suis souvenu de Mr. Clutter, qu’il ne m’avait jamais fait le moindre mal et qu’il m’avait donné une petite bourse avec cinquante dollars dedans pour Noël. J’ai parlé à l’assistant. Puis j’ai parlé au directeur lui-même. Et pendant que j’étais assis là, dans le bureau du directeur, Mr. Hand, il a pris le téléphone… »
*
La personne que le directeur Hand appela était Logan Sanford. Sanford écouta, raccrocha, donna plusieurs ordres, puis il téléphona à Alvin Dewey en personne. Ce soir-là, quand Dewey quitta son bureau du palais de justice de Garden City, il apporta à la maison une grosse enveloppe brune.
Quand Dewey arriva chez lui, Marie était dans la cuisine en train de préparer le dîner. Dès qu’il arriva, elle se lança dans un compte rendu des tracas domestiques. Le chat de la famille avait attaqué l’épagneul de l’autre côté de la rue et il semblait que l’un des yeux de l’épagneul fût gravement atteint. Et Paul, leur fils de neuf ans, était tombé d’un arbre. Un miracle qu’il soit encore vivant. Et puis leur fils de douze ans, l’homonyme de Dewey, était allé dans la cour pour brûler des déchets et il avait provoqué un incendie qui avait menacé le voisinage. Quelqu’un, elle ne savait pas qui, avait effectivement appelé les pompiers.
Pendant que sa femme décrivait ces mésaventures, Dewey versa deux tasses de café. Soudainement, Marie s’arrêta au milieu d’une phrase et le regarda fixement. Il avait le visage tout rouge et elle pouvait se rendre compte qu’il jubilait. Elle dit : « Alvin. Oh ! chéri. De bonnes nouvelles ? » Il lui tendit la grosse enveloppe brune sans commentaire. Elle avait les mains mouillées ; elle les essuya, s’assit à la table de la cuisine, sirota son café, ouvrit l’enveloppe et sortit les photographies d’un jeune homme blond et d’un jeune homme aux cheveux noirs et à la peau sombre, des « photos signalétiques » faites par la police. Deux dossiers à demi chiffrés accompagnaient les photos. Celui du jeune homme aux cheveux blonds disait :
Hickock, Richard Eugene (WM) 28. K.B.I. 97 093 ; F.B.I. 859 273 A. Adresse : Edgerton, Kansas. Date de naissance 6-6-31. Lieu de naissance : K.C., Kansas. Taille : 5-10. Poids : 175. Cheveux : blonds. Yeux : bleus. Carrure : puissante. Teint : rougeaud. Occup. : peintre automobile. Délit : escroquerie et fraude. Faux chèques. Libéré sur parole : 13-8-59. Par : So. K.C.K.
La seconde description disait :
Smith, Perry Edward (WM) 27-59. Lieu de naissance : Nevada. Taille : 5-4. Poids : 156. Cheveux : noirs. Délit : cambriolage et évasion. Arrêté : (en blanc). Par : (en blanc). Décision : envoyé au pénitencier du Kansas 13-3-56 du comté de Phillips. 5 à 10 ans. Arrivé le 14-3-56. Libéré sur parole : 7-6-59.
Marie examina les photographies de face et de profil de Smith : un visage arrogant, dur, pas tout à fait cependant car on y remarquait un raffinement singulier : les lèvres et le nez semblaient délicatement faits, et elle trouva que les yeux, avec leur expression humide et rêveuse, étaient plutôt jolis, plutôt sensibles, comme ceux d’un acteur. Sensibles avec quelque chose en plus : « faux ». Pas aussi faux, aussi sinistrement « criminels » que les yeux de Hickock, Richard Eugene. Pétrifiée par les yeux de Hickock, Marie se souvint d’un incident survenu lors de son enfance, d’un chat sauvage qu’elle avait un jour aperçu pris dans un piège ; bien qu’elle eût voulu le libérer, les yeux du chat, brillants de douleur et de haine, avaient anéanti sa pitié et l’avaient remplie de terreur. « Qui sont-ils ? » demanda Marie.
Dewey lui raconta l’histoire de Floyd Wells, et à la fin il dit : « Bizarre. Depuis trois semaines on concentrait notre attention de ce côté-là. Retrouver la trace de chaque homme ayant déjà travaillé chez Clutter. Maintenant, la façon dont les choses se présentent, on dirait que c’est simplement un coup de pot. Mais encore quelques jours et on aurait mis la main sur ce Wells. On aurait découvert qu’il était en prison. Et alors on aurait su la vérité. Bon Dieu, oui.
— Peut-être que c’est pas la vérité », dit Marie. Dewey et les dix-huit hommes qui l’aidaient avaient suivi des centaines de pistes débouchant dans le vide, et elle espérait le mettre en garde contre une autre déception car elle s’inquiétait de sa santé. Il avait le moral très bas ; il était émacié ; et il fumait soixante cigarettes par jour.
« Non. Peut-être pas, dit Dewey. Mais j’ai un pressentiment. »
Le ton de sa voix frappa Marie ; elle jeta un autre coup d’œil aux visages sur la table de la cuisine. « Regarde celui-ci », dit-elle en mettant un doigt sur le portrait de face du jeune homme blond. « Imagine ces yeux. Se dirigeant vers toi. » Puis elle remit les photos dans leur enveloppe. « J’aimerais autant que tu ne me les aies pas montrées. »
*
Plus tard, ce même soir, une autre femme dans une autre cuisine laissa de côté une chaussette qu’elle était en train de repriser, enleva une paire de lunettes à monture en plastique et, les pointant vers un visiteur, dit : « J’espère que vous le retrouverez, Mr. Nye. Pour son bien. On a deux fils, et c’en est un, notre premier-né. On l’aime. Mais… Oh ! je me suis rendu compte. Je me suis rendu compte qu’il aurait pas fait ses bagages. Il se serait pas sauvé. Sans dire un mot à personne, son papa ou son frère. À moins qu’il ait encore des ennuis. Qu’est-ce qui le pousse à faire ça ? Pourquoi ? » Elle jeta un coup d’œil de l’autre côté de la petite pièce, chauffée par un poêle, sur un personnage décharné enfoncé dans un rocking-chair, Walter Hickock, son mari et le père de Richard Eugene. C’était un homme aux yeux éteints et abattus, et aux mains rudes ; quand il parlait sa voix résonnait comme s’il s’en servait rarement.
« Mon gars était tout à fait normal, Mr. Nye, dit Mr. Hickock. Un athlète hors pair, toujours dans la première équipe de l’école. Basket-ball ! Baseball ! Football ! Dick était toujours le meilleur joueur. Assez bon élève aussi, avec les meilleures notes dans plusieurs branches. Histoire. Dessin industriel. Après avoir terminé ses études secondaires, en juin 1949, il voulait aller à l’Université. Faire des études d’ingénieur. Mais on ne pouvait pas. On n’avait simplement pas assez d’argent. On n’a jamais eu d’argent. Notre ferme ici, c’est seulement quarante-quatre arpents, à peine si on peut en tirer de quoi vivre. Je suppose que Dick a mal pris ça, de pas aller à l’Université. Son premier boulot a été pour le Santa Fe Railways à Kansas City. Il faisait soixante-quinze dollars par semaine. Il s’est imaginé que c’était assez pour se marier, alors lui et Carol se sont mariés. Elle avait à peine seize ans ; lui-même, il en avait à peine dix-neuf. J’ai jamais cru qu’il en sortirait quelque chose de bon. Ça n’a pas raté, non plus. »
Mrs. Hickock, une femme bien en chair avec un visage rond et doux, nullement marqué par une vie passée à travailler du lever au coucher du soleil, lui adressa un reproche : « Trois amours de petits garçons, nos petits-fils, voilà ce qui en est sorti. Et Carol est une fille adorable. Elle n’est pas à blâmer. »
Mr. Hickock continua : « Lui et Carol, ils ont loué une maison de bonnes dimensions, ils se sont acheté une voiture de luxe, ils avaient toujours des dettes. Malgré que Dick se soit bientôt mis à faire de meilleurs salaires en conduisant une ambulance. Par la suite, la compagnie Markl Buick, une grosse boîte de Kansas City, ils l’ont engagé. Comme mécanicien et peintre d’automobiles. Mais lui et Carol, ils vivaient au-dessus de leurs moyens, cessaient pas d’acheter des trucs qu’ils pouvaient pas se permettre de toute façon, et Dick s’est mis à faire des chèques. Je continue à penser que la raison qui l’a poussé à faire des tours comme ça avait quelque chose à voir avec l’accident. Il a eu une commotion cérébrale dans un accident de voiture. Après ça, c’était plus le même garçon. Il jouait, faisait des chèques sans provision. Des choses que je l’avais jamais vu faire auparavant. Et c’est à peu près à cette époque-là qu’il s’est mis à sortir avec cette autre fille. Celle pour qui il a divorcé d’avec Carol, et qui est devenue sa deuxième femme. »
Mrs. Hickock dit : « Dick n’y pouvait rien. Tu te souviens comment Margaret Edna lui courait après.
— C’est pas parce qu’une femme vous court après qu’il faut se laisser attraper, dit Mr. Hickock. Eh bien, Mr. Nye, je pense que vous savez aussi bien que nous pourquoi notre fils a été envoyé en prison. Enfermé pendant dix-sept mois, et tout ce qu’il avait fait était d’emprunter un fusil de chasse. Dans la maison d’un voisin. Il avait pas la moindre intention de le voler, j’me fous pas mal de ce qu’en disent les autres. Et c’est ça qui l’a perdu. Quand il est sorti de Lansing, c’était un étranger pour moi. On pouvait pas lui dire un mot. Il s’imaginait que le monde entier était contre Dick Hickock. Même sa deuxième femme, elle l’a plaqué, demandé le divorce pendant qu’il était en prison. Malgré tout, il avait l’air de s’assagir ces derniers temps. Il travaillait chez un tôlier, Bob Sands, à Olathe. Il vivait ici à la maison avec nous, se couchait de bonne heure, et il manquait à sa parole en aucune façon. J’vais vous dire, Mr. Nye, j’en ai pas pour longtemps à vivre, j’ai le cancer, et Dick le sait, du moins il sait que je suis malade, et pas plus tard que le mois dernier, juste avant de partir, il m’a dit : “Papa, t’as été un bon vieux père pour moi. J’ferai plus jamais rien pour te faire de la peine.” Il était sincère aussi. Ce garçon a tout plein de bons côtés. Si vous l’aviez vu sur un terrain de football, si vous l’aviez vu jouer avec ses enfants, vous n’hésiteriez pas à me croire. Seigneur, j’aimerais bien qu’on me le dise, parce que je sais pas ce qui s’est passé. »
Sa femme dit : « Moi je le sais », se remit à repriser, et les larmes l’obligèrent à s’arrêter. « Cet ami à lui. C’est ça qui est arrivé. »
Le visiteur, l’agent du K.B.I. Harold Nye, était occupé à gribouiller des notes dans un carnet de sténographie, carnet qui était déjà plein des résultats d’une longue journée passée à examiner les accusations de Floyd Wells. Jusqu’à présent, les faits vérifiés corroboraient l’histoire de Wells de la manière la plus concluante. Le 20 novembre, le suspect Richard Eugene Hickock avait fait une tournée d’achats à Kansas City au cours de laquelle il avait signé pas moins de sept chèques sans provision. Nye avait rendu visite à toutes les victimes qui s’étaient fait connaître : des marchands de caméras, d’appareils de radio et de télévision, le propriétaire d’une bijouterie, le commis d’un magasin de confections, et chaque fois que l’on montrait des photographies de Hickock et de Perry Edward Smith aux témoins, le premier était identifié comme l’auteur des faux chèques et le deuxième comme son complice « silencieux ». (Un des marchands qui s’étaient fait rouler dit : « C’est lui [Hickock] qui a fait le travail. Un beau parleur, très convaincant. L’autre… j’ai pensé que ça pouvait être un étranger, un Mexicain peut-être, il a pas ouvert la bouche une seule fois. »)
Nye s’était ensuite rendu en voiture à Olathe, un village de banlieue, où il interrogea le dernier employeur de Hickock, le propriétaire de l’atelier de réparation de carrosseries, Bob Sands. « Oui, il travaillait ici, dit Mr. Sands. Du mois d’août jusqu’à… Eh bien, je ne l’ai jamais revu après le 19 novembre, ou peut-être bien que c’était le 20. Il est parti sans même m’avertir. Il a simplement mis les voiles ; je ne sais pas où il est allé, pas plus que son père. Surpris ? Eh bien, oui. Oui, j’ai été surpris. On était plutôt en bons termes. Vous savez, Dick sait se faire aimer à sa manière. Il peut être très agréable. Il venait chez nous de temps à autre. En fait, une semaine avant son départ, on avait des gens à la maison, une petite soirée, et Dick a amené cet ami qui était venu lui rendre visite, un gars du Nevada… Perry Smith qu’il s’appelait. Il jouait vraiment bien de la guitare. Il en a joué et il a chanté quelques chansons, et lui et Dick ont amusé tout le monde en levant des poids. C’est pas un grand type, Perry Smith, pas beaucoup plus d’un mètre soixante, mais c’est tout juste s’il pouvait pas soulever un cheval. Non, ils n’avaient pas l’air nerveux, ni l’un ni l’autre. J’dirais plutôt qu’ils avaient l’air de s’amuser. La date exacte ? Bien sûr, je m’en souviens. C’était le 13. Le vendredi 13 novembre. »
Nye se dirigea ensuite vers le nord sur de mauvaises routes de campagne. Comme il approchait de la ferme des Hickock, il s’arrêta dans plusieurs exploitations voisines, soi-disant pour demander son chemin, mais en fait pour enquêter sur le suspect. La femme d’un fermier dit : « Dick Hickock ! Me parlez pas de Dick Hickock ! Le diable en personne ! Voler ? Il serait capable de voler la canne d’un aveugle ! Mais sa mère, Eunice, c’est une femme merveilleuse. Un cœur d’or. Son papa aussi. Tous les deux des gens simples et honnêtes. On peut pas compter les fois que Dick serait allé en prison si les gens du voisinage avaient voulu porter plainte. Ils l’ont pas fait par égard pour ses parents. »
La nuit était tombée quand Nye frappa à la porte de la maison de quatre pièces de Walter Hickock que le temps avait rendue toute grise. On aurait dit qu’ils s’attendaient à une visite semblable. Mr. Hickock invita le détective à passer dans la cuisine, et Mrs. Hickock lui offrit du café. S’ils avaient su la raison exacte de la présence du visiteur, la réception qu’on lui fit aurait peut-être été moins aimable, plus réservée. Mais ils ne le savaient pas, et durant les heures qu’ils passèrent à causer tous les trois, le nom de Clutter ne fut jamais mentionné, pas plus que le mot meurtre. Les parents acceptaient ce que Nye laissait entendre, que la violation de sa parole et ses escroqueries financières étaient les seules raisons qui motivaient la poursuite de leur fils.
« Dick l’a amené [Perry] à la maison un soir, et il nous a dit que c’était un ami qui venait juste de descendre de l’autocar de Las Vegas et il voulait savoir si son ami pourrait pas coucher ici, pendant quelque temps, dit Mrs. Hickock. Non, monsieur, j’voulais pas l’avoir dans la maison. Un seul coup d’œil et j’ai vu ce que c’était. Avec son parfum. Et ses cheveux huileux. Il n’y avait pas le moindre doute quant à l’endroit où Dick l’avait rencontré. D’après les termes de sa libération conditionnelle, il devait pas frayer avec quelqu’un qu’il avait rencontré là-bas [Lansing]. J’ai mis Dick en garde mais il voulait pas m’écouter. Il a trouvé une chambre pour son ami à l’hôtel Olathe à Olathe, et après ça Dick passait chaque minute de son temps libre avec lui. Une fois, ils sont partis en voyage pour un week-end. Mr. Nye, aussi vrai que je suis assise ici, c’est ce Perry Smith qui l’a poussé à faire ces chèques. »
Nye referma son calepin et mit sa plume dans sa poche, ainsi que ses deux mains car ses deux mains tremblaient d’émotion. « Parlons de ce week-end qu’ils ont passé en voyage. Où sont-ils allés ?
— Fort Scott, dit Mr. Hickock, nommant une ville du Kansas qui a un passé militaire. D’après ce que j’ai compris, Perry Smith a une sœur qui vit à Fort Scott. Elle était censée avoir de l’argent qui lui appartenait. La somme mentionnée était de quinze cents dollars. C’était surtout pour ça qu’il était venu au Kansas, toucher l’argent que sa sœur avait entre les mains. Alors Dick l’a conduit en voiture pour aller chercher son pognon. Le voyage n’a duré qu’un jour et une nuit. Il était de retour à la maison un peu avant midi dimanche. À temps pour le repas du dimanche.
— Je vois, dit Nye. Un voyage d’un jour et une nuit. Ce qui veut dire qu’ils sont partis d’ici dans la journée du samedi. C’était bien le samedi 14 novembre ? »
Le vieillard en convint.
« Et ils sont revenus le dimanche 15 novembre ?
— Dimanche midi. »
Nye fit mentalement les calculs que ces données impliquaient, et le résultat obtenu l’encouragea : dans un laps de temps de vingt à vingt-quatre heures, les suspects pouvaient avoir fait un voyage d’un peu plus de huit cents miles aller-retour, et, chemin faisant, avoir assassiné quatre personnes.
« Maintenant, Mr. Hickock, dit Nye. Dimanche, quand votre fils est revenu à la maison, était-il seul ? Ou bien Perry Smith était-il avec lui ?
— Non, il était seul. Il a dit qu’il avait déposé Perry à l’hôtel Olathe. »
Nye, dont la voix nasillarde est habituellement tranchante et naturellement intimidante, essayait d’adopter un timbre assourdi, un style désarmant, désinvolte. « Et, vous souvenez-vous, quelque chose vous a-t-il semblé inhabituel dans son comportement ? Différent ?
— Qui ?
— Votre fils.
— Quand ?
— Quand il est revenu de Fort Scott. »
Mr. Hickock réfléchit. Puis il dit : « Il semblait être comme d’habitude. Aussitôt qu’il est arrivé, on s’est mis à table. Il avait une faim de loup. Il a commencé à remplir son assiette avant que j’aie fini le bénédicité. Je lui en ai fait la remarque, j’ai dit : “Dick, tu remplis ton assiette à tour de bras. T’as pas l’intention d’en laisser aux autres ?” Bien sûr, il a toujours été une bonne fourchette. Les cornichons. Il peut en manger un plein baril.
— Et après le déjeuner, qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il s’est endormi, dit Mr. Hickock qui parut légèrement surpris de sa propre réponse. Il s’est endormi profondément. Et j’imagine qu’on pourrait dire que c’est pas dans ses habitudes. On s’était installés pour regarder une partie de basket-ball. À la télé. Moi et Dick et notre autre garçon, David. En moins de deux, Dick ronflait comme une scie à ruban, et j’ai dit à son frère : “Grands dieux, j’croyais pas vivre assez vieux pour voir Dick s’endormir en regardant une partie de basket-ball.” C’est pourtant ce qu’il a fait. Il a dormi d’un bout à l’autre du match. Il s’est réveillé juste assez longtemps pour prendre un dîner froid, et tout de suite après il est allé se coucher. »
Mrs. Hickock renfila son aiguille à repriser ; son mari se balançait dans son rocking-chair et tirait sur une pipe éteinte. L’œil exercé du détective parcourut la pièce propre et modeste. Dans le coin, un fusil était appuyé contre le mur ; il l’avait déjà remarqué. Se levant et s’en approchant, il dit : « Vous allez souvent à la chasse, Mr. Hickock ?
— C’est son fusil. C’est à Dick. Lui et David, ils vont chasser de temps à autre. La chasse au lapin, la plupart du temps. »
C’était un fusil Savage de calibre 12, modèle 300 ; une scène de faisans en vol délicatement gravée en ornait la crosse.
« Depuis combien de temps Dick l’a-t-il ? »
La question fit bondir Mrs. Hickock. « Ce fusil a coûté plus de cent dollars. Dick l’a acheté à crédit et maintenant le magasin veut pas le reprendre même s’il a à peine un mois et s’il a servi qu’une seule fois, au début de novembre, quand lui et David sont allés à la chasse au faisan à Grinnell. Il s’est servi de nos noms pour l’acheter, son papa le lui avait permis, alors nous voici responsables des paiements, et quand vous pensez à Walter, malade comme il l’est, et à toutes les choses qu’il nous faut et tout ce dont on se prive… » Elle retint son souffle, comme si elle essayait d’arrêter une crise de hoquet. « Vous ne voulez vraiment pas une tasse de café, Mr. Nye ? Ça me dérange pas du tout. »
Le détective appuya le fusil contre le mur, le laissant de côté bien qu’il eût la certitude que c’était l’arme qui avait tué la famille Clutter. « Merci, mais il est tard, et il faut que je me rende à Topeka », dit-il. Et puis, consultant son carnet : « Maintenant, je vais simplement récapituler les faits, pour voir si je ne me suis pas trompé. Perry Smith est arrivé dans le Kansas le jeudi 12 novembre. Votre fils prétendait que cette personne est venue ici pour récupérer une somme d’argent d’une sœur demeurant à Fort Scott. Ce samedi-là, ils sont allés en voiture à Fort Scott où ils ont passé la nuit… chez la sœur j’imagine ? »
Mr. Hickock dit : « Non. Ils n’ont jamais pu la trouver. Il semble bien qu’elle avait déménagé. » Nye sourit. « Néanmoins ils ne sont pas rentrés pour la nuit. Et durant la semaine qui a suivi… c’est-à-dire du 15 au 21, Dick a continué à voir son ami Perry Smith, mais à part ça, ou à votre connaissance, il a maintenu son train-train normal : il est demeuré à la maison et s’est présenté à son travail tous les jours. Le 21 il a disparu ainsi que Perry Smith. Et depuis ce moment, vous n’avez pas entendu parler de lui ? Il ne vous a pas écrit ?
— Il a peur de le faire, dit Mrs. Hickock. Il a honte et il a peur.
— Honte ?
— De ce qu’il a fait. De nous avoir fait du mal une fois de plus. Et il a peur parce qu’il croit qu’on lui pardonnera pas. Comme on a toujours fait. Et comme on continuera à le faire. Vous avez des enfants, Mr. Nye ? »
Il fit signe que oui.
« Alors vous savez ce que c’est.
— Une dernière chose. Vous avez pas idée, vraiment pas, où votre fils aurait bien pu aller ?
— Ouvrez une carte, dit Mr. Hickock. Mettez le doigt quelque part, peut-être que c’est là. »
*
L’après-midi tirait à sa fin, et le conducteur de l’automobile, un voyageur de commerce d’âge moyen que l’on désignera ici du nom de Mr. Bell, était fatigué. Il avait bien envie de s’arrêter pour faire un petit somme. Cependant, il n’était qu’à cent miles de sa destination : Omaha, Nebraska, siège social de l’importante maison de viande en conserve pour laquelle il travaillait. Un règlement de la maison interdisait à ses vendeurs de prendre des autostoppeurs, mais il arrivait fréquemment à Mr. Bell de ne pas en tenir compte, particulièrement s’il s’ennuyait ou s’endormait ; donc, quand il vit les deux jeunes gens debout au bord de la route, il freina immédiatement.
Ils lui firent l’impression de ne pas être de « mauvais garçons ». Le plus grand des deux, un type sec et nerveux aux cheveux en brosse d’un blond sale, avait un sourire engageant et de bonnes manières, et son compagnon, le « nabot », tenant à la main droite un harmonica et à la main gauche une valise de paille pleine à craquer, avait l’air « assez gentil », timide mais sympathique. De toute façon, totalement ignorant des intentions de ses invités, – soit de l’étrangler avec une ceinture et de l’abandonner sans voiture, sans argent et sans vie, enseveli quelque part dans la plaine –, Mr. Bell était heureux d’avoir de la compagnie, quelqu’un pour lui faire la conversation et le tenir éveillé jusqu’à son arrivée à Omaha.
Il se présenta, puis il leur demanda leurs noms. Le jeune homme affable avec qui il partageait la banquette lui dit s’appeler Dick. « Et c’est Perry, dit-il, lançant un clin d’œil à Perry, assis directement derrière le conducteur.
— Je peux vous conduire jusqu’à Omaha. »
Dick dit : « Merci, monsieur. C’est justement là qu’on se rendait. On espérait pouvoir y trouver du travail. »
Quel genre de travail cherchaient-ils ? Le vendeur pensait peut-être pouvoir les aider.
Dick dit : « Je suis un peintre d’automobiles de première classe. Mécanicien aussi. J’ai coutume de faire pas mal de pognon. Mon pote et moi on arrive du Mexique. Notre idée, c’était de vivre là-bas. Mais, nom de Dieu, ils donnent des salaires de misère. Pas assez pour permettre à un Blanc de vivre. »
Ah ! le Mexique. Mr. Bell expliqua qu’il était allé à Cuemavaca en voyage de noces. « On a toujours voulu y retourner. Mais c’est pas facile de se déplacer quand on a cinq gosses. »
Comme il le rappela par la suite, Perry pensa : “Cinq gosses… eh bien, tant pis”. Et en écoutant le bavardage prétentieux de Dick, en l’entendant commencer à décrire ses « conquêtes amoureuses » du Mexique, il pensa que c’était « bizarre », « égocentrique ». Imaginez ça, faire des frais pour impressionner un homme que vous êtes sur le point de tuer, un homme qui ne serait plus vivant dans dix minutes – pas si le plan que Dick et lui avaient combiné se déroulait sans accrocs. Et pourquoi en serait-il autrement ? Le guet-apens était idéal, exactement ce qu’ils avaient recherché au cours des trois journées qu’il leur avait fallu pour passer en autostop de la Californie au Nevada et traverser le Nevada et le Wyoming jusqu’au Nebraska. Cependant, la victime idéale leur avait fait défaut jusqu’à maintenant. Mr. Bell était le premier voyageur solitaire d’apparence prospère à les prendre dans sa voiture. Les autres conducteurs avaient été soit des routiers, soit des soldats, et, une fois, deux boxeurs noirs conduisant une Cadillac mauve. Mais Mr. Bell était la perfection même. Perry tâta l’intérieur d’une des poches de la veste en cuir qu’il portait. La poche était bourrée d’une bouteille d’aspirines Bayer et d’une pierre tranchante de la grosseur du poing enveloppée dans un mouchoir de cow-boy en coton jaune. Il défit sa ceinture, une ceinture Navajo, à boucles d’argent et garnie de perles bleu turquoise ; il l’enleva, la plia et la posa sur ses genoux. Il attendit. Il regarda la plaine du Nebraska se dérouler, il tripota son harmonica, il inventa un air et le joua en attendant que Dick prononce le signal sur lequel ils s’étaient mis d’accord : « Eh, Perry, passe-moi une allumette. » Sur quoi Dick devait s’emparer du volant tandis que Perry, maniant sa pierre enveloppée dans le mouchoir, devait frapper à coups redoublés la tête du vendeur, « lui ouvrir le crâne ». Plus tard, le long d’un chemin de traverse bien tranquille, il serait fait usage de la ceinture aux perles bleu ciel.
Pendant ce temps, Dick et le condamné échangeaient des histoires sales. Leur rire irritait Perry ; il détestait particulièrement les éclats de rire de Mr. Bell, de vigoureux aboiements qui résonnaient tout à fait comme le rire de Tex John Smith, le père de Perry. Le souvenir du rire de son père augmenta sa nervosité ; il avait mal à la tête et les genoux lui élançaient. Il mâcha trois aspirines et les avala sans une goutte d’eau. Bon Dieu ! Il pensa vomir ou s’évanouir ; il était certain que ça lui arriverait si Dick retardait « cette histoire » encore longtemps. La lumière baissait, la route était droite, pas une maison ni un être humain en vue, rien d’autre que la plaine nue de l’hiver, aussi sombre qu’une feuille de tôle. Il fallait y aller maintenant. Il regarda fixement Dick comme pour lui faire prendre conscience de ce fait, et quelques petits signes – le clignotement d’une paupière, une moustache de gouttes de sueur – lui indiquèrent que Dick était déjà arrivé à la même conclusion.
Et pourtant, quand Dick ouvrit la bouche de nouveau, ce fut pour se lancer dans une autre histoire. « Voici une devinette : quel rapport y a-t-il entre aller aux chiottes et aller au cimetière ? » Son visage s’épanouit en un large sourire. « Vous donnez votre langue au chat ?
— Je donne ma langue au chat.
— Quand il faut y aller, il faut y aller ! »
Mr. Bell éclata de rire.
« Eh, Perry, passe-moi une allumette. »
Mais, juste comme Perry levait la main et que la pierre était sur le point de s’abattre, une chose extraordinaire se passa, ce que Perry appela par la suite « un sacré miracle ». Le miracle fut l’apparition soudaine d’un troisième autostoppeur, un soldat noir, pour qui le vendeur charitable s’arrêta. « Dites donc, elle est pas mal, celle-là, dit-il comme son sauveur accourait vers la voiture. Quand il faut y aller, il faut y aller ! »
*
Le 16 décembre 1959, Las Vegas, Nevada. L’âge et les intempéries avaient enlevé la première et la dernière lettre – un R et un S – créant de la sorte un mot quelque peu inquiétant : OOM(10). Le mot, timidement présent sur une enseigne jaunie par le soleil, semblait convenir à l’endroit qu’il annonçait et qui était, comme Harold Nye l’écrivit dans son rapport officiel du K.B.I., « délabré et misérable, la plus basse catégorie d’hôtel ou de pension ». Le rapport continuait : « Quelques années plus tôt encore (selon des renseignements fournis par la police de Las Vegas), c’était un des plus grands bordels de l’Ouest. Un incendie a détruit le corps de bâtiment principal, et la partie restante a été transformée en pension bon marché. » Le « vestibule » n’était pas meublé, à l’exception d’un cactus de deux mètres et d’un bureau de réception de fortune ; il était également inhabité. Le détective battit des mains. Au bout d’un moment, une voix de femme, mais pas très féminine, lança : « J’arrive », mais il se passa bien cinq minutes avant que la femme n’apparaisse. Elle portait une robe d’intérieur sale et des sandales en cuir doré à talons hauts. Des bigoudis retenaient ses cheveux jaunâtres qui commençaient à s’éclaircir. Elle avait un grand visage musclé, poudré et les lèvres peintes. Elle tenait à la main une bouteille de bière Miller High Life ; elle sentait le tabac, la bière et le vernis à ongles fraîchement appliqué. Elle avait soixante-quatorze ans, mais elle fit à Nye l’impression « d’être plus jeune, de dix minutes peut-être ». Elle le regarda fixement ainsi que son complet brun soigné et son feutre brun. Lorsqu’il montra son insigne, elle fut amusée ; ses lèvres s’entrouvrirent et Nye aperçut deux rangées de fausses dents. « Hum, hum ! C’est ce que je pensais, dit-elle. D’accord, je vous écoute. »
Il lui tendit une photographie de Richard Hickock. « Vous le connaissez ? »
Un grognement négatif.
« Ou lui ? »
Elle dit : « Oui, il a logé ici deux ou trois fois. Mais il n’est pas ici maintenant. Il y a plus d’un mois qu’il est parti. Vous voulez voir le registre ? »
Nye s’appuya contre le bureau et regarda les ongles longs et vernis de la propriétaire parcourir une page de noms griffonnés au crayon. Las Vegas était le premier de trois endroits que ses supérieurs désiraient le voir inspecter. Tous trois avaient été choisis en fonction d’un rapport quelconque avec l’histoire de Perry Smith. Les deux autres étaient Reno, où l’on croyait que le père de Smith vivait, et San Francisco, où demeurait la sœur de Smith que l’on désignera ici du nom de Mrs. Frédéric Johnson. Bien que Nye eût l’intention d’interroger ces parents ainsi que toute autre personne qui pourrait avoir connaissance de l’endroit où se trouvait le suspect, son but principal était d’obtenir l’aide de la police locale. En arrivant à Las Vegas, par exemple, il avait discuté de l’affaire Clutter avec le lieutenant B.J. Handlon, chef du Corps des détectives de la police de Las Vegas. Le lieutenant avait ensuite rédigé une circulaire ordonnant à tous les membres de la police d’ouvrir l’œil pour retrouver Hickock et Smith : « Recherchés au Kansas pour violation de parole ; conduisent une Chevrolet 1949 portant la plaque minéralogique du Kansas JO-58269. Ces hommes sont probablement armés et doivent être considérés comme dangereux. » Handlon avait également désigné un détective pour aider Nye à « faire le tour des monts-de-piété » ; comme il disait : il y en a « toujours un tas dans les villes de jeu ». Avec l’aide du détective de Las Vegas, Nye avait vérifié chaque reçu de mont-de-piété délivré au cours du mois précédent. Nye espérait trouver, entre autres, un poste portatif de marque Zénith que l’on croyait avoir été volé dans la maison Clutter la nuit du crime, mais cette démarche demeura sans succès. Un prêteur se souvint cependant de Smith (« Il y a une bonne dizaine d’années que je le vois venir ici ») et il fut à même de fournir un reçu pour un tapis en peau d’ours mis au clou durant la première semaine de novembre. C’est à partir de ce reçu que Nye avait obtenu l’adresse de la pension.
« Arrivé le 30 octobre, dit la propriétaire. Parti le 11 novembre. » Nye jeta un coup d’œil sur la signature de Smith. L’ornementation exagérée, les fioritures et les circonvolutions recherchées l’étonnèrent ; réaction que la propriétaire devina apparemment car elle dit : « Hum, hum ! Et vous devriez l’entendre parler. Des mots longs comme ça qu’il vous lance à la figure d’une sorte de voix feutrée et zézayante. Un drôle de personnage. Qu’est-ce que vous lui voulez, un gentil petit voyou comme ça ?
— Violation de parole.
— Hum, hum ! Vous êtes venu du fin fond du Kansas pour une affaire semblable. Eh bien, moi je suis qu’une blonde évaporée. J’vous crois. Mais allez pas raconter cette histoire-là à une brime. » Elle porta la bouteille de bière à sa bouche, la vida, puis roula pensivement la bouteille vide entre ses mains aux veines apparentes et couvertes de taches de rousseur. « Peu importe ce que c’est, ça peut pas être bien grave. C’est pas possible. Quand je vois un homme, j’peux vous dire ce qu’il est. Celui-là, c’est qu’un voyou. Un petit voyou qui a essayé de m’avoir avec ses belles paroles pour pas payer de loyer la dernière semaine qu’il a passée ici. » Elle ricana, probablement à cause de l’absurdité d’une telle ambition.
Le détective demanda ce qu’avait coûté la chambre de Smith.
« Tarif ordinaire. Neuf dollars par semaine. Plus un dépôt de cinquante cents pour la clé. Rigoureusement comptant. Rigoureusement à l’avance.
— Pendant qu’il était ici, qu’est-ce qu’il faisait de ses dix doigts ? Il a des amis ? demanda Nye.
— Croyez-vous que je surveille toute la vermine qui s’amène ici ? répliqua la propriétaire. Des fainéants. Des voyous. J’m’en fous. J’ai une fille qui a épousé quelqu’un de très important. » Puis elle ajouta : « Non, il a pas d’amis. Du moins je l’ai jamais remarqué avec quelqu’un en particulier. La dernière fois qu’il était ici, il a passé presque tous les jours à rafistoler sa voiture. Il l’avait garée devant la maison. Une vieille Ford. Elle avait l’air d’avoir été construite avant qu’il soit né. Il lui a donné une couche de peinture. Il a peint le haut noir et le reste argent. Puis il a écrit À Vendre sur le pare-brise. Un jour, j’ai entendu une poire s’arrêter et lui offrir quarante dollars, c’est quarante de plus qu’elle valait. Mais il s’est permis de dire qu’il pouvait pas en demander moins de quatre-vingt-dix. Il a dit qu’il avait besoin de l’argent pour un billet d’autocar. Juste avant qu’il parte j’ai appris qu’un nègre l’avait achetée.
— Il a dit qu’il avait besoin de l’argent pour un billet d’autocar. Mais vous savez pas où il avait l’intention d’aller ? »
Elle fit une moue, inséra une cigarette entre ses lèvres, mais elle ne quitta pas Nye des yeux. « Jouez franc jeu. Du fric à la clé ? Une récompense ? » Elle attendit une réponse ; quand elle vit qu’il n’en arrivait pas, elle sembla peser le pour et le contre et se décida à continuer à parler. « Parce que j’ai eu l’impression qu’il avait pas l’intention de s’absenter longtemps, peu importe où il allait. Qu’il avait l’intention de revenir ici. Je m’attends un peu à le voir se ramener d’un jour à l’autre. » Elle fit un signe de la tête vers l’intérieur de l’établissement. « Venez et je vais vous montrer pourquoi. »
Escaliers. Couloirs gris. Nye renifla les odeurs, les séparant les unes des autres : désinfectant de W.-C., alcool, mégots de cigares. Derrière une porte, un locataire ivre braillait et chantait sous l’empire de la joie ou du chagrin. « Du calme, Dutch ! La ferme ou je te fous dehors ! » cria la femme. « Ici », dit-elle à Nye, le conduisant dans une chambre de débarras enténébrée. Elle fit de la lumière. « Là-bas. Cette boîte. Il m’a demandé si je voulais bien la garder jusqu’à ce qu’il revienne. »
C’était une boîte en carton, sans emballage, mais attachée avec de la corde. Une déclaration, un avertissement un peu dans l’esprit d’une imprécation égyptienne, était crayonnée sur le dessus : « Attention ! Propriété de Perry E. Smith ! Attention ! » Nye défit la corde ; le nœud, il était mécontent de le constater, n’était pas le même que la demi-clé employée par les tueurs pour ligoter la famille Clutter. Il releva les volets de la boîte. Un cafard en émergea, et la propriétaire mit le pied dessus, l’écrabouillant sous le talon de sa sandale en cuir doré. « Eh ! » dit-elle comme il extrayait avec soin et examinait lentement les affaires de Smith. « Le chapardeur. C’est ma serviette à moi. » En plus de la serviette de bain, le méticuleux Nye inscrivit sur son calepin : « Un coussin sale, souvenir d’Honolulu ; une couverture rose pour lit de bébé ; un pantalon kaki ; une poêle en aluminium avec une palette à tourner les crêpes. » Parmi divers autres articles se trouvaient un album plein de photos découpées dans des magazines de culturistes (études trempées de sueur d’athlètes soulevant des haltères) et, à l’intérieur d’une boîte à chaussures, un assortiment de médicaments : gargarismes et poudres employées pour combattre la gingivite, ainsi qu’un nombre déroutant de boîtes d’aspirine, au moins une douzaine, dont plusieurs vides.
« De la camelote, dit la propriétaire. Rien que de la pacotille. »
Il est vrai que même pour un détective en quête d’indices ce n’étaient que des objets sans valeur. Néanmoins, Nye était content de les avoir vus ; chaque article – les lénitifs pour gencives douloureuses, le coussin graisseux d’Honolulu – lui donnait une impression plus nette du propriétaire et de sa vie misérable et solitaire.
Le lendemain, à Reno, en préparant son rapport officiel, Nye écrivit : « À 9 heures du matin l’agent rapporteur est entré en contact avec Mr. Bill Driscoll, premier enquêteur criminel, bureau du shérif, comté de Washoe, Reno, Nevada. Après avoir pris connaissance des détails de cette affaire, Mr. Driscoll s’est fait remettre les photographies, les empreintes digitales et les mandats d’arrêt de Hickock et Smith. Des repères ont été placés dans les fichiers pour ces deux individus ainsi que pour l’automobile. À 10 h 30 l’agent rapporteur est entré en contact avec le brigadier Abe Feroah, Corps des détectives, Service de la police, Reno, Nevada. Le brigadier Feroah et l’agent rapporteur ont vérifié les fichiers de la police. Les noms de Smith et de Hickock n’apparaissent pas au fichier d’inscription criminelle. La vérification du fichier des reçus de monts-de-piété n’a fourni aucun renseignement sur le poste de radio manquant. Un repère permanent a été placé dans ce fichier au cas où le poste serait mis au clou à Reno. Le détective responsable de la corvée des monts-de-piété est allé porter des photos de Smith et de Hickock dans chacun des monts-de-piété de la ville et a également fait une vérification personnelle de chaque boutique pour trouver le poste. Les employés des monts-de-piété ont identifié Smith comme étant un visage connu mais ont été incapables de fournir de plus amples renseignements. »
C’est ainsi que se passa la matinée. Cet après-midi-là Nye se mit à la recherche de Tex John Smith. Mais à son premier arrêt, le bureau de poste, le préposé au guichet de la poste restante lui dit qu’il n’avait pas besoin de chercher plus loin, pas dans le Nevada, car « l’individu » était parti au mois d’août précédent et vivait maintenant dans les parages de Circle City, Alaska. De toute façon c’était là qu’il faisait suivre son courrier.
« Grands dieux ! C’est pas une petite affaire », répondit le préposé à Nye qui lui demandait une description du vieux Smith. « Le type sort tout droit d’un livre. Il s’appelle le Loup Solitaire. Une bonne partie de son courrier est adressée comme ça : Le Loup Solitaire. Il ne reçoit pas beaucoup de lettres, non, mais des paquets de catalogues et de brochures de réclame. Vous seriez étonné de voir le nombre de gens qui font venir ces trucs-là, rien que pour recevoir du courrier, probablement. Quel âge ? Je dirais soixante ans. Il s’habille à la mode de l’Ouest, des bottes de cow-boy et un grand chapeau de feutre. Il m’a dit qu’il avait été dans les rodéos autrefois. Je lui ai parlé souvent. Il venait ici pratiquement chaque jour ces dernières années. Une fois de temps à autre il disparaissait et restait absent à peu près un mois ; il prétendait toujours qu’il était allé faire de la prospection. Un jour, en août dernier, un jeune homme est venu ici au guichet. Il a dit qu’il cherchait son père, Tex John Smith, et est-ce que je savais où il pourrait le trouver. Il ressemblait pas beaucoup à son père ; le Loup avait les lèvres si minces et l’air tellement irlandais, et ce garçon avait presque l’air d’un Indien pur sang : les cheveux noirs comme du cirage et les yeux assortis. Mais le lendemain matin voilà le Loup qui s’amène et qui confirme les dires du jeune homme ; il m’a dit que son fils venait juste de quitter l’Armée et qu’ils s’en allaient en Alaska. Il connaît bien l’Alaska. J’pense qu’il a déjà eu un hôtel là-bas, ou un genre de pavillon de chasse. Il a dit qu’il pensait rester là-bas deux ans. Non, je l’ai jamais revu depuis, ni lui ni son fils. »
*
La famille Johnson était fraîchement arrivée dans cette banlieue de San Francisco, un quartier résidentiel de classe moyenne et de revenu moyen au sommet des collines au nord de la ville. En cet après-midi du 18 décembre 1959, la jeune Mrs. Johnson attendait des invitées ; trois femmes du voisinage venaient prendre du café et des gâteaux et peut-être ferait-on une partie de cartes. L’hôtesse était nerveuse ; c’était la première fois qu’elle recevait dans sa nouvelle demeure. Maintenant, tout en tendant l’oreille pour entendre la sonnette, elle fit une dernière tournée d’inspection, s’arrêtant pour faire disparaître un petit bout de fil ou pour changer la disposition de ses poinsettias de Noël. La maison, comme les autres dans la rue à flanc de colline, était un bungalow conventionnel de banlieue, agréable mais sans grande originalité. Mrs. Johnson en était folle ; elle adorait les lambris en séquoia, la moquette qui courait d’un mur à l’autre, les grandes baies vitrées à chaque bout de la maison, la vue qu’offrait la fenêtre arrière : des collines, une vallée, puis le ciel et l’Océan. Et elle était fière de son petit jardin derrière la maison ; son mari – agent d’assurance de sa profession, mais bricoleur par goût – avait élevé autour du jardin une palissade blanche et, à l’intérieur, construit une niche pour le chien de la famille, aménagé un bac à sable et des escarpolettes pour les enfants. En ce moment même, c’est là qu’ils jouaient tous les quatre – un chien, deux petits garçons et une petite fille – sous un ciel clément ; elle espérait qu’ils seraient bien calmes dans le jardin jusqu’à ce que ses invitées soient parties. Quand la sonnette retentit Mrs. Johnson se rendit à la porte ; elle avait revêtu ce qu’elle considérait être la robe qui lui allait le mieux, un tricot jaune qui la moulait et rehaussait l’éclat de thé clair de son teint de Cherokee et le noir de ses cheveux courts et ondulés. Elle ouvrit la porte, s’apprêtant à accueillir trois voisines ; mais, au lieu de cela, elle découvrit deux étrangers, qui soulevèrent leurs chapeaux et qui ouvrirent d’un geste sec des porte-billets ornés d’insignes de police. « Mrs. Johnson ? dit l’un d’entre eux. Je m’appelle Nye. Voici l’inspecteur Guthrie. Nous appartenons à la police de San Francisco et nous venons juste de recevoir une demande du Kansas concernant votre frère, Perry Edward Smith. Apparemment il ne s’est pas présenté au bureau de surveillance des prisonniers libérés sur parole, et on se demandait si vous ne pourriez pas nous dire où il se trouve à présent. »
Mrs. Johnson ne fut pas troublée, et absolument pas étonnée, d’apprendre que la police s’intéressait une fois de plus aux activités de son frère. Ce qui la dérangeait, c’était l’idée que ses invitées pussent arriver et trouver la police en train de lui poser des questions. Elle dit : « Non. Rien. Je n’ai pas vu Perry une seule fois depuis quatre ans.
— C’est une affaire sérieuse, Mrs. Johnson, dit Nye. Nous aimerions en parler. »
Abandonnant la partie, Mrs. Johnson les invita à entrer et leur offrit du café (qu’ils acceptèrent). « Je n’ai pas vu Perry depuis quatre ans, dit-elle. Et je n’ai pas entendu parler de lui depuis sa remise en liberté conditionnelle. L’été dernier, quand il est sorti de prison, il a rendu visite à mon père à Reno. Dans une lettre, mon père m’a dit qu’il retournait en Alaska et qu’il emmenait Perry avec lui. Puis il a écrit à nouveau, je crois que c’était en septembre, et il était très en colère. Perry et lui s’étaient querellés et séparés avant d’atteindre la frontière. Perry a rebroussé chemin ; mon père est allé en Alaska tout seul.
— Et il ne vous a pas écrit depuis ?
— Non.
— Alors il est possible que votre frère l’ait rejoint récemment. Au cours du mois dernier.
— Je ne sais pas. Ça ne m’intéresse pas.
— En mauvais termes ?
— Avec Perry ? Oui. J’ai peur de lui.
— Mais, pendant qu’il était à Lansing, vous lui avez écrit souvent. C’est du moins ce que nous disent les autorités du Kansas », dit Nye. Le deuxième homme, l’inspecteur Guthrie, semblait heureux de demeurer à l’écart.
« Je voulais l’aider. J’espérais pouvoir changer quelques-unes de ses idées. Maintenant j’ai compris. Les droits des autres personnes ne veulent rien dire pour Perry. Il n’a aucun respect pour qui que ce soit.
— Est-ce qu’il a des amis ? Connaissez-vous quelqu’un avec qui il se pourrait qu’il habite ?
— Joe James », dit-elle, et elle expliqua que James était un jeune pêcheur et bûcheron indien qui vivait dans la forêt près de Bellingham, Washington. Non, elle ne le connaissait pas personnellement mais elle avait entendu dire que lui et sa famille étaient des gens généreux qui avaient souvent eu des égards pour Perry dans le passé. Le seul ami de Perry qu’elle ait jamais rencontré était une jeune femme qui était apparue chez les Johnson en juin 1955, apportant avec elle une lettre de Perry dans laquelle il la présentait comme son épouse. « Il a dit qu’il avait des difficultés et m’a demandé de prendre soin de son épouse jusqu’à ce qu’il puisse la faire venir. La fille semblait avoir vingt ans ; en fait, elle en avait quatorze. Et, bien sûr, elle n’était l’épouse de personne. Cette fois-là je me suis laissé avoir. J’avais pitié d’elle, et je lui ai demandé de rester avec nous. Elle est restée, mais pas longtemps. Pas tout à fait une semaine. Et quand elle est partie elle a emporté nos valises et tout ce qu’elles pouvaient contenir. La plupart de mes vêtements et ceux de mon mari, l’argenterie, même l’horloge de la cuisine.
— Quand c’est arrivé, où demeuriez-vous ?
— Denver.
— Avez-vous déjà habité Fort Scott, Kansas ?
— Jamais. Je ne suis jamais allée dans le Kansas.
— Avez-vous une sœur qui habite Fort Scott ?
— Ma sœur est morte. Une sœur unique. »
Nye sourit. Il dit : « Vous comprenez, Mrs. Johnson, on suppose que votre frère entrera en contact avec vous. Qu’il écrira ou qu’il appellera. Ou qu’il viendra vous voir.
— J’espère que non. En fait, il ne sait pas que nous avons déménagé. Il croit que je suis toujours à Denver. Je vous en prie, si vous le trouvez, ne lui donnez pas mon adresse. J’ai peur.
— Quand vous dites ça, c’est parce que vous croyez qu’il pourrait vous faire du mal ? Vous faire du mal physiquement ? »
Elle réfléchit et, incapable de trancher la question, elle dit qu’elle ne le savait pas. « Mais j’ai peur de lui. J’ai toujours eu peur de lui. Il peut avoir l’air tellement chaleureux et sympathique. Doux. Il pleure si facilement. Des fois, la musique le fait fondre en larmes, et quand il était petit il pleurait parce qu’il était ému par un coucher de soleil. Ou la lune. Oh ! il sait comment vous avoir. Il sait si bien se faire prendre en pitié… »
La sonnette retentit. Le peu d’empressement que mettait Mrs. Johnson à répondre trahissait son dilemme, et Nye (qui, par la suite, écrivit d’elle : « Tout au long de l’entretien elle demeura calme et très aimable. Une personne d’un caractère exceptionnel ») tendit la main vers son feutre brun. « Je regrette de vous avoir dérangée, Mrs. Johnson. Mais si vous entendez parler de Perry, on espère que vous aurez le bon sens de nous appeler. Demandez l’inspecteur Guthrie. » Après le départ des détectives, le calme qui avait impressionné Nye se troubla ; une crise de désespoir bien connu s’empara de Mrs. Johnson. Elle la combattit, elle en retarda le choc jusqu’à ce que la réception fût terminée et les invitées parties, jusqu’à ce qu’elle eût fait manger les enfants, les eût baignés et leur eût fait réciter leurs prières. C’est alors que la tristesse, comme la brume du soir qui voilait maintenant les réverbères, l’enveloppa. Elle avait dit qu’elle avait peur de Perry, et c’était vrai, mais était-ce simplement Perry qui l’effrayait ou bien tout un contexte dont il faisait partie – le terrible destin qui semblait promis aux quatre enfants de Florence Buckskin et Tex John Smith ? L’aîné, le frère qu’elle aimait, s’était tué d’un coup de fusil ; Fern était tombée d’une fenêtre, ou avait sauté ; et Perry s’adonnait à la violence, un criminel. De telle sorte qu’en un sens elle était la seule survivante ; et ce qui la tourmentait était la pensée qu’à un moment donné elle aussi serait accablée : elle deviendrait folle, ou elle attraperait une maladie incurable, ou elle perdrait dans un incendie tout ce qui comptait pour elle : foyer, mari, enfants.
Son mari était absent, en voyage d’affaires, et quand elle était seule, elle ne pensait jamais à prendre un verre. Mais ce soir-là elle s’en versa un bon, puis elle s’étendit sur le canapé de la salle de séjour, un album de photos sur les genoux.
Une photographie de son père trônait à la première page, un portrait de studio datant de 1922, l’année de son mariage avec la jeune écuyère indienne de rodéo, Miss Florence Buckskin. C’était une photo qui pétrifiait immanquablement Mrs. Johnson. C’est cette photo qui lui permettait de comprendre pourquoi son père avait épousé sa mère alors qu’au fond ils étaient si peu assortis. Le jeune homme sur la photo respirait la virilité. En lui, tout était extrêmement séduisant : l’inclination effrontée de sa tête de rouquin, le strabisme de son œil gauche (comme s’il visait une cible), le petit mouchoir de cow-boy noué autour du cou. Dans l’ensemble l’attitude de Mrs. Johnson à l’égard de son père était ambivalente, mais il y avait un côté en lui qu’elle avait toujours respecté, son courage. Elle savait bien qu’il semblait excentrique aux autres ; quant à ça, il lui faisait la même impression, elle aussi. Tout de même, c’était un « vrai homme ». Il faisait des choses, et il les faisait avec facilité. Il pouvait faire tomber un arbre à l’endroit exact où il le désirait. Il pouvait écorcher un ours, réparer une montre, construire une maison, cuire un gâteau, repriser une chaussette ou attraper une truite avec une épingle recourbée et un bout de corde. Il avait une fois survécu tout un hiver, seul dans l’étendue sauvage de l’Alaska.
Seul : dans l’esprit de Mrs. Johnson, c’était ainsi que de tels hommes devraient vivre. Une épouse, des enfants, une vie rangée, ces choses ne sont pas faites pour eux.
Elle feuilleta quelques pages d’instantanés remontant à son enfance, des photos prises dans l’Utah, le Nevada, l’Idaho et l’Oregon. La carrière de rodéo de « Tex et Flo » était terminée, et la famille qui vivait dans un vieux camion parcourait le pays en quête de travail, chose qui n’était pas facile à trouver en 1933. « La Famille Tex John Smith cueillant des baies dans l’Oregon », telle était la légende sous un instantané montrant quatre enfants pieds nus, vêtus de salopettes et dont le visage était empreint d’une même expression maussade et abattue. Des baies ou du pain rassis trempé dans du lait concentré sucré, ils n’avaient souvent rien d’autre à manger. Barbara Johnson se souvenait que la famille avait une fois vécu durant plusieurs jours de bananes pourries et que par suite Perry avait eu des coliques ; il avait poussé des cris toute la nuit tandis que Bobo, comme on appelait Barbara, pleurait de crainte qu’il ne meure.
Bobo avait trois ans de plus que Perry et elle l’adorait ; il était son seul jouet, une poupée qu’elle lavait, coiffait, embrassait, et à qui elle donnait une fessée de temps à autre. Une photo les montrait se baignant nus dans un ruisseau du Colorado aux eaux de diamant ; le frère, cupidon bedonnant et noirci par le soleil, se cramponnait à la main de sa sœur et poussait des petits rires, comme si le ruisseau qui dévalait en torrent contenait des doigts fantomatiques qui le chatouillaient. Sur un autre instantané (Mrs. Johnson n’en était pas certaine mais elle croyait que cette photo avait probablement été prise dans un lointain ranch du Nevada où la famille demeurait quand une dernière bagarre entre les parents – un combat terrifiant, au cours duquel des fouets, de l’eau bouillante et des lampes à pétrole servirent d’armes – mit un terme au mariage), elle et Perry sont à califourchon sur un poney, leurs têtes sont rapprochées, leurs joues se touchent ; derrière eux des montagnes arides flamboient.
Plus tard, quand les enfants et la mère étaient allés vivre à San Francisco, l’amour de Bobo pour le petit garçon avait diminué jusqu’à disparaître tout à fait. Ce n’était plus son bébé mais un petit être sauvage, un fripon, un voleur. Sa première arrestation datait du 27 octobre 1936, son huitième anniversaire. En fin de compte, après avoir été enfermé à plusieurs reprises dans des institutions et des centres de redressement, il fut confié à la garde de son père, et il se passa bien des années avant que Bobo ne le revoie, sauf sur des photos que Tex John envoyait parfois à ses autres enfants, agrémentées de légendes à l’encre blanche, et classées également dans l’album. Il y avait « Perry, papa et leur chien esquimau », « Perry et papa lavant à la bâtée », « Perry à la chasse à l’ours en Alaska ». Cette dernière photo montrait un garçon de quinze ans coiffé d’un bonnet de fourrure et chaussé de raquettes au milieu d’arbres chargés de neige, une carabine en bandoulière ; le visage était tiré, les yeux tristes et très fatigués, et, en regardant la photo, Mrs. Johnson se souvint d’une « scène » que Perry avait faite un jour quand il lui avait rendu visite à Denver. De fait, c’était la dernière fois qu’elle l’avait vu, au printemps 1955. Ils parlaient de son enfance avec Tex John, et soudainement Perry, qui avait un verre de trop dans le nez, la poussa contre le mur et l’y maintint. « J’étais son nègre, dit Perry. Rien d’autre. Quelqu’un qu’il pouvait faire crever au boulot sans jamais lui donner un sou. Non, Bobo, c’est moi qui parle. Tais-toi où je te fous dans la rivière. Comme au Japon une fois que je traversais un pont, il y avait un gars qui se tenait là debout ; je ne l’avais jamais vu. Je l’ai simplement pris et je l’ai jeté à la rivière.
« Je t’en prie, Bobo. Je t’en prie, écoute. Tu crois que je m’aime ? Oh, l’homme que j’aurais pu devenir ! Mais ce dégueulasse ne m’a jamais donné la moindre chance. Il ne voulait pas me laisser aller à l’école. D’accord, d’accord. J’étais un enfant difficile. Mais le moment est venu où je l’ai supplié d’aller à l’école. Il se trouve que j’ai un brillant esprit. Au cas où tu ne le saurais pas. Un brillant esprit et du talent en plus. Mais pas d’instruction, parce qu’il voulait pas que j’apprenne quoi que ce soit, seulement à trimer pour lui. Stupide. Ignorant. C’est comme ça qu’il voulait me voir. Pour que je ne puisse jamais lui échapper. Mais toi, Bobo. Toi, tu es allée à l’école. Toi et Jimmy et Fern. Chacun de vous a reçu une éducation. Tout le monde sauf moi. Et je vous hais, vous tous… papa et tout le monde. »
Comme si la vie avait été un lit de roses pour son frère et ses sœurs ! Peut-être, si ça voulait dire nettoyer les vomissures d’ivrogne de maman, si ça voulait dire ne jamais avoir une jolie chose à se mettre sur le dos, ou assez à manger. Tout de même, c’est vrai, ils avaient tous trois achevé leurs études secondaires. En fait Jimmy avait terminé le premier de sa classe, distinction qu’il ne devait qu’à sa propre volonté. C’était là, pensait Barbara Johnson, ce qui rendait son suicide si inquiétant. Une grande force de caractère, un grand courage, un labeur acharné – il semblait qu’aucune de ces choses ne fût un facteur déterminant dans la destinée des enfants de Tex John. Ils partageaient un sort funeste contre lequel la vertu n’était d’aucun secours. Non pas que Perry fût vertueux, ou Fern. À quatorze ans, Fern avait changé de nom, et pour le restant de ses jours elle avait essayé de justifier le changement : Joy. C’était une fille insouciante, « la chérie de tout le monde », un peu trop celle de tout le monde car elle avait un faible pour les hommes, bien qu’en un sens elle n’ait pas eu de veine avec eux. Pour une raison ou une autre, le type d’hommes qui lui plaisaient la plaquaient toujours. Sa mère était morte en pleine crise de delirium tremens, et elle avait peur de boire, pourtant elle buvait. Fern-Joy n’avait pas vingt ans qu’elle commençait la journée avec une bouteille de bière. Puis, un soir d’été, elle tomba de la fenêtre d’une chambre d’hôtel. Dans sa chute elle vint frapper contre la marquise d’un théâtre, rebondit et roula sous les roues d’un taxi. Là-haut, dans la chambre vide, la police trouva ses chaussures, une bourse sans argent, une bouteille de whisky vide.
On pouvait comprendre Fern et lui pardonner, mais quant à Jimmy c’était une autre question. Mrs. Johnson regardait une photo de lui où il était habillé en matelot ; il avait fait la guerre dans la Marine. Mince, jeune marin pâlot au visage allongé d’ascète légèrement austère, il était debout, un bras autour de la taille de la fille qu’il avait épousée ; chose qu’il n’aurait pas dû faire, selon Mrs. Johnson, car il n’y avait aucun point commun entre le sérieux Jimmy et cette adolescente de San Diego qui courait après les marins et dont le collier de verroterie réfléchissait un soleil éteint depuis longtemps. Et pourtant ce que Jimmy avait ressenti pour elle était au-delà d’un amour normal ; de la passion, une passion qui était partiellement pathologique. Quant à la fille, elle devait l’avoir aimé et aimé totalement, sinon elle n’aurait pas fait ce qu’elle avait fait. Si seulement Jimmy l’avait crue. Ou été capable de le croire. Mais la jalousie l’emprisonnait. Ça le mortifiait de penser aux hommes avec qui elle avait fait l’amour avant leur mariage ; en outre, il était convaincu qu’elle était demeurée une fille facile, que chaque fois qu’il partait en mer, ou même qu’il la laissait seule pour la journée, elle le trompait avec une multitude d’amants dont il exigeait constamment qu’elle avoue l’existence. Alors elle se mit un fusil de chasse entre les yeux et pressa la détente avec l’orteil. Quand Jimmy la découvrit, il n’appela pas la police. Il la releva et la plaça sur le lit et s’étendit près d’elle. À peu près à l’aube, le lendemain matin, il rechargea le fusil et se tua.
Face à la photo de Jimmy et de sa femme, il y en avait une de Perry en uniforme. Elle avait été découpée dans un journal et elle était accompagnée d’un paragraphe de texte : « Quartier général, Armée des États-Unis, Alaska. Le soldat Perry E. Smith, vingt-trois ans, premier vétéran de l’Armée, ayant combattu en Corée, de retour dans la région d’Anchorage, Alaska, est accueilli par le capitaine Mason, officier chargé des relations publiques, à son arrivée à la base d’aviation d’Elmendorf. Smith a servi durant quinze mois dans la 24e Division, section du génie. Son voyage de Seattle à Anchorage a été offert par la Pacific Northern Airlines. Miss Lynn Marquis, hôtesse de l’air, approuve l’accueil par son sourire. (Photographie officielle de l’Armée des États-Unis). » Le capitaine Mason, la main tendue, regarde le soldat Smith, mais le soldat Smith regarde la caméra. Mrs. Johnson voyait, ou s’imaginait voir, dans son expression, non pas de la gratitude mais de l’arrogance, et, au lieu de la fierté, une immense suffisance. Il était facile de croire qu’il avait rencontré un homme sur un pont et l’avait jeté à l’eau. Bien sûr qu’il l’avait fait. Elle n’en avait jamais douté.
Elle referma l’album et alluma le téléviseur, mais ça ne l’apaisa pas. Et s’il arrivait ? Les détectives l’avaient trouvée ; pourquoi Perry n’en ferait-il pas autant ? Il ferait mieux de ne pas s’attendre à ce qu’elle l’aide ; elle ne le laisserait même pas entrer. La porte de devant était fermée à clé mais pas celle du jardin. Le jardin était tout blanc de brume ; ça aurait pu être une réunion d’esprits : maman et Jimmy et Fern. Quand Mrs. Johnson verrouilla la porte, elle pensait aux morts autant qu’aux vivants.
*
Une averse. Il pleuvait à seaux. Dick se mit à courir. Perry aussi, mais il ne pouvait pas courir aussi vite ; ses jambes étaient plus courtes et il trimbalait la valise. Dick atteignit l’abri, une grange près de la grand-route, bien avant lui. En quittant Omaha, après une nuit passée dans un dortoir de l’Armée du Salut, un routier les avait conduits de l’autre côté de la frontière du Nebraska, dans l’Iowa. Cependant, ils marchaient depuis de nombreuses heures. La pluie se mit à tomber alors qu’ils étaient à seize miles au nord d’un petit village de l’Iowa qui s’appelait Tenville Tunction.
La grange était sombre.
« Dick ? dit Perry.
— Par ici », dit Dick. Il était étalé sur un lit de foin.
Trempé jusqu’aux os et grelottant, Perry se jeta a côté de lui. « J’ai si froid, dit-il en s’enfouissant dans le foin, j’ai si froid que ça me serait bien égal que le feu prenne et me brûle vivant. » Il avait faim aussi. Affamé. La nuit précédente ils avaient dîné d’un bol de soupe de l’Armée du Salut et, aujourd’hui, ils avaient eu pour toute nourriture quelques tablettes de chocolat et du chewing-gum que Dick avait volé au rayon de confiserie d’une pharmacie. « Encore du Hershey ? » demanda Perry.
Non, mais il restait un paquet de chewing-gum. Ils le partagèrent et se mirent à le mâcher, se régalant de deux morceaux et demi de Doublemint chacun, le parfum préféré de Dick (Perry préférait Juicy Fruit). L’argent était leur problème numéro un. Leur manque absolu de pognon avait amené Dick à décider que leur prochaine tentative serait ce que Perry considérait comme « une pirouette idiote » : retourner à Kansas City. La première fois que Dick avait proposé ce retour, Perry dit : « Tu devrais voir un médecin. » Maintenant, blottis l’un contre l’autre dans l’obscurité froide, écoutant tomber la pluie froide et sombre, ils reprirent leur discussion, Perry énumérant une fois de plus les dangers d’un tel geste, car Dick était certainement recherché pour violation de sa parole à l’heure actuelle, « si ce n’était pour autre chose en plus ». Mais il était impossible de dissuader Dick. Kansas City, insista-t-il une nouvelle fois, était le seul endroit où il était certain de réussir à « passer un tas de chèques sans provision. Nom de Dieu, je sais qu’il faut être prudent. Je sais qu’ils ont lancé un mandat d’arrêt. À cause des chèques qu’on a déjà faits. Mais on va agir en vitesse. Un jour, ça suffira. Si on en ramasse assez, peut-être qu’on devrait essayer la Floride. Passer Noël à Miami, y rester tout l’hiver si ça nous plaît ». Mais Perry mâchait son chewing-gum, frissonnait et se renfrognait. Dick dit : « Qu’est-ce que t’as, coco ? Cet autre truc ? Nom de Dieu, pourquoi t’oublies pas ça ? Ils ont jamais établi le moindre lien. Ils le feront jamais. »
Perry dit : « Il se pourrait que tu te trompes. Et si tu te trompais, ça veut dire le Coin. » Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais mentionné le châtiment suprême de l’État du Kansas auparavant, la potence, ou la mort dans le « Coin », comme les prisonniers du pénitencier du Kansas ont nommé le hangar qui abrite le matériel nécessaire pour pendre un homme.
Dick dit : « Comédien. Tu me fais marrer. » Il frotta une allumette dans l’intention de fumer une cigarette, mais une chose aperçue à la lueur vacillante de l’allumette le fit bondir sur ses pieds et l’amena à l’autre bout de la grange dans une stalle de vache. Une voiture était garée dans la stalle, une Chevrolet blanc et noir deux portes 1956. La clé de contact était sur le tableau de bord.
*
Dewey était résolu à dissimuler à la « population civile » tout nouvel élément majeur dans l’affaire Clutter, tellement résolu qu’il décida de mettre dans le secret les deux crieurs publics de Garden City : Bill Brown, rédacteur en chef du Telegram de Garden City, et Robert Wells, gérant du poste radiophonique local, KIUL. En exposant la situation, Dewey donna ses raisons de considérer qu’il était de la dernière importance de garder le secret : « Souvenez-vous, il est possible que ces hommes soient innocents. »
C’était une possibilité trop valable pour être rejetée. Le mouchard, Floyd Wells, pouvait fort bien avoir inventé son histoire ; de semblables cafardages n’étaient pas rares de la part de prisonniers qui espéraient obtenir des faveurs ou attirer l’attention des autorités. Mais même si chacun des mots de cet homme était une parole de l’Évangile, Dewey et ses collègues n’avaient pas encore déterré l’ombre d’une preuve à l’appui de l’accusation, « des preuves de tribunal ». Qu’avaient-ils découvert qui ne pourrait être interprété comme une coïncidence vraisemblable bien qu’exceptionnelle ? Ce n’était pas simplement parce que Smith était venu dans le Kansas pour rendre visite à son ami Hickock, ni simplement parce que Hickock possédait un fusil du même calibre que celui qui avait été employé pour commettre le crime, ni simplement parce que les suspects avaient inventé un faux alibi pour expliquer où ils se trouvaient la nuit du 14 novembre qu’ils étaient nécessairement les auteurs de ces meurtres. « Mais on est à peu près certains que c’est ça. On le croit tous. Sinon, on aurait pas déclenché l’alarme dans dix-sept États, de l’Arkansas à l’Oregon. Mais n’oubliez pas ceci : ça peut prendre des années avant qu’on les attrape. Ils se sont peut-être séparés. Ou ils ont peut-être quitté le pays. Il y a une chance qu’ils soient allés en Alaska, c’est pas difficile de disparaître sans laisser de traces en Alaska. Plus longtemps ils seront libres, moins notre position sera solide. À franchement parler, au point où en sont les choses, notre position n’est pas brillante de toute façon. On pourrait mettre la main sur ces enfants de putain demain et être incapables de prouver la moindre chose. »
Dewey n’exagérait pas. À l’exception de deux empreintes de bottes, l’une portant un motif en losanges et l’autre un dessin de Cat’s Paw, les assassins n’avaient pas laissé le moindre indice. Puisqu’ils semblaient avoir pris tant de soin, ils s’étaient sans doute débarrassés des bottes depuis longtemps. Et du poste aussi, à supposer que ce soit eux qui l’aient volé, chose que Dewey hésitait encore à croire, car ça lui semblait « grotesquement incompatible » avec l’ampleur du crime et l’adresse manifeste des criminels, et « inconcevable » que ces hommes se soient introduits dans une maison avec l’espoir d’y trouver un coffre-fort plein d’argent et que, ne l’ayant pas découvert, ils aient cru à propos de massacrer la famille pour peut-être quelques dollars et un petit poste portatif. « Sans aveux on n’obtiendra jamais de condamnation, dit-il. Voilà mon opinion. Et c’est pourquoi on ne saurait être trop prudents. Ils croient qu’ils s’en sont tirés. Eh bien, on ne veut pas qu’ils pensent le contraire. Plus ils se sentiront en sécurité, plus tôt on les attrapera. »
Mais les secrets sont une denrée peu commune dans une ville comme Garden City. Tout visiteur qui entrait dans le bureau du shérif, trois pièces bondées et trop peu meublées, au troisième étage du palais de justice du comté, pouvait détecter une atmosphère étrange et presque sinistre. La bousculade et le grondement de colère des premières semaines avaient disparu ; un calme palpitant s’infiltrait maintenant dans les locaux. La secrétaire du bureau, Mrs. Richardson, personne très terre à terre, avait acquis en une nuit un bon nombre de manières affectées, telles que de chuchoter et de marcher sur la pointe des pieds, et les hommes pour qui elle travaillait, le shérif et son personnel, Dewey et son équipe de renfort d’agents du K.B.I., marchaient tout doucement en conversant à voix basse. On aurait dit qu’ils craignaient qu’un bruit ou un mouvement brusque ne donne l’éveil aux bêtes qui s’approchaient, comme des chasseurs cachés dans la forêt.
Les gens parlaient. Le Trail Room de l’hôtel Warren, un café que les hommes d’affaires de Garden City considèrent comme un club privé, était une caverne pleine de murmures, de conjectures et de rumeurs. Quelqu’un avait entendu dire qu’un citoyen en vue était sur le point d’être arrêté. Ou bien on savait maintenant que le crime était l’œuvre de tueurs engagés par des ennemis de l’Association des producteurs de blé du Kansas, un organisme progressiste dans lequel Mr. Clutter avait joué un rôle important. Parmi les nombreuses histoires qui circulaient, celle qui était le plus près de la vérité fut rapportée par un vendeur d’automobiles bien connu (qui refusait de révéler ses sources) : « Paraît qu’il y avait un homme qui travaillait pour Herb autrefois, dans les années 47 ou 48. Un simple ouvrier agricole. Paraît qu’il est allé en prison, la prison de l’État, et pendant qu’il était là il s’est mis à penser que Herb était un homme très riche. Alors aux alentours du mois dernier, quand on l’a remis en liberté, la première chose qu’il a faite a été de s’amener ici pour voler et tuer ces gens. »
Mais sept miles à l’ouest, dans le village de Holcomb, on ne faisait pas la moindre allusion aux événements sensationnels imminents, pour la simple raison que depuis quelque temps la tragédie Clutter était un sujet interdit dans les deux principales sources de cancans du village, le bureau de poste et le café Hartman. « En ce qui me concerne, j’veux plus en entendre parler, dit Mrs. Hartman. J’leur ai dit, on peut pas continuer comme ça. Se méfier de tout le monde, se faire mourir de peur les uns les autres. Tout ce que j’ai à dire c’est que si vous voulez en parler, mettez pas les pieds chez moi. » Myrt Clare prit une position tout aussi ferme. « Les gens viennent ici pour acheter cinq sous de timbres et ils pensent qu’ils peuvent y passer les trois heures trente minutes suivantes à déballer de A jusqu’à Z ce qu’ils savent sur les Clutter, à rogner les ailes des autres gens. Des serpents à sonnettes, c’est tout ce qu’ils sont. J’ai pas le temps d’écouter. J’suis dans les affaires, je suis une représentante du gouvernement des États-Unis. De toute façon, c’est malsain. Al Dewey et ces fins limiers de Topeka et Kansas City, ils sont censés être drôlement malins. Mais je ne connais personne qui pense encore qu’ils aient la moindre chance d’attraper celui qui a fait ça. Alors, je dis que la seule chose intelligente à faire c’est de se taire. On vit jusqu’à ce qu’on meure, et peu importe comment on part ; une fois mort on est bien mort. Alors à quoi bon continuer à se frapper la tête contre les murs simplement parce que Herb Clutter s’est fait trancher la gorge ? De toute façon, c’est malsain. Polly Stringer – vous savez bien, la maîtresse d’école – elle était ici ce matin. Elle a dit que c’est seulement à présent, au bout d’un mois, que les enfants commencent à se calmer. Ce qui m’a fait penser : et s’ils arrêtaient vraiment quelqu’un ? Ça ne pourrait manquer d’être quelqu’un que tout le monde connaît. Et bien sûr, ce serait comme jeter de l’huile sur le feu, ça ferait bouillir la marmite juste au moment où elle commençait à se refroidir. Si vous voulez savoir ce que j’en pense, on a eu assez d’excitation. »
*
Il était tôt, pas encore 9 heures, et Perry était le premier client de la Washateria, une laverie automatique. Il ouvrit sa valise de paille qui était pleine à craquer, en sortit un paquet de slips, de chaussettes et de chemises (son linge et celui de Dick), les jeta dans une machine à laver et mit un jeton de plomb dans la fente – il en avait acheté plusieurs au Mexique.
Perry connaissait très bien le fonctionnement de ce genre d’établissement ; c’était un habitué et il en tirait un certain contentement car il trouvait ça « tellement reposant » de demeurer assis calmement et de regarder le linge se nettoyer. Pas aujourd’hui. Il était inquiet. En dépit de ses avertissements, Dick en avait fait à sa tête. Ils étaient de retour à Kansas City, complètement fauchés par-dessus le marché, et conduisant une voiture volée ! Toute la nuit ils avaient roulé à fond de train dans la Chevrolet de l’Iowa sous une pluie diluvienne, s’arrêtant deux fois pour siphonner de l’essence d’un véhicule garé dans des rues désertes de petites villes endormies. (C’était le boulot de Perry, un travail pour lequel il se jugeait « de toute première classe. Rien qu’un petit bout de boyau de caoutchouc, voilà ma carte de crédit ».) En atteignant Kansas City au lever du jour, les voyageurs étaient d’abord allés à l’aéroport, où ils s’étaient lavés, brossé les dents et rasés dans le lavatory des hommes ; deux heures plus tard, après un somme dans la salle d’attente de l’aéroport, ils retournèrent en ville. C’était alors que Dick avait déposé son associé à la Washateria, promettant de revenir le prendre dans l’heure qui suivait.
Une fois le linge lavé et séché, Perry refit la valise. Il était plus de 10 heures. Dick, qui devait se trouver quelque part « à signer des chèques », était en retard. Il s’assit pour attendre, choisissant un banc où reposait tout près de lui un sac de dame – une occasion bien tentante d’y glisser la main. Mais l’aspect de la propriétaire, la plus corpulente de toutes les femmes qui utilisaient en ce moment les facilités de l’établissement, le découragea. Un jour, à l’époque où il était un enfant qui courait les rues, à San Francisco, lui et un « gosse de Chinetoque » (Tommy Chan ? Tommy Lee ?) avaient formé ensemble une « équipe de vol à la tire ». Ça amusait Perry – ça lui remontait le moral – de se remémorer quelques-unes de leurs escapades. « Comme la fois où on est arrivé à pas de loup derrière une vieille dame, vraiment âgée, et Tommy s’est emparé de son sac mais elle ne voulait pas le lâcher, c’était une vraie tigresse. Plus il tirait d’un côté, plus elle tirait de l’autre. Alors elle m’a vu et elle a dit : “Aide-moi ! Aide-moi !” et j’ai répondu : “Bon Dieu, madame, c’est lui que j’aide !” – et je l’ai renversée pour de bon. Sur le trottoir. Ça nous a pas rapporté plus de quatre-vingt-dix cents, je m’en souviens exactement. On est allés dans un restaurant chinetoque et on s’en est mis jusque-là. »
Les choses n’avaient pas tellement changé. Perry avait quelque vingt ans de plus et pesait une cinquantaine de kilos de plus, et pourtant sa situation matérielle ne s’était pas améliorée du tout. C’était toujours un galopin (et n’était-ce pas incroyable, pour une personne si intelligente et si douée ?) qui, en un sens, devait compter sur quelques pièces de monnaie volées.
Son œil ne pouvait se détacher d’une horloge sur le mur. À 10 h 30, il commença à s’inquiéter ; à 11 heures il avait des élancements de douleur dans les jambes, ce qui était toujours chez lui un signe de panique imminente, « du mauvais sang ». Il croqua une aspirine et il essaya d’effacer – de brouiller au moins – le défilé éclatant qui glissait dans son esprit, une procession de visions néfastes : Dick entre les mains de la loi, peut-être arrêté en faisant un chèque bidon, ou pour avoir commis une légère infraction à la circulation (et on s’apercevait qu’il conduisait une voiture volée). Très vraisemblablement, en ce moment même, Dick était assis, pris au piège, entouré de détectives à la nuque cramoisie. Et ils ne parlaient pas de banalités, chèques sans provision ou voitures volées. Ils parlaient de meurtre, car le lien dont Dick était si certain qu’il ne serait jamais établi l’avait été en fin de compte. Et une voiture pleine de policiers de Kansas City se dirigeait à l’instant même vers la Washateria.
Mais non, il avait trop d’imagination. Dick ne ferait jamais ça, « se mettre à table ». Pensez donc au nombre de fois où il l’avait entendu dire : « Ils peuvent m’aveugler de coups, je ne leur dirai jamais rien. » Bien sûr, Dick était un « vantard » ; comme Perry avait fini par s’en apercevoir, c’était un dur essentiellement dans des situations où il avait indiscutablement le dessus. Soudain, avec soulagement, il inventa une raison moins désespérée à l’absence prolongée de Dick. Il était allé rendre visite à ses parents. C’était une chose dangereuse à faire, mais Dick leur était très « attaché » ou prétendait l’être, et la nuit dernière, au cours du long voyage sous la pluie, il avait dit à Perry : « Pour sûr que j’aimerais revoir mes vieux. Ils n’en diraient rien. J’veux dire qu’ils en parleraient pas à l’officier de libération conditionnelle ; ils feraient rien pour nous attirer des ennuis. Seulement, j’ai honte. J’ai peur de ce que ma mère dirait. À propos des chèques. Et la façon dont on est parti. Mais j’aimerais bien pouvoir les appeler, savoir ce qu’ils deviennent. » Cependant, c’était impossible car la maison des Hickock n’avait pas le téléphone ; autrement, Perry aurait donné un coup de fil pour voir si Dick y était.
Quelques minutes de plus et il était à nouveau convaincu que Dick avait été arrêté. Sa douleur aux jambes s’intensifia, traversa son corps comme un éclair, et les odeurs de la buanderie, la puanteur humide, le rendirent soudain malade, le firent se lever et le propulsèrent dehors. Il se tint au bord du trottoir en proie à des nausées comme « un ivrogne qui n’arrive pas à dégueuler ». Kansas City ! Ne savait-il pas que Kansas City attirait la poisse, et n’avait-il pas supplié Dick de s’en tenir à distance ? Maintenant, peut-être que maintenant Dick regrettait de ne pas l’avoir écouté. Et il se demanda : Et moi, avec un peu de monnaie et une poignée de jetons de plomb en poche ? Où pouvait-il aller ? Oui l’aiderait ? Bobo ? Pas l’ombre d’une chance ! Mais peut-être que son mari le ferait. Si Fred Johnson avait agi selon son cœur, il lui aurait assuré un emploi à sa sortie de prison, lui permettant ainsi d’obtenir sa libération conditionnelle. Mais Bobo ne voulait pas en entendre parler ; elle avait dit que ça n’attirerait que des ennuis, et peut-être des risques. Puis elle avait écrit à Perry pour lui dire ça précisément. Un beau jour il lui rendrait la monnaie de sa pièce, il s’amuserait, il lui parlerait, il afficherait ses possibilités, il lui raconterait dans les moindres détails les choses qu’il était capable de faire à des gens comme elle, des gens respectables, des bourgeois suffisants, exactement comme Bobo. Oui, il lui ferait savoir à quel point il pouvait être dangereux, et il surveillerait ses yeux. Pour sûr que ça valait un voyage à Denver. C’est ce qu’il allait faire, aller à Denver et rendre visite aux Johnson. Fred Johnson l’aiderait à prendre un nouveau départ dans la vie : il faudrait bien qu’il le fasse s’il voulait se débarrasser de Perry.
Puis Dick s’approcha de lui au bord du trottoir. « Eh, Perry, dit-il. Tu es malade ? »
Le son de la voix de Dick fut comme l’injection d’un puissant narcotique, une drogue qui produisit, en faisant irruption dans ses veines, un délire de sensations contradictoires : tension et soulagement, fureur et affection. Il avança vers Dick les poings serrés. « Enfant de putain », dit-il.
Dick eut un sourire forcé et dit : « Allons, mon vieux. On a de quoi bouffer. »
Mais un besoin d’explications se faisait sentir, de même que d’excuses, et Dick les présenta en mangeant un plat de chili con carne au restaurant de Kansas City qu’il préférait, l’Eagle Buffet. « Je regrette, coco. Je savais que tu allais te faire du mauvais sang, penser que je m’étais fait accrocher par un flic. Mais j’avais une telle veine qu’il m’a semblé qu’il fallait la laisser courir. » Il expliqua qu’après avoir quitté Perry il était allé à la Markl Buick Company, la société qui l’avait employé autrefois, espérant trouver des plaques pour remplacer le numéro minéralogique compromettant de l’Iowa que portait le Chevrolet volée. « Personne ne m’a vu arriver ou partir. Markl faisait un trafic considérable de voitures accidentées. Ça n’a pas manqué, dans la cour il y avait une De Soto en pièces avec des plaques du Kansas. » Et où étaient-elles maintenant ? « Sur notre bagnole, mon pote. »
Ayant effectué la substitution, Dick avait jeté les plaques de l’Iowa dans un réservoir municipal. Puis il s’était arrêté à un poste d’essence où travaillait un ami, un ancien camarade de lycée du nom de Steve, et il avait persuadé Steve d’encaisser un chèque de cinquante dollars, chose qu’il n’avait jamais faite auparavant, « voler un copain ». Tant pis, il ne reverrait jamais Steve. Il se « tirait » de Kansas City ce soir même, cette fois vraiment pour ne plus jamais y revenir. Alors pourquoi ne pas taper quelques vieux amis ? Cette idée en tête, il rendit visite à un autre ancien camarade d’école, préparateur en pharmacie. La somme grimpa de ce fait à soixante-quinze dollars. « Maintenant, cet après-midi, on va faire monter ça à quelques centaines. J’ai dressé une liste d’endroits où frapper. Six ou sept, à commencer par ici », dit-il, désignant l’Eagle Buffet où tout le monde, le barman et les garçons, le connaissait et l’aimait bien, l’appelant Pickles (en l’honneur de son mets préféré). « Ensuite, Floride, nous voilà ! Qu’est-ce que t’en penses, coco ? Est-ce que je ne t’avais pas promis qu’on allait passer Noël à Miami ? Comme tous les millionnaires ? »
*
Dewey et son collègue, l’agent du K.B.I. Oarence Duntz, attendaient qu’une table soit libre au Trail Room. Jetant un coup d’œil à la galerie de visages qu’on voyait toujours à l’heure du déjeuner, hommes d’affaires à la peau flasque et propriétaires de ranch au teint rude et marqué par le soleil, Dewey aperçut de vieilles connaissances : le coroner du comté, le Dr. Fenton ; le gérant de Warren, Tom Mahar ; Harrison Smith, qui s’était présenté aux élections d’attomey du comté l’an dernier et qui avait été battu par Duane West ; et aussi Herbert W. Clutter, propriétaire de River Valley Farm et affilié à la même Église que Dewey. Minute ! Herb Clutter n’était-il pas mort ? Et Dewey n’avait-il pas assisté à ses funérailles ? Il était pourtant là, assis à la table circulaire dans l’angle du Trail Room, ses yeux bruns pétillants, sa mâchoire carrée, sa bonne mine pleine d’entrain inchangés par la mort. Mais Herb n’était pas seul. Deux jeunes gens partageaient sa table, et, les reconnaissant, Dewey donna un cou de coude à l’agent Duntz.
« Regarde.
— Où ?
— Le coin.
— Nom de Dieu. »
Hickock et Smith ! Mais ils les reconnurent au même instant, eux aussi. Ces garçons sentirent le danger. Ils enfoncèrent la fenêtre du Trail Room à coups de pied et filèrent à toute vitesse dans Main Street, Duntz et Dewey à leurs trousses ; ils passèrent devant la bijouterie Palmer, Norris Drugs, le Garden Café ; ensuite, au coin de la rue, ils coururent jusqu’à la gare où ils jouèrent à cache-cache au milieu d’un pâté de silos blancs. Dewey sortit son revolver et Duntz en fit autant, mais comme ils visaient, le surnaturel intervint. Brusquement, mystérieusement (c’était comme un rêve !), tout le monde nageait, poursuivants et poursuivis, traversant l’impressionnante étendue d’eau que la Chambre de Commerce de Garden City prétend être « La Plus Grande Piscine Gratuite du Monde ». Comme les détectives arrivaient à la hauteur des fugitifs, eh bien, une fois de plus (comment cela se faisait-il ? se pouvait-il qu’il rêvât ?), la scène disparut et se fondit en un autre paysage : le cimetière de Valley View, cette île verte et grise de tombes, d’arbres et de sentiers fleuris, oasis calme, feuillue et pleine de bruissements, posée comme une rafraîchissante parcelle d’ombre de nuage sur les lumineuses plaines à blé au nord de la ville. Mais à présent Duntz avait disparu et Dewey était seul avec les hommes qu’il avait pris en chasse. Bien qu’il ne pût les apercevoir, il était certain qu’ils se cachaient parmi les morts, tapis là derrière une pierre tombale, peut-être celle de son propre père : « Alvin Adams Dewey, 6 septembre 1879-26 janvier 1948. » Revolver au poing, il se glissa le long des allées solennelles jusqu’au moment où, ayant entendu des éclats de rire et les ayant localisés, il vit que Hickock et Smith ne se cachaient pas du tout mais étaient à califourchon sur la fosse commune, encore sans épitaphe, de Herb, Bonnie, Nancy et Kenyon, debout les jambes écartées, les mains sur les hanches, la tête renversée, riant. Dewey fit feu… encore une fois… et encore une fois… Aucun des deux hommes ne s’affaissa bien que Dewey leur eût tiré en plein cœur par trois fois ; mais ils devinrent lentement transparents, se faisant peu à peu invisibles, s’évaporant, bien que le rire sonore s’amplifiât jusqu’à ce que Dewey capitule devant lui, se sauve en courant, rempli d’un désespoir si lugubrement intense que ça le réveilla.
Quand il s’éveilla, il était comme un enfant de dix ans, fiévreux et effrayé ; il avait les cheveux mouillés et sa chemise glacée de sueur lui collait à la peau. La pièce, une pièce du bureau du shérif, où il s’était enfermé avant de tomber de sommeil à une table, était presque plongée dans l’obscurité. Tendant l’oreille, il put entendre le téléphone de Mrs. Richardson sonner dans le bureau voisin. Mais elle n’était pas là pour répondre ; le bureau était fermé. En souriant, il passa devant le téléphone avec une indifférence résolue, puis il hésita. Ça pourrait être Marie qui appelait pour demander s’il travaillait encore et si elle devait l’attendre pour dîner.
« On demande Mr. A. A. Dewey, de Kansas City.
— C’est Mr. Dewey à l’appareil.
— Parlez, Kansas City, votre correspondant est au bout du fil.
— Al ? Frère Nye.
— Oui, Frère.
— Prépare-toi à une grande nouvelle.
— J’suis prêt.
— Nos amis sont ici. Ici même à Kansas City.
— Comment le sais-tu ?
— Eh bien, on peut pas dire qu’ils se cachent. Hickok a fait des chèques d’un bout à l’autre de la ville. Signant de son vrai nom.
— Son propre nom. Ça voulait dire qu’il a pas l’intention de rester dans les parages bien longtemps, ou bien qu’il se sent drôlement sûr de lui. Alors, Smith est toujours avec lui ?
— Ah, pour ça ils sont ensemble. Mais au volant d’une voiture différente. Une Chevrolet 1956, deux portes, noir et blanc.
— Des plaques du Kansas ?
— Des plaques du Kansas. Écoute Al, on a du pot ! Ils ont acheté un appareil de télévision, tu vois ? Hickock a donné un chèque au vendeur. Juste comme ils démarraient, le type a eu le bon sens de prendre le numéro de leur plaque. Il l’a inscrit au dos du chèque. Numéro 16212, comté de Johnson.
— T’as vérifié l’enregistrement ?
— Devine ?
— C’est une voiture volée.
— Pas le moindre doute. Mais les plaques ont été changées. Nos amis les ont prises sur une De Soto accidentée, dans un garage de Kansas City.
— Tu sais quand ?
— Hier matin. Le patron (Logan Sanford) a alerté tout le monde, en donnant le numéro de la nouvelle plaque et une description de la voiture.
— Et la ferme des Hickock ? S’ils sont encore dans la région, il me semble qu’ils vont aller là tôt ou tard.
— T’en fais pas. On la surveille, Al…
— Je t’écoute.
— C’est ça que je veux pour Noël. Tout ce que je veux. Expédier cette histoire. L’expédier et dormir jusqu’au Nouvel An. Tu crois pas que ça serait un sacré cadeau ?
— Eh bien, j’espère que tu l’auras.
— J’espère qu’on l’aura tous les deux. »
Plus tard, comme il traversait le square du palais de justice qui s’assombrissait, soulevant en marchant d’un air pensif des tas de feuilles sèches qui n’avaient pas été ratissées, Dewey s’étonna de son manque d’exaltation. Comment se faisait-il, alors qu’il savait maintenant que les suspects n’avaient pas disparu à tout jamais en Alaska ou au Mexique ou à Tombouctou, alors qu’une arrestation pouvait avoir lieu dans l’instant qui venait, comment se faisait-il qu’il ne ressentait rien de l’excitation qu’il eût dû ressentir ? C’était la faute du rêve, car le climat obsédant de ce rêve s’était prolongé, amenant Dewey à mettre en doute les assertions de Nye, en un sens, à ne pas y croire. Il ne croyait pas que Hickock et Smith se feraient prendre à Kansas City. Ils étaient invulnérables.
*
À Miami Beach, l’hôtel Somerset se trouve au 335 Océan Drive ; c’est un petit immeuble carré plus ou moins blanc avec de nombreuses touches mauves, dont une enseigne mauve qui dit : « CHAMBRES LIBRES – PRIX IMBATTABLES – PLAGE AMÉNAGÉE – TOUJOURS L’AIR DU LARGE. » Il fait partie d’une rangée de petits hôtels de stuc et de béton qui bordent la rue blanche et triste. En décembre 1959, la « plage aménagée » du Somerset consistait en deux parasols plantés dans une bande de sable en arrière de l’hôtel. L’un des parasols qui était rose portait la légende : « Nous servons les Glaces Valentine. »
À midi, le jour de Noël, un quatuor de femmes était étendu sous le parasol se laissant bercer par les accents d’un transistor. Le deuxième parasol était bleu et arborait un impératif « Bronzez avec Coppertone » ; il abritait Dick et Perry qui demeuraient au Somerset depuis cinq jours dans une chambre à deux lits s’élevant à dix-huit dollars par semaine.
Perry dit : « Tu ne m’as pas encore souhaité un joyeux Noël.
— Joyeux Noël, coco. Et bonne et heureuse année. »
Dick portait un maillot de bain, mais Perry, comme à Acapulco, refusait de montrer ses jambes estropiées – il craignait que les autres personnes sur la plage ne soient « blessées » par ce spectacle – et par conséquent il était assis tout habillé, portant même des chaussettes et des souliers. Cependant, il était relativement content, et quand Dick se leva et commença à faire des exercices – à se tenir sur la tête pour épater les dames sous le parasol rose – il se plongea dans le Miami Herald. Il tomba bientôt sur un article en dernière page qui attira toute son attention. Il s’agissait d’un meurtre, l’assassinat d’une famille de Floride, un certain Mr. Clifford Walker, sa femme, leur fils de quatre ans et leur fille de deux ans. Chacune des victimes avait été tuée d’une décharge de 22 dans la tête ; elles n’avaient cependant pas été bâillonnées ou liées. Le crime qui était sans indices et apparemment sans mobile avait eu lieu samedi soir, 19 décembre, au domicile des Walker, un ranch d’élevage de bétail non loin de Tallahassee.
Perry interrompit les exercices de culture physique de Dick pour lui lire l’histoire à haute voix, et il demanda : « Où étions-nous samedi soir dernier ?
— Tallahassee ?
— Je te le demande. »
Dick se concentra. Mardi soir, se relayant au volant, ils étaient sortis du Kansas ; ils avaient traversé le Missouri jusqu’en Arkansas et franchi les monts Ozark ; ils étaient remontés vers la Louisiane où une dynamo brûlée les avait arrêtés vendredi matin. (Une pièce de rechange usagée, achetée à Shreveport, leur coûta vingt-deux dollars cinquante.) Cette nuit-là ils avaient dormi dans la voiture garée au bord de la route quelque part près de la frontière de l’Alabama et de la Floride. Le trajet du lendemain, effectué à un rythme beaucoup plus lent, avait comporté plusieurs divertissements touristiques : visites à une ferme d’alligators et à un élevage de serpents à sonnettes, une promenade dans une barque à fond transparent sur un lac de marais clair comme le cristal, un tardif, interminable et coûteux déjeuner de homard grillé dans un restaurant de fruits de mer au bord de la route. Journée délicieuse ! Mais ils étaient tous deux épuisés quand ils arrivèrent à Tallahassee, et ils décidèrent d’y passer la nuit. « Oui, Tallahassee, dit Dick.
— Étonnant ! » Perry parcourut encore une fois l’article. « Tu sais que ça me surprendrait pas si ça avait été fait par un fou. Un cinglé qui aurait lu ce qui s’est passé dans le Kansas. »
Comme il n’avait pas envie d’entendre Perry « démarrer sur ce sujet », Dick haussa les épaules, eut un sourire forcé et courut jusqu’au bord de l’Océan où il marcha un moment d’un pas tranquille sur le sable arrosé par les brisants, s’arrêtant ici et là pour ramasser un coquillage. Petit garçon, il avait follement envié le fils d’un voisin qui était allé en vacances sur la côte du Golfe et qui était revenu avec une boîte pleine de coquillages ; il l’avait tellement détesté, qu’il avait volé les coquillages et les avait écrasés un à un avec un marteau. L’envie ne le lâchait pas d’une semelle ; l’Ennemi était toute personne qu’il désirait être ou qui avait quelque chose qu’il voulait avoir.
Par exemple, l’homme qu’il avait vu au bord de la piscine du Fontainebleau. À des miles de distance, enveloppées dans un voile de brume d’été et de brasillements de la mer, il pouvait voir les tours des pâles et luxueux hôtels : le Fontainebleau, l’Eden Roc, le Roney Plaza. Le lendemain de leur arrivée à Miami il avait proposé à Perry d’envahir ces lieux de plaisir. « Peut-être racoler deux femmes riches », avait-il dit. Perry avait été plus que réticent ; il pensait que les gens les dévisageraient à cause de leurs pantalons kaki et de leurs maillots de corps. En fait, leur visite des parages fastueux du Fontainebleau passa inaperçue, au milieu d’hommes qui se promenaient à grands pas vêtus de shorts pékinés en soie grège et de femmes portant à la fois des maillots de bain et des écharpes de vison. Les intrus avaient rôdé dans le hall, fait quelques pas dans le jardin, flâné autour de la piscine. C’était là que Dick avait vu l’homme qui était du même âge que lui – vingt-huit ou trente ans. Ça aurait pu être « un joueur ou un avocat ou peut-être un gangster de Chicago ». Peu importe qui il était, il avait l’air de connaître les splendeurs de l’argent et de la puissance. Une blonde qui ressemblait à Marilyn Monroe le massait avec une crème solaire, et sa main paresseuse et couverte de bagues s’avançait vers un jus d’orange glacé. Tout cela lui revenait de droit, à lui Dick, mais il ne l’aurait jamais. Pourquoi cet enfant de putain devait-il tout avoir, alors que lui n’avait rien ? Pourquoi cette foutue grosse légume aurait-elle toute la chance ? Un couteau en main, lui, Dick, il avait de la puissance. Les foutues grosses légumes comme ce tigre feraient mieux de prendre garde car il pourrait bien « leur crever le bide et laisser un peu de leur chance couler sur le plancher ». Mais la journée de Dick était gâchée. La belle blonde appliquant la crème solaire l’avait gâchée. Il avait dit à Perry : « Foutons le camp d’ici. »
Maintenant, une fillette de douze ans environ traçait des portraits dans le sable, gravant de grands visages informes avec un bout de bois. Sous le prétexte d’admirer son adresse, Dick lui offrit les coquillages qu’il avait ramassés. « Ça fait de bons yeux », dit-il. L’enfant accepta le cadeau, sur quoi Dick sourit et lui fit un clin d’œil. Il regrettait l’émoi que la fillette lui inspirait car l’intérêt sexuel qu’il portait aux enfants du sexe féminin était une faiblesse dont il avait « sincèrement honte », secret qu’il n’avait avoué à personne et dont il espérait que personne ne se doutait (bien qu’il fût conscient que Perry avait de bonnes raisons de le faire), car on pourrait penser que ce n’était pas « normal ». Et s’il y avait une chose dont il était certain, c’était bien d’être un type « normal ». Séduire des fillettes pubères comme il l’avait fait « huit ou neuf » fois, au cours des années passées, ne prouvait pas le contraire, car si on savait la vérité on s’apercevrait que la plupart des hommes vraiment virils ont toujours eu les mêmes désirs que lui. Il prit la main de l’enfant et dit : « Tu es ma petite fiancée. Mon petit amour. » Mais cela déplaisait à la fillette. Sa main, retenue par celle de Dick, se contractait nerveusement comme un poisson au bout de l’hameçon, et il reconnut dans ses yeux l’expression de stupeur qu’il avait déjà vue lors d’incidents antérieurs. Il lui relâcha la main, eut un petit rire et dit : « C’est qu’un jeu. Est-ce que tu n’aimes pas jouer ? »
Étendu sous le parasol bleu, Perry avait observé la scène et s’était rendu compte des intentions de Dick ; il le méprisait pour ça ; Perry n’avait « aucun respect pour les gens qui n’arrivent pas à se maîtriser sexuellement », particulièrement lorsque le manque de contrôle impliquait ce qu’il appelait des « actes de pervertis » – tourmenter les gosses, « des trucs de pédés », le viol. Et il croyait avoir été assez clair avec Dick ; en effet, n’avaient-ils pas failli en venir aux mains tout récemment lorsqu’il avait empêché Dick de violer une fillette terrifiée ? Cependant, il ne tenait pas à répéter cette épreuve de force particulière. Il fut soulagé quand il vit l’enfant s’éloigner de Dick.
Il y avait des chants de Noël dans l’air ; ils provenaient du transistor du quatuor féminin et se mêlaient d’une façon étrange au soleil de Miami et aux cris des mouettes plaintives qui ne se taisaient jamais complètement. « Venez, adorons-Le tous, Oh ! venez, adorons-Le tous » : un chœur de cathédrale, une musique élevée qui émut Perry jusqu’aux larmes, des larmes qui refusèrent de s’arrêter avec la musique. Et comme cela lui arrivait fréquemment dans ces moments d’affliction, il s’attarda à une possibilité qui exerçait sur lui une « immense fascination » : le suicide. Enfant, il avait souvent pensé à se tuer, mais ce n’étaient que des rêveries sentimentales nées d’un désir de punir son père, sa mère et d’autres ennemis. Cependant, depuis qu’il était adulte, la perspective de mettre un terme à sa vie avait de plus en plus perdu son côté de bizarrerie. Il ne devait pas oublier que c’était la « solution » de Jimmy et celle de Fern aussi. Et récemment il en était arrivé à penser que le suicide n’était pas simplement un libre choix mais le genre de mort qui l’attendait.
De toute façon, il n’avait plus « grand-chose à attendre de la vie ». Les îles tropicales et l’or enseveli, les plongées au fond des mers d’un bleu de flamme vers des trésors engloutis, de tels rêves avaient disparu. Disparu aussi « Perry O’Parsons », le nom inventé pour le phénomène chantant de la scène et de l’écran qu’il avait plus ou moins espéré devenir un jour ou l’autre. Perry O’Parsons était mort sans avoir jamais vécu. Qu’y avait-il à attendre ? Lui et Dick étaient « engagés dans une course sans fil d’arrivée » ; c’était l’impression qu’il avait. Et maintenant, après une semaine à Miami à peine, il fallait reprendre la route. Dick, qui avait travaillé une journée pour la compagnie d’entretien de voitures ABC à soixante-cinq cents l’heure, lui avait dit : « Miami est pire que Mexico. Soixante-cinq cents ! Pas moi. Je suis blanc. » Donc, le lendemain, n’ayant plus que vingt-sept dollars de la somme amassée à Kansas City, ils se dirigeaient encore vers l’ouest, le Texas, le Nevada, « sans destination précise ».
Dick, qui avait barboté dans les brisants, revint. Mouillé et à bout de souffle, il se jeta à plat ventre sur le sable collant.
« L’eau était bonne ?
— Merveilleuse. »
*
Le peu de temps qui séparait Noël de l’anniversaire de Nancy Clutter, qui tombait tout de suite après le Nouvel An, avait toujours créé bien des problèmes à son amoureux, Bobby Rupp. Il s’était toujours cassé la tête pour penser à deux cadeaux appropriés en des occasions si rapprochées. Mais chaque année, avec l’argent qu’il se faisait en travaillant l’été dans l’exploitation de betteraves à sucre de son père, il avait fait de son mieux, et le matin de Noël il s’était toujours précipité à la maison des Clutter avec un colis que ses sœurs l’avaient aidé à emballer, espérant causer une surprise à Nancy et lui faire plaisir. L’an dernier il lui avait donné un petit médaillon en or en forme de cœur. Cette année, aussi prévoyant que d’habitude, il avait hésité entre les parfums importés, en vente chez Norris Drugs, et une paire de bottes de cheval. Mais Nancy était morte.
Le matin de Noël, au lieu de courir jusqu’à River Valley Farm, il demeura à la maison et, plus tard, il partagea avec la famille le splendide déjeuner que sa mère avait mis une semaine à préparer. Tout le monde – ses parents et chacun de ses sept frères et sœurs – avait été gentil avec lui depuis la tragédie. Malgré tout, à l’heure des repas, on devait constamment lui répéter qu’il fallait manger. Personne ne comprenait qu’il était réellement malade, que le chagrin l’avait mis dans cet état, formant autour de lui un cercle dont il ne pouvait s’échapper et que les autres ne pouvaient franchir, à l’exception de Sue peut-être. Jusqu’à la mort de Nancy il n’avait pas apprécié Sue, il ne s’était jamais senti tout à fait à l’aise avec elle. Elle était trop différente, prenait au sérieux des choses que même les filles ne devraient pas prendre très au sérieux : la peinture, la poésie, la musique qu’elle jouait au piano. Et, bien sûr, il était jaloux d’elle : la place qu’elle avait occupée dans l’estime de Nancy, bien que d’un autre ordre, avait été au moins égale à la sienne. Mais c’est ce qui permettait à Sue de comprendre sa perte. Sans Sue, sans sa présence presque continuelle, comment aurait-il pu résister à une telle avalanche de chocs : le crime même, ses entretiens avec Mr. Dewey, l’ironie pathétique d’être un moment le suspect numéro un ?
Puis, après un mois environ, l’amitié s’affaiblit. Bobby vint moins fréquemment s’asseoir dans le petit salon confortable des Kidwell et, quand il venait, Sue semblait être moins accueillante. Le problème était qu’ils se forçaient l’un l’autre à pleurer Nancy et à se rappeler ce qu’ils voulaient oublier en fait. Bobby y arrivait parfois : quand il jouait au basket-ball ou conduisait sa voiture sur des routes de campagne à quatre-vingts miles à l’heure, ou lorsqu’il faisait de longues distances au petit trot à travers les champs jaunes et plats, dans le cadre d’un programme d’exercices de culture physique qu’il s’imposait (son ambition était de devenir professeur de culture physique dans un lycée). Et à présent, après avoir aidé à débarrasser la table de toutes ses assiettes du repas de Noël, c’est ce qu’il avait décidé de faire, mettre un tricot de corps et aller courir.
La température était remarquable. Même pour l’ouest du Kansas, réputé pour la longueur de ses étés de la Saint-Martin, cette journée semblait exceptionnelle : air sec, soleil éclatant, ciel d’azur. D’optimistes propriétaires de ranches prédisaient un « hiver ouvert », une saison si douce que le bétail pourrait paître sans arrêt. De tels hivers sont rares, mais Bobby en avait un en mémoire – l’année où il avait commencé à faire sa cour à Nancy. Ils avaient tous deux douze ans, et à la sortie des classes il portait son sac d’écolière sur la distance d’un mile qui séparait l’École de Holcomb du ranch de son père. Par les journées chaudes et ensoleillées, ils s’arrêtaient souvent en route et s’asseyaient près de la rivière, un bras sinueux, boueux et lent, de l’Arkansas.
Un jour Nancy lui avait dit : « Un été, quand on était dans le Colorado, j’ai vu où l’Arkansas commence. L’endroit exact. Mais tu n’aurais pas cru que c’était notre rivière. C’est pas la même couleur. Pure comme de l’eau potable. Et rapide. Et pleine de roches, et de tourbillons. Papa a attrapé une truite. » Le souvenir que Nancy avait gardé de la source de la rivière était demeuré en Bobby, et depuis sa mort… Eh bien, il ne savait pas comment expliquer ça, mais chaque fois qu’il regardait l’Arkansas, la rivière se transformait pour un instant, et ce qu’il voyait n’était pas un cours d’eau boueux serpentant à travers les plaines du Kansas, mais ce que Nancy avait décrit : un torrent du Colorado, une cristalline et fraîche rivière à truites dévalant une vallée montagneuse. C’est ce que Nancy avait été : comme une eau à sa source, énergique, joyeuse.
D’habitude, cependant, les hivers de l’ouest du Kansas retiennent les fermiers à la maison et la gelée sur les champs et les vents coupants changent le climat avant Noël. Quelques années auparavant, la neige était tombée sans discontinuer le soir de Noël, et le lendemain matin, quand Bobby s’était mis en route pour aller chez les Clutter, soit trois miles à pied, il lui avait fallu se frayer un chemin à travers d’épaisses congères. Ça en valait le coup, car, bien qu’il fût transi et empourpré de froid, l’accueil qu’on lui fit le dégela complètement. Nancy était étonnée et fière, et Mrs. Clutter, souvent si timide et si distante, l’avait serré contre elle et embrassé, insistant pour qu’il s’enveloppe dans un couvre-pied et vienne s’asseoir près du feu dans le salon. Tandis que les femmes travaillaient à la cuisine, Kenyon, Mr. Clutter et lui avaient pris place autour du feu et cassé des noix et des pacanes, et Mr. Clutter avait dit que ça lui rappelait un autre Noël, quand il était de l’âge de Kenyon. « On était sept. Maman, mon père, les deux filles et nous trois, les garçons. On habitait une ferme assez éloignée de la ville. C’est pourquoi on avait l’habitude de faire tous nos achats de Noël ensemble et de tout acheter en un seul voyage. L’année que j’ai en tête, le matin qu’on était censés y aller, il y avait autant de neige qu’aujourd’hui, plus même, et il continuait à neiger, des flocons gros comme le poing. Il semblait bien qu’on était partis pour passer un Noël bloqués par la neige et sans cadeaux sous l’arbre. Maman et les filles en avaient le cœur brisé. Puis j’ai eu une idée. » Il allait seller leur cheval de labour le plus robuste, se rendre en ville et faire les courses pour tout le monde. La famille se mit d’accord. Ils lui donnèrent tous leurs économies de Noël et une liste des choses qu’ils voulaient lui voir acheter : quatre mètres de calicot, un ballon de football, une pelote à épingles, des cartouches ; un si grand nombre d’achats qu’il ne put les faire tous avant la tombée de la nuit. Sur le chemin du retour, les cadeaux en sécurité dans un grand sac de toile cirée, il fut reconnaissant que son père l’eût forcé à prendre une lanterne, et heureux aussi que le harnais du cheval fût garni de clochettes, car leur tintement joyeux et la lueur oblique de la lanterne à pétrole le réconfortaient.
« Aller en ville, ça avait été du gâteau. Mais maintenant la route avait disparu, ainsi que tout point de repère. » Terre et ciel : rien que de la neige. Le cheval qui s’y enfonçait jusqu’au poitrail glissa de côté. « J’ai laissé tomber notre lampe. Nous étions perdus dans la nuit. Ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’on tombe endormis et qu’on meure gelés. Oui, j’avais peur. Mais je priais. Et je sentais la présence de Dieu… » Des chiens aboyèrent. Il suivit le bruit jusqu’à ce qu’il aperçût les fenêtres d’une ferme voisine. « J’aurais dû m’arrêter là. Mais j’ai pensé à la famille… J’imaginais ma mère en larmes, papa et les garçons préparant une battue, et j’ai poursuivi ma route. Alors, bien sûr, j’étais pas trop content quand je suis finalement arrivé à la maison et que j’ai vu toutes les lumières éteintes, les portes verrouillées. Quand je me suis aperçu que tout le monde était allé se coucher et m’avait simplement oublié. Ils ne pouvaient comprendre pourquoi j’étais tellement hors de moi. Papa a dit : “On était certain que tu passerais la nuit en ville. Grands dieux, mon garçon ! Qui aurait pu penser que tu serais assez idiot pour revenir à la maison par une vraie tempête de neige ?” »
*
L’odeur de cidre fermenté des pommes qui se gâtaient. Pommiers et poiriers, pêchers et cerisiers : le verger de Mr. Clutter, les précieux arbres fruitiers qu’il avait plantés. Bobby, qui courait sans but, n’avait pas eu l’intention de venir ici ou dans un autre coin de River Valley Farm. C’était inexplicable et il fit demi-tour pour s’en aller, mais il se retourna et se rendit jusqu’à la maison blanche, solide et spacieuse. Elle l’avait toujours impressionné, et ça lui avait fait plaisir de penser que sa petite amie vivait là. Mais maintenant que la maison était privée des soins attentifs du propriétaire décédé, les premiers fils de la toile d’araignée du délabrement se tissaient. Un râteau à gravier rouillait dans l’allée ; la pelouse était desséchée et fatiguée. Ce dimanche fatal, quand le shérif avait fait venir des ambulances pour enlever la famille assassinée, elles avaient roulé sur l’herbe jusque devant la porte d’entrée, et les traces de pneus étaient encore visibles.
La maison du commis était vide aussi ; il avait trouvé un nouveau logement pour sa famille plus près de Holcomb ; personne n’avait été surpris, car aujourd’hui, bien que le temps fût resplendissant, la ferme des Clutter semblait sombre, silencieuse et sans vie. Mais comme Bobby passait devant une grange qui servait d’entrepôt et, plus loin, devant un parc à bestiaux, il entendit un cheval battre l’air de sa queue. C’était Babe, l’obéissante vieille jument pommelée de Nancy, à la crinière blonde et aux yeux d’un pourpre foncé comme de magnifiques pensées épanouies. Empoignant sa crinière, Bobby se frotta la joue contre le cou de Babe, chose que Nancy avait coutume de faire. Et Babe hennit. Le dimanche précédent, la dernière fois qu’il avait rendu visite aux Kidwell, la mère de Sue avait mentionné Babe. Mrs. Kidwell, femme pleine d’imagination, était debout à une fenêtre, observant le crépuscule teinter le paysage, la plaine qui s’étendait. Et elle avait dit à brûle-pourpoint : « Susan ! Sais-tu ce que je ne cesse de voir ? Nancy. Sur Babe. Venant dans cette direction. »
*
Perry fut le premier à les remarquer : deux autostoppeurs, un garçon et un vieillard, portant tous deux des havresacs confectionnés à la maison, et, en dépit du temps venteux, un vent piquant et sablonneux du Texas, vêtus de salopettes et d’une légère chemise de coton seulement. « Faisons-les monter », dit Perry. Dick était réticent ; il n’avait aucune objection à aider des autostoppeurs, à condition qu’ils aient l’air de pouvoir payer leur passage, au moins « de mettre une dizaine de litres d’essence ». Mais Perry, ce bon vieux Perry au cœur d’or, tourmentait constamment Dick pour prendre les gens qui avaient l’air tout ce qu’il y a de plus misérable. Finalement, Dick accepta et arrêta la voiture.
Le garçon – un enfant aux cheveux filasse, costaud, aux yeux vifs, âgé de douze ans environ – était d’une reconnaissance exubérante ; mais le vieillard au visage ridé et jaune, se hissa péniblement sur la banquette arrière et s’y effondra en silence. Le garçon dit : « Pour sûr qu’on apprécie votre geste. Johnny était prêt à s’écrouler. On marche depuis Galveston. »
Perry et Dick avaient quitté ce port une heure plus tôt, après y avoir passé la matinée à se présenter dans les bureaux de diverses compagnies de navigation pour trouver un emploi comme simples matelots. Une compagnie leur avait offert un emploi immédiat à bord d’un pétrolier en partance pour le Brésil, et, en effet, ils auraient été en mer tous les deux à l’heure qu’il était si leur employeur éventuel n’avait découvert qu’ils ne possédaient ni l’un ni l’autre une carte syndicale ou un passeport. Étrangement, la déception de Dick dépassait celle de Perry : Le Brésil ! C’est là qu’on construit toute une nouvelle capitale. À partir de zéro. Imagine ce que ça serait de s’introduire dans un endroit semblable ! N’importe quel idiot pourrait faire une fortune.
— Où est-ce que vous allez ? demanda Perry au garçon.
— Sweetwater.
— Où est-ce, Sweetwater ?
— C’est quelque part dans cette direction. Quelque part dans le Texas. Johnny c’est mon grand-père. Et il a une sœur qui vit à Sweetwater. Bon Dieu, au moins, j’espère qu’elle est bien là. On pensait qu’elle vivait à Jasper. Texas. Mais quand on est arrivés à Jasper, les gens nous ont dit qu’elle et sa famille avaient déménagé à Galveston. Mais elle était pas à Galveston, il y a une dame là-bas qui nous a dit qu’elle était partie à Sweetwater. Bon Dieu, j’espère qu’on va la trouver, Johnny, dit-il en frottant les mains du vieillard comme pour les réchauffer. Tu m’entends, Johnny ? On roule dans une belle Chevrolet toute chaude, modèle 1956. »
Le vieillard toussa, tourna légèrement la tête, ouvrit et ferma les yeux, et toussa à nouveau.
Dick dit : « Eh, dis donc. Qu’est-ce qu’il a qui tourne pas rond ?
— C’est le changement, répondit le garçon. Et la marche. On marche depuis avant Noël. Il me semble bien qu’on a couvert presque tout le Texas. » De la voix la plus naturelle, et tout en continuant à masser les mains du vieillard, le garçon leur raconta que jusqu’au début de ce voyage il avait vécu seul avec son grand-père et une tante dans une ferme près de Shreveport, Louisiane. Peu de temps auparavant, la tante était morte. « Il y a un an que Johnny est souffrant, et il fallait que ma tante se tape tout le boulot. Avec personne d’autre que moi pour l’aider. On était en train de fendre du bois de chauffage. Un tronc d’arbre. Juste au beau milieu, ma tante a dit qu’elle était fatiguée. Avez-vous déjà vu un cheval se coucher et jamais se relever ? Ça m’est arrivé de voir ça. Et c’est ce qu’a fait ma tante. » Quelques jours avant Noël l’homme qui louait la ferme à son grand-père « nous a mis à la porte », continua le garçon. « C’est comme ça qu’on s’est mis en route pour le Texas. Cherchant partout Mrs. Jackson. Je l’ai jamais vue, mais c’est la sœur de Johnny, ils sont du même sang. Et il faut bien que quelqu’un s’occupe de nous. Au moins de lui. Il peut pas continuer bien longtemps. La nuit dernière on a attrapé la pluie. »
La voiture s’arrêta. Perry demanda à Dick pourquoi il s’était arrêté.
« Cet homme est très malade, dit Dick.
— Et alors ? Qu’est-ce que tu veux faire ? Le faire descendre ?
— Sers-toi de ta tête pour une fois.
— T’es vraiment un sale type mesquin.
— Suppose qu’il meure ? »
Le garçon dit : « Il mourra pas. On s’est rendus jusqu’ici, il va attendre maintenant. »
Dick insista. « Suppose qu’il meure ? Pense à ce qui pourrait arriver. Les questions.
— Franchement, je m’en fous. Tu veux les faire descendre ? Alors, vas-y. » Perry regarda l’invalide, encore somnolent, hébété, sourd, et il regarda le garçon qui lui rendit calmement son regard, sans le supplier, sans « demander quoi que ce soit », et Perry se souvint de lui-même à cet âge, de ses propres vagabondages avec un vieillard. « Vas-y. Fais-les descendre. Mais je descendrai moi aussi.
— D’accord, d’accord, d’accord. Seulement oublie pas, dit Dick. Ce sera de ta faute. »
Dick embraya. Soudain, comme la voiture se remettait à rouler, le garçon cria : « Attendez ! » Sautant en bas de la voiture, il courut au bord de la route, s’arrêta, se pencha, ramassa une, deux, trois, quatre bouteilles vides de coca-cola, revint en courant et sauta dans la voiture, heureux et souriant. « Y a un tas d’argent à faire avec les bouteilles vides, dit-il à Dick. Ma foi, m’sieur, si vous conduisiez un peu plus lentement, je vous garantis qu’on peut se ramasser une belle petite somme. C’est avec ça qu’on a mangé, Johnny et moi. L’argent des consignes. »
Dick était amusé, mais il était également intéressé, et quand le garçon lui commanda de s’arrêter la fois suivante, il obéit immédiatement. Les commandements venaient si fréquemment qu’il leur fallut une heure pour couvrir cinq miles, mais ça en valait la peine. Le gosse avait un « véritable génie » pour repérer, parmi les pierres et les moellons herbeux au bord de la route et la lueur brune des bouteilles de bière jetées, les taches émeraude qui avaient autrefois contenu du 7-Up et du Canada Dry. Perry améliora bientôt son propre talent pour dénicher les bouteilles. Au début il se contentait d’indiquer au garçon l’endroit où il en avait repéré ; il trouvait que ça manquait trop de dignité de courir dans tous les sens pour les ramasser lui-même. Tout ça était « passablement stupide », rien qu’un « truc de gosse ». Néanmoins le jeu provoqua une fièvre de chasse au trésor, et bientôt lui aussi succomba au plaisir excitant de cette chasse aux bouteilles consignées. Dick aussi, mais Dick était tout à fait sérieux. Même si ça avait l’air cinglé, peut-être que c’était une façon de faire de l’argent, ou, au moins, quelques dollars. Dieu sait que lui et Perry en avaient grand besoin ; leurs finances combinées se chiffraient pour le moment à moins de cinq dollars.
Maintenant, Dick, le garçon et Perry descendaient tous les trois de la voiture et se faisaient concurrence sans vergogne en toute amitié. Dick découvrit une cache de bouteilles de vin et de whisky au creux d’un fossé, et il fut contrarié d’apprendre que sa découverte était sans valeur. « Ils ne donnent rien pour les bouteilles d’alcool vides, lui fit savoir le garçon. Y a même quelques-unes des bières qui valent rien. Je m’en empêtre pas d’habitude. Je m’en tiens aux valeurs sûres : Dr. Pepper, Pepsi-Cola, Coca-Cola, White Rock, Nehi. »
Dick demanda : « Comment t’appelles-tu ?
— Bill, répondit le garçon.
— Eh bien, Bill, t’en as des choses à nous apprendre. »
La nuit tomba et les chasseurs durent abandonner, à cause de l’obscurité et du manque de place, car ils avaient amassé autant de bouteilles que la voiture pouvait en contenir. Le coffre était plein et la banquette arrière faisait penser à un tas de déchets étincelants ; inaperçu, passé sous silence même par son petit-fils, le vieillard malade était pratiquement caché sous le chargement instable qui carillonnait dangereusement.
Dick dit : « Ce serait marrant si on avait un accident. »
Une série de lumières faisait de la réclame pour le New Motel qui était, comme le découvrirent les voyageurs en s’approchant, un groupe imposant de bâtisses comprenant des bungalows, un garage, un restaurant et un bar. Prenant le commandement, le garçon dit à Dick : « Arrêtez-vous ici. Peut-être qu’on nous les reprendra. Seulement, laissez-moi parler. Je m’y connais. Des fois, ils essaient de vous rouler. » Perry ne pouvait imaginer « quelqu’un d’assez malin pour rouler ce gosse », comme il le dit par la suite. « Ça ne le gênait pas le moins du monde d’entrer là-dedans avec toutes ces bouteilles. Moi, j’aurais jamais pu, je me serais senti tellement honteux. Mais les gens du New Motel ont été très gentils ; ils se sont contentés de rire. Il s’est trouvé que les bouteilles valaient douze dollars soixante cents. »
Le garçon partagea l’argent en parts égales, en gardant la moitié pour lui-même et donnant le reste à ses associés, et il dit : « Vous savez quoi ? Moi et Johnny on va se taper un bon gueuleton. Et vous les gars, vous avez pas faim ? »
Comme toujours, Dick était affamé. Et après tant d’activité, même Perry se sentait le ventre creux. Comme il le raconta par la suite : « On a porté le vieux à l’intérieur du restaurant et on l’a installé à table. Il avait pas changé d’expression, toujours un air de moribond. Et il a pas dit un seul mot. Mais vous auriez dû le voir s’empiffrer. Le gosse a commandé des crêpes pour lui ; il a dit que c’était ce que Johnny préférait. Je vous jure qu’il a mangé quelque chose comme trente crêpes. Avec peut-être deux livres de beurre et un litre de sirop. Le gosse avait un drôle d’appétit lui aussi. Il voulait rien d’autre que des chips et des glaces, mais il en avalait un tas. Je me demande comment il a pas été malade. »
Au cours du dîner, Dick, qui avait consulté une carte, annonça que Sweetwater était à cent miles ou plus à l’ouest de la route qu’il prenait, la route qui leur ferait traverser le Nouveau-Mexique et l’Arizona jusqu’au Nevada, jusqu’à Las Vegas. Bien que ce fût la vérité, il était évident pour Perry que Dick voulait simplement se débarrasser du garçon et du vieillard. Les intentions de Dick étaient évidentes pour le garçon aussi, mais il fut poli et dit : « Oh, ne vous en faites pas pour nous. Il doit s’arrêter pas mal de voitures par ici. On trouvera bien quelqu’un. »
Le garçon les accompagna jusqu’à la voiture, laissant le vieillard dévorer une nouvelle pile de crêpes. Il échangea une poignée de main avec Dick et Perry, leur souhaita une bonne et heureuse année, et leur fit des signes de la main jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans la nuit.
*
Pour le ménage de l’agent A.A. Dewey, ce fut une soirée mémorable que celle du mercredi 30 décembre. L’évoquant par la suite, sa femme dit : « Alvin chantait dans la baignoire La Rose jaune du Texas. Les gosses regardaient la télé. Et j’étais en train de dresser la table de la salle à manger. Pour un buffet. Je suis de La Nouvelle-Orléans ; j’adore cuisiner et recevoir, et ma mère venait juste de nous envoyer un cageot d’avocats, de pois chiches, et… oh ! un tas de choses délicieuses. Alors j’avais décidé de préparer un buffet et d’inviter quelques amis : les Murray et Cliff et Dodie Hope. Alvin ne voulait pas, mais j’étais bien décidée. Grands dieux ! L’affaire pouvait fort bien ne jamais se terminer, et il avait à peine pris une minute de repos depuis le début. Donc, j’étais en train de dresser le couvert, et quand j’ai entendu le téléphone j’ai demandé à l’un des garçons de répondre… Paul. Paul a dit que c’était pour papa et j’ai répondu : “Dis-leur qu’il est dans la baignoire”, mais Paul a dit qu’il se demandait s’il devait le faire parce que c’était Mr. Sanford qui appelait de Topeka. Le patron d’Alvin. Alvin a pris la communication avec rien d’autre qu’une serviette autour de la taille. Il m’a mise hors de moi, il a fait des flaques d’eau partout. Mais quand je suis allée prendre une serpillière j’ai vu quelque chose de pire : ce chat, cet idiot de Pete, sur la table de la cuisine en train de se gorger de salade de crabe. La farce de mes avocats.
« J’ai à peine eu le temps de me retourner qu’Alvin s’est subitement jeté sur moi, m’a serrée dans ses bras, et j’ai dit : “Alvin Dewey, es-tu devenu fou ?” J’aime bien les plaisanteries, mais cet homme était trempé comme un canard, il était en train de gâcher ma robe et j’étais déjà en tenue pour recevoir mes invités. Bien sûr, dès que j’ai compris pourquoi il s’était jeté à mon cou, j’ai fait la même chose. Vous imaginez ce que ça signifiait pour Alvin de savoir que ces hommes avaient été arrêtés. À Las Vegas. Il a dit qu’il fallait qu’il parte pour Las Vegas tout de suite et je lui ai demandé s’il ferait pas mieux de s’habiller auparavant, et Alvin, il était tellement excité, il a dit : “Grands dieux, chérie, j’crois bien que j’ai gâché ta soirée !” Je ne pouvais imaginer une façon plus heureuse de la gâcher, si ça voulait dire qu’on se remettrait bientôt à vivre normalement. Alvin riait, c’était merveilleux de l’entendre. Vous savez, les deux dernières semaines avaient été les plus dures. Parce que la semaine avant Noël ces hommes s’étaient présentés à Kansas City, ils étaient venus et ils étaient repartis sans se faire pincer, et je n’ai jamais vu Alvin aussi abattu, sauf une fois quand le petit Alvin était à l’hôpital, avec une encéphalite, on croyait qu’on allait le perdre. Mais j’aime autant ne pas parler de ça.
« De toute façon, je lui ai fait du café et je l’ai apporté dans la chambre à coucher où il était censé s’habiller. Mais il n’en faisait rien. Il était assis au bord de notre lit se tenant la tête entre les mains comme s’il avait la migraine. Il avait même pas enfilé une chaussette. Alors j’ai dit : “Qu’est-ce que t’attends ? Tu veux attraper une pneumonie ?” Et il m’a regardée et m’a dit : “Marie, écoute, il faut que ce soit ces gars-là, il le faut, c’est la seule solution logique.” Alvin est étrange. Comme la première fois qu’il s’est présenté comme shérif du comté de Finney. Le soir des élections, alors que presque tous les votes avaient été comptés et qu’il était clair comme le jour qu’il avait gagné, il disait – j’aurais pu l’étrangler –, il ne cessait de répéter : “Eh bien, on ne le saura pas avant d’avoir les derniers résultats.”
« Je lui ai dit : “Écoute-moi bien, Alvin, commence pas à faire d’histoires. Bien sûr que ce sont eux qui ont fait le coup.” Il a dit : “Où sont nos preuves ? On peut pas prouver qu’ils aient jamais mis le pied dans la maison des Clutter ni l’un ni l’autre !” Mais il me semblait que c’était exactement ce qu’il pouvait prouver : des empreintes de pas, est-ce que ce n’était pas la seule chose que ces animaux avaient laissé derrière eux ? Alvin a répondu : “C’est vrai, et ça me fait une belle jambe – à moins que, par hasard, ces garçons portent encore les bottes qui les ont faites. Rien que des empreintes, ça vaut pas tripette.” J’ai dit : “D’accord, chéri ; bois ton café et j’vais t’aider à faire ta valise.” Des fois, ça ne sert à rien de discuter avec Alvin. À l’entendre parler, j’étais presque convaincue que Hickock et Smith étaient innocents, et que s’ils ne l’étaient pas ils n’avoueraient jamais, et s’ils n’avouaient pas ils ne pourraient jamais être condamnés, car il n’y avait contre eux que des présomptions. Cependant, ce qui l’ennuyait le plus c’était la crainte que l’affaire s’ébruite, que ces hommes apprennent la vérité avant que le K.B.I. puisse les interroger. Pour le moment, ils croyaient qu’ils avaient été arrêtés pour avoir violé leur parole. Pour avoir fait des chèques sans provision. Et Alvin estimait qu’il était très important qu’ils continuent à le penser. Il a dit : “Il faut que le nom des Clutter les frappe comme un marteau, un coup qu’ils aient pas le temps de voir venir.”
« Paul – je l’avais envoyé chercher quelques paires de chaussettes d’Alvin sur la corde à linge –, Paul est revenu et il est resté là à me regarder faire la valise. Il voulait savoir où allait Alvin. Alvin l’a pris dans ses bras. Il a dit : “Peux-tu garder un secret, Paul ?” Il avait pas besoin de le demander. Les deux garçons savaient qu’ils ne devaient jamais parler du travail d’Alvin, des choses qu’ils entendaient à la maison. Alors il a dit : “Paul, tu te souviens de ces deux types qu’on recherchait ? Eh bien, maintenant on sait où ils sont, et papa s’en va les chercher et les ramener ici, à Garden City.” Mais Paul le supplia : “Ne fais pas ça, ne les ramène pas ici.” Il avait peur, n’importe quel gosse de neuf ans aurait eu peur. Alvin l’a embrassé. Il a dit : “T’en fais pas, Paul, on ne les laissera pas faire de mal à qui que ce soit. Ils ne feront plus jamais de mal à personne.” »
*
Ce jour-là, à 5 heures de l’après-midi, environ vingt minutes après que la Chevrolet volée eut quitté le désert pour entrer dans Las Vegas, le grand voyage prit fin. Mais pas avant que Perry ne se soit rendu au bureau de poste de Las Vegas où il réclama un colis qu’il s’était adressé à la poste restante : la grande boîte de carton qu’il avait expédiée du Mexique et qu’il avait assurée pour cent dollars, somme qui n’avait aucun rapport avec la valeur du contenu : des pantalons kaki et des treillis, des chemises usées, des sous-vêtements et deux paires de bottes à boucles d’acier. Dick, qui attendait Perry devant le bureau de poste, était d’excellente humeur ; il avait pris une décision qui, il n’en doutait pas, aplanirait ses difficultés actuelles et lui permettrait de prendre un nouveau départ avec de nouvelles perspectives. La décision impliquait de se faire passer pour un officier d’aviation. C’était un projet qui le fascinait depuis longtemps, et Las Vegas était l’endroit idéal pour le mettre à l’épreuve. Il avait déjà choisi le grade et le nom de l’officier, empruntant ce dernier à une ancienne connaissance, le directeur du pénitencier de l’État du Kansas à l’époque où il s’y trouvait : Tracy Hand. Déguisé en capitaine Tracy Hand, élégamment vêtu d’un uniforme fait sur mesure, Dick projetait de « se farcir tout le strip », la rue des casinos ouverts nuit et jour à Las Vegas. Grands et petits, le Sands, le Stardust ; il avait l’intention de ne pas en rater un seul, distribuant en route « une poignée de confetti ». En faisant des faux chèques pendant vingt-quatre heures, il s’attendait à ramasser trois ou peut-être même quatre mille dollars dans la journée. Ce n’était que la moitié de son plan ; la deuxième moitié était : au revoir, Perry. Dick en avait assez de lui : son harmonica, ses maux et ses douleurs, ses superstitions, ses yeux féminins et larmoyants, sa voix chuchoteuse et hargneuse. Soupçonneux, fourbe, vindicatif, il était comme une femme dont il faut se débarrasser. Et il n’y avait qu’un seul moyen de le faire : ne rien dire, partir simplement.
Absorbé dans ses plans, Dick ne vit pas une voiture de police le dépasser, ralentir, patrouiller. Descendant les marches du bureau de poste, la boîte mexicaine en équilibre sur l’épaule, Perry lui non plus ne remarqua pas la voiture qui rôdait et les policiers qui l’occupaient.
Les agents Ocie Pigford et Francis Macauley avaient en tête des pages entières d’informations apprises par cœur, y compris la description d’une Chevrolet noir et blanc 1956 portant la plaque JO 16212 du Kansas. Ni Perry ni Dick n’aperçurent la voiture de police qui les suivit lorsqu’ils s’éloignèrent du bureau de poste ; Dick était au volant et obéissait aux indications de Perry ; ils remontèrent cinq rues vers le nord, tournèrent à gauche et puis à droite, roulèrent encore un quart de mile et s’arrêtèrent devant un palmier qui se desséchait et une enseigne effacée par les intempéries et d’où toute écriture avait disparu à l’exception du mot « oom ».
« C’est ça ? » demanda Dick.
Comme la voiture de police s’arrêtait à côté d’eux, Perry fit un signe affirmatif de la tête.
*
La Section des détectives de la prison de la ville de Las Vegas comprend deux salles d’interrogatoire, des pièces de quatre mètres sur trois éclairées par des tubes fluorescents et dont les murs et le plafond sont en celotex. Dans chacune de ces pièces, il y a un ventilateur électrique, une table métallique et des chaises pliantes en métal ; on y trouve en outre des micros camouflés, des magnétophones cachés, et, placé sur la porte, un miroir truqué qui sert de fenêtre d’observation. Ce samedi-là, le deuxième jour de l’année 1960, les deux pièces étaient retenues pour 14 heures. C’était le moment qu’avaient choisi les quatre détectives du Kansas pour leur première confrontation avec Hickock et Smith.
Peu de temps avant l’heure fixée, le quatuor d’agents du K.B.I. – Harold Nye, Roy Church, Alvin Dewey et Clarence Duntz – se réunit dans un couloir attenant aux salles d’interrogatoire. Nye était fiévreux. « En partie la grippe. Mais surtout l’excitation pure et simple », comme il le confia par la suite à un journaliste : « À ce moment-là, ça faisait déjà deux jours que j’attendais à Las Vegas. J’avais pris le premier avion aussitôt que la nouvelle de l’arrestation était parvenue à notre quartier général de Topeka. Le reste de l’équipe, Al, Roy et Clarence, est venu en voiture ; un sale voyage. Sale temps. Ils ont passé le soir du Nouvel An bloqués par la neige dans un motel d’Albuquerque. Ma foi, quand ils sont finalement arrivés à Vegas, ils avaient besoin d’un bon whisky et de bonnes nouvelles. Je les attendais avec les deux. Nos jeunes gars avaient signé des papiers d’extradition. Mieux encore : on avait les bottes, les deux paires ; et les semelles – celles avec le motif en losanges et celles avec le motif Cat’s Paw – étaient parfaitement identiques aux photographies grandeur nature des empreintes relevées dans la maison des Clutter. Les bottes se trouvaient dans un colis d’affaires personnelles que nos gars étaient allés chercher au bureau de poste juste avant que le rideau tombe. Comme je le disais à Al Dewey, suppose qu’ils se soient fait pincer cinq minutes plus tôt !
« Tout de même, notre position n’était pas inébranlable, rien qui ne pouvait être démonté. Mais je me souviens, tandis qu’on attendait dans le couloir, je me souviens que j’étais fiévreux et nerveux en diable, mais confiant. On l’était tous ; on avait le sentiment d’être au bord de la vérité. Mon boulot, le mien et celui de Church, était de l’arracher à Hickock. Smith appartenait à Al et au Vieux, Duntz. À ce moment-là, je n’avais pas vu les suspects, simplement examiné leurs affaires et préparé les papiers d’extradition. J’avais jamais posé les yeux sur Hickock jusqu’à ce qu’on l’amène à la salle d’interrogatoire. J’avais imaginé qu’il serait plus costaud. Plus musclé. Pas un gringalet. Il avait vingt-huit ans, mais il avait l’air d’un gosse. Affamé, il crevait littéralement de faim. Il portait une chemise bleue et des treillis et des chaussettes blanches et des souliers noirs. On a échangé une poignée de main ; la sienne était plus sèche que la mienne. Propre, poli, belle voix, bonne diction ; il avait l’air d’un assez brave garçon, avec un sourire très désarmant, et au début il souriait considérablement.
« J’ai dit : “Mr. Hickock, je m’appelle Harold Nye, et voici Mr. Roy Church. Nous sommes des agents spéciaux du Kansas Bureau of Investigation, et on est venus ici pour causer de la violation de votre parole. Naturellement, vous êtes pas obligé de répondre à nos questions, et tout ce que vous direz peut être utilisé contre vous en justice. Vous avez droit à un avocat à tout instant. On emploiera pas la force, on ne fera ni menaces ni promesses.” Il était aussi calme qu’on peut l’être. »
*
« Je connais les formalités, dit Dick. C’est pas la première fois qu’on m’interroge.
— Bien, Mr. Hickock…
— Dick.
— Dick, on veut vous parler de vos activités depuis votre libération conditionnelle. À notre connaissance, vous avez fait au moins deux séries de chèques sans provision dans la région de Kansas City.
— Hum, hum ! J’en ai placé pas mal.
— Pourriez-vous nous donner une liste ? »
Évidemment fier de son seul don authentique, une mémoire remarquable, le prisonnier récita les noms et adresses de vingt magasins, cafés et garages de Kansas City, et il rappela fidèlement « l’achat » fait à chaque endroit et le montant du chèque qu’il avait refilé.
« Ça m’intrigue, Dick. Pourquoi ces gens acceptent-ils vos chèques ? J’aimerais connaître votre secret.
— Le secret c’est que les gens sont stupides. »
Roy Church dit : « Très bien, Dick. Très drôle. Mais oublions cette histoire de chèques pour l’instant. » Bien qu’on eût l’impression qu’il avait la gorge garnie de soies de porc quand il parlait, et bien qu’il eût les mains assez endurcies pour donner des coups de poing dans des murs de pierre (son numéro favori, en fait), plus d’une personne a déjà pris Church pour un petit homme bienveillant, le type même de l’oncle chauve aux joues roses. « Dick, dit-il, parlez-nous un peu de votre milieu familial. »
Le prisonnier raconta ses souvenirs. Un jour, alors qu’il avait neuf ou dix ans, son père était tombé malade. « Il avait attrapé la tularémie », et la maladie avait duré plusieurs mois au cours desquels la famille avait vécu grâce à l’aide de l’église et à la charité des voisins, « autrement on aurait crevé de faim ». À l’exception de cet épisode, son enfance avait été normale. « On a jamais eu beaucoup d’argent, mais on a jamais été vraiment sur la paille, dit Hickock. On a toujours eu des vêtements propres et de quoi manger. Mon père était strict, cependant. Il était heureux seulement quand il me faisait faire des corvées. Mais on s’entendait bien, pas de disputes sérieuses. Mes parents se disputaient pas non plus. J’peux pas me souvenir d’une seule querelle. Elle est merveilleuse, ma mère. Papa est un brave type lui aussi.
Je peux dire qu’ils ont fait tout leur possible pour moi. » L’école ? Eh bien, il pensait qu’il aurait pu être un étudiant au-dessus de la moyenne s’il avait consacré aux livres une partie du temps qu’il avait « perdu » à faire du sport. « Baseball. Football. J’étais dans toutes les équipes. Après le lycée, j’aurais pu aller à l’Université avec une bourse de football(11). Je voulais devenir ingénieur, mais, même avec une bourse, des études comme ça coûtent cher. J’sais pas, ça m’a semblé plus sûr de me trouver un boulot. »
Avant son vingt et unième anniversaire, Hickock avait été garde-voie, chauffeur d’ambulance, peintre d’automobiles et mécanicien dans un garage ; il avait aussi épousé une fille de seize ans. « Carol. Son père était pasteur. Il était tout à fait contre moi. Il disait que j’étais une nullité parfaite. Il a fait toutes les difficultés possibles. Mais j’étais fou de Carol. Je le suis toujours. C’est une vraie princesse. Seulement, voyez-vous, on a eu trois gosses. Des garçons. Et on était trop jeunes pour avoir trois gosses. Peut-être que si on s’était pas tellement enfoncés dans les dettes. Si j’avais pu faire des extras. J’ai essayé. »
Il essaya le jeu et il commença à falsifier des chèques et à expérimenter d’autres formes de vol. En 1958, il fut convaincu de cambriolage par une cour du comté de Johnson et condamné à cinq ans au pénitencier du Kansas. Mais, à ce moment-là, Carol était partie et il avait pris pour épouse une autre fille de seize ans. « Vraiment dégueulasse. Elle et toute sa famille. Elle a obtenu le divorce pendant que j’étais en prison. Pas que je me plaigne. En août dernier, quand j’ai quitté les murs, j’estimais avoir tous les chances de commencer une vie nouvelle. J’ai trouvé un boulot à Olathe, je vivais avec ma famille, et je restais à la maison le soir. Ça allait comme sur des roulettes…
— Jusqu’au 20 novembre », dit Nye, et Hickock ne sembla pas le comprendre. « Le jour où ça a cessé d’aller comme sur des roulettes et où vous avez commencé à faire des chèques sans provision. Pourquoi ? »
Hickock poussa un soupir et dit : « Y a de quoi écrire un livre. » Puis, fumant une cigarette empruntée à Nye et gracieusement allumée par Church, il dit : « Perry – mon pote Perry Smith – a été libéré sur parole au printemps. Plus tard, quand je suis sorti, il m’a envoyé une lettre. Postée dans l’Idaho. Il écrivait pour me rappeler cette affaire dont on discutait souvent. À propos du Mexique. L’idée était de se rendre à Acapulco, ou dans un de ces endroits, acheter un bateau de pêche, et le piloter nous-mêmes, prendre des touristes pour aller pêcher en haute mer. »
Nye dit : « Ce bateau. Comment aviez-vous l’intention de le payer ?
— J’y arrive, dit Hickock. Vous voyez, Perry m’a écrit qu’il avait une sœur qui vivait à Fort Scott. Et elle avait pas mal de pognon pour lui. Plusieurs milliers de dollars. De l’argent que son père lui devait sur la vente d’une propriété en Alaska. Il a dit qu’il venait au Kansas pour toucher le fric.
— Et vous alliez employer cet argent tous les deux pour acheter un bateau.
— C’est ça.
— Mais ça ne s’est pas passé comme ça.
— Voici ce qui est arrivé. Perry s’est amené peut-être un mois plus tard. Je l’ai rencontré au terminus d’autocar de Kansas City…
— Quand ? demanda Church. Quel jour de la semaine ?
— Un jeudi.
— Et quand êtes-vous allés à Fort Scott ?
— Samedi.
— Le 14 novembre. »
Un éclair de surprise passa dans les yeux de Hickock. On pouvait voir qu’il se demandait pourquoi Church était si certain de la date ; et le détective se hâta d’ajouter, car il était trop tôt pour éveiller des soupçons : « À quelle heure êtes-vous partis pour Fort Scott ?
— Cet après-midi-là. On a fait quelques réparations à ma voiture, et on a mangé un plat de chili con carne au West Side Café. Il devait être aux alentours de 3 heures.
— Aux alentours de 3 heures. La sœur de Perry Smith vous attendait-elle ?
— Non. Parce que, voyez-vous, Perry avait perdu son adresse. Et elle n’avait pas le téléphone.
— Alors, comment vous attendiez-vous à la trouver ?
— En demandant au bureau de poste.
— L’avez-vous fait ?
— Perry s’est renseigné. Ils ont dit qu’elle avait déménagé. Ils pensaient qu’elle était partie dans l’Oregon. Mais elle n’avait pas laissé d’adresse où faire suivre son courrier.
— Ça a dû être un drôle de choc. Après avoir compté sur une somme importante comme ça. »
Hickock acquiesça. « Parce que… eh bien, on était fermement décidés à aller au Mexique. Autrement, j’aurais jamais encaissé ces chèques. Mais j’espérais… Maintenant écoutez-moi bien ; je dis la vérité. Je pensais qu’une fois au Mexique, quand on aurait commencé à faire de l’argent, alors je pourrais les rembourser. Les chèques. »
Nye prit la relève. « Un instant, Dick. » Nye est un petit homme qui s’emporte facilement et qui a de la difficulté à modérer sa vigueur agressive, sa tendance à parler sans mâcher ses mots. « J’aimerais en apprendre un peu plus sur le voyage à Fort Scott », dit-il en baissant la voix. « Quand vous avez découvert que la sœur de Smith n’y était plus, qu’est-ce que vous avez fait ensuite ?
— On s’est promenés. On a pris une bière. On s’est remis en route.
— Vous voulez dire que vous êtes revenus à la maison ?
— Non. À Kansas City. On s’est arrêtés au Zesto Drive-In. On a mangé des hamburgers. On est allés faire un tour à Cherry Row. »
Ni Nye ni Church ne connaissaient Cherry Row.
Hickock dit : « Sans blague ! Tous les flics du Kansas connaissent ça. » Lorsque les détectives affirmèrent encore une fois qu’ils ne connaissaient pas cet endroit, il expliqua que c’était un jardin public où l’on rencontrait des « prostituées surtout », ajoutant : « mais un tas d’amateurs aussi. Des infirmières. Des secrétaires. J’ai eu pas mal de chance dans cet endroit.
— Et ce soir-là. Vous avez eu de la chance ?
— Manque de pot. On s’est retrouvés avec deux putains.
— Leurs noms ?
— Mildred. L’autre, celle de Perry, j’pense qu’elle s’appelait Joan.
— Décrivez-les.
— C’étaient peut-être deux sœurs. Blondes toutes les deux. Grassouillettes. J’m’en souviens pas trop bien. Voyez-vous, on avait acheté une bouteille d’Orange Blossom prête à boire – c’est du soda à l’orange et de la vodka – et je commençais à être ivre. On a versé à boire aux filles et on les a emmenées au Fun Haven. Messieurs, j’imagine que vous avez jamais entendu parler du Fun Haven ? »
Ils n’en avaient jamais entendu parler.
Hickock sourit et haussa les épaules : « C’est sur la route du Blue Ridge. Huit miles au sud de Kansas City. Moitié boîte de nuit, moitié motel. Ça coûte dix dollars pour avoir la clé d’une cabine. »
Continuant son récit, il décrivit la cabine où il prétendait qu’ils avaient passé la nuit tous les quatre : lits jumeaux, un vieux calendrier publicitaire Coca-Cola, un poste qui ne fonctionnait pas à moins que le client n’y insère vingt-cinq cents. Son air pondéré, sa précision, l’assurance avec laquelle il présentait des détails vérifiables impressionnèrent Nye ; cela, bien sûr, en dépit du fait que le garçon mentait. Eh bien, ne mentait-il pas ? Nye avait des sueurs froides provoquées peut-être par la grippe et la fièvre ou parce qu’il se sentait soudain moins sûr de lui-même.
« Le lendemain matin on s’est éveillés pour s’apercevoir qu’elles nous avaient roulés et qu’elles avaient foutu le camp, dit Hickock. Elles m’ont pas pris grand-chose. Mais Perry avait perdu son portefeuille avec quarante ou cinquante dollars.
— Qu’avez-vous fait ?
— Y avait rien à faire.
— Vous auriez pu avertir la police.
— Bah ! Cessez de blaguer. Avertir la police. Pour votre information, un type qui est en liberté conditionnelle n’a pas le droit de se soûler. Ou de fréquenter un autre prisonnier libéré.
— D’accord, Dick. On en est à dimanche. Le 15 novembre. Racontez-nous ce que vous avez fait ce jour-là à partir du moment où vous avez quitté le Fun Haven.
— On a pris un petit déjeuner dans un restaurant de routiers près de Happy Hill. Puis on est retournés à Olathe et j’ai laissé Perry à l’hôtel où il demeurait. Il devait être à peu près 11 heures. Ensuite, je suis rentré à la maison et j’ai déjeuné en famille. Comme tous les dimanches. On a regardé la télé : une partie de basket-ball, ou peut-être bien que c’était du football. J’étais passablement fatigué.
— Quand avez-vous revu Perry Smith ?
— Lundi. Il est venu là où je travaillais. La carrosserie Bob Sands.
— Et de quoi avez-vous parlé ? Du Mexique ?
— L’idée nous plaisait toujours, même si on avait pas mis la main sur l’argent qu’il nous fallait pour réaliser nos projets : se monter une affaire là-bas. Mais on voulait y aller et il semblait que ça valait le coup.
— Ça valait un autre séjour à Lansing ?
— Ça n’entrait pas en ligne de compte. Voyez-vous, on avait l’intention de ne jamais remettre les pieds de ce côté-ci de la frontière. »
Nye, qui avait pris des notes dans un carnet, dit : « Le lendemain de la série de chèques – ça devrait être le 21 – vous avez disparu avec votre ami Smith. Maintenant, Dick, donnez-nous une idée générale de vos déplacements entre cette date et le moment de votre arrestation ici à Las Vegas. Seulement une idée générale. »
Hickock siffla et roula les yeux. « Fichtre ! » dit-il, et puis, faisant appel à sa mémoire pour donner une relation à peu près fidèle, il commença un récit du long voyage : les quelque dix mille miles que lui et Smith avaient parcourus au cours des six dernières semaines. Il parla durant une heure vingt-cinq minutes – de 14 h 50 à 16 h 15 – et, tandis que Nye essayait d’en dresser une liste, il mentionna des grands-routes et des hôtels, des motels, des fleuves, des petites villes et des grands centres, une litanie de noms qui s’entrelaçaient : Apache, El Paso, Corpus Christi, Santillo, San Luis Potosi, Acapulco, San Diego, Dallas, Omaha, Sweetwater, Stillwater, Tenville Junction, Tallahassee, Needles, Miami, Hôtel Nuevo Waldorf, Somerset Hôtel, Hôtel Simone, Arrowhead Motel, Cherokee Motel, et beaucoup, beaucoup d’autres. Il leur donna le nom de l’homme à qui il avait vendu sa vieille Chevrolet 1949 au Mexique, et il avoua avoir volé un modèle plus récent dans l’Iowa. Il décrivit des personnes que lui et son compagnon avaient rencontrées : une veuve mexicaine, riche et pleine de sex-appeal ; Otto, un « millionnaire » allemand ; deux « élégants » boxeurs noirs au volant d’une « élégante » Cadillac mauve ; le propriétaire aveugle d’un élevage de serpents à sonnettes, en Floride ; un vieillard qui se mourait et son petit-fils ; et d’autres. Et lorsqu’il eut fini, il demeura assis les bras croisés, un sourire de contentement sur les lèvres, comme s’il s’attendait à être félicité pour l’humour, la clarté et la bonne foi du récit de ses voyages.
Mais Nye, qui tâchait de garder le fil du récit, écrivait à toute vitesse, et Church faisait claquer paresseusement une main fermée contre la paume ouverte de l’autre sans dire un mot, jusqu’à ce qu’il dise soudainement : « J’imagine que vous savez pourquoi on est ici ? »
Hickock cessa de sourire et se redressa.
« J’imagine que vous vous rendez compte qu’on serait pas venus jusqu’au Nevada seulement pour causer avec deux faussaires à la petite semaine. »
Nye avait refermé son calepin. Lui aussi, il regarda fixement le prisonnier et il remarqua qu’un réseau de veines était apparu sur sa tempe gauche.
« Est-ce qu’on aurait fait ça, Dick ?
— Quoi ?
— Est-ce qu’on serait venus jusqu’ici pour parler de quelques chèques ?
— Je ne vois pas d’autre raison.
Nye dessina un poignard sur la couverture de son carnet. Ce faisant, il dit : « Dites-moi, Dick. Vous avez déjà entendu parler des meurtres Clutter ? » Sur quoi, écrivit-il par la suite dans un rapport officiel de l’interrogatoire : « Le suspect a visiblement eu une réaction intense. Il est devenu gris. Il a clignoté des yeux. »
Hickock dit : « Doucement. Attendez un instant. J’suis pas un sacré tueur.
— La question posée, lui rappela Church, était de savoir si vous aviez entendu parler des meurtres Clutter.
— Il se peut que j’aie lu quelque chose, répondit Dick.
— Un crime sadique. Sadique. Lâche.
— Et presque parfait, dit Nye. Mais vous avez commis deux erreurs, Dick. L’une était que vous avez laissé un témoin. Un témoin vivant qui viendra déposer en cour. Qui se présentera à la barre et qui racontera au jury comment Richard Hickock et Perry Smith ont ligoté, bâillonné et massacré quatre personnes sans défense. »
Le visage de Hickock rougit sous l’afflux du sang. « Un témoin vivant ! Il peut pas y en avoir !
— Parce que vous pensiez vous être débarrassés de tout le monde ?
— J’ai dit, doucement ! il y a personne qui peut me rattacher à un sacré meurtre. Des chèques. Un petit vol insignifiant. Mais je ne suis pas un sacré tueur.
— Alors, pourquoi ? lui demanda Nye avec acharnement, nous avez-vous menti ?
— Je vous ai raconté la sacrée vérité.
— De temps à autre. Pas toujours. Par exemple, samedi après-midi, le 14 novembre ? Vous dites que vous êtes allés à Fort Scott.
— Oui.
— Et quand vous êtes arrivés, vous êtes allés au bureau de poste ?
— Oui.
— Pour obtenir l’adresse de la sœur de Perry Smith.
— C’est ça. »
Nye se leva. Il vint se placer derrière la chaise de Hickock et, posant les mains sur le dossier, il se pencha comme pour chuchoter dans l’oreille du prisonnier. « Perry Smith n’a pas de sœur qui vit à Fort Scott, dit-il. Il n’en a jamais eu. Et il se trouve que le bureau de poste est fermé le samedi après-midi. » Puis il dit : « Réfléchissez, Dick. C’est tout pour maintenant. On vous parlera plus tard. »
Après avoir renvoyé Hickock, Nye et Church traversèrent le couloir et, regardant à travers le miroir truqué qui servait de fenêtre d’observation, ils suivirent de visu l’interrogatoire de Perry Smith, sans rien pouvoir entendre. Nye qui voyait Smith pour la première fois était fasciné par ses pieds, par le fait que ses jambes étaient si courtes que ses pieds, aussi petits que ceux d’un enfant, pouvaient à peine toucher le sol. La tête de Smith – ses cheveux raides d’Indien, le mélange indoirlandais de peau sombre et de traits moqueurs et espiègles – lui rappelait la jolie sœur du suspect, la gentille Mrs. Johnson. Mais cet homme-enfant, difforme et rabougri, n’était pas beau ; le bout rose de sa langue avançait comme un dard, tremblotant comme celle d’un lézard. Il fumait une cigarette, et, à en juger par la régularité de ses exhalations Nye en déduisit qu’il était toujours « vierge », c’est-à-dire pas encore informé du but réel de l’interrogatoire.
*
Nye avait raison. Car Dewey et Duntz, professionnels patients, avaient graduellement limité l’histoire de la vie du prisonnier aux événements des sept dernières semaines, et ils avaient ensuite ramené ces dernières à une récapitulation condensée de la fin de semaine cruciale : de samedi midi à dimanche midi, du 14 novembre au 15. À présent, après avoir passé trois heures à préparer le terrain, ils étaient sur le point d’en arriver à l’essentiel.
Dewey dit : « Perry, voyons où nous en sommes. Quand vous avez été libéré sur parole, c’était à condition de ne jamais revenir au Kansas.
— Le Kansas ! J’ai pleuré comme une Madeleine.
— Si vous nourrissiez de tels sentiments, pourquoi êtes-vous revenu ? Vous deviez avoir une raison majeure.
— Je vous l’ai dit. Pour voir ma sœur. Prendre l’argent qu’elle gardait pour moi.
— Oh ! oui. La sœur que vous et Hickock avez essayé de trouver à Fort Scott. Perry, à quelle distance de Kansas City se trouve Fort Scott ? »
Smith secoua la tête. Il ne savait pas.
« Alors, combien de temps avez-vous mis pour vous y rendre en voiture ? »
Pas de réponse.
« Une heure ? Deux ? Trois ? Quatre ? »
Le prisonnier dit qu’il ne pouvait pas s’en souvenir.
« Bien sûr que vous pouvez pas. Parce que vous êtes jamais ailé à Fort Scott de votre vie. »
Jusqu’alors aucun des deux détectives n’avait mis en doute la moindre partie de la déclaration de Smith. Il changea de position sur sa chaise ; il s’humecta les lèvres du bout de la langue.
« En fait, rien de ce que vous nous avez raconté n’est vrai. Vous avez jamais mis les pieds à Fort Scott. Vous avez pas raccroché ces deux filles et vous les avez pas emmenées dans un motel.
— C’est pourtant vrai. C’est la pure vérité.
— Comment s’appelaient-elles ?
— J’ai pas demandé.
— Vous et Hickock, vous avez passé la nuit avec ces femmes et vous leur avez pas demandé leurs noms ?
— C’étaient que des prostituées.
— Dites-nous le nom du motel.
— Demandez à Dick. Il saura lui. Je me souviens jamais des trucs comme ça. »
Dewey s’adressa à son collègue : « Clarence, j’pense qu’il est temps qu’on parle à Perry sans détours. »
Duntz se pencha en avant. C’est un poids lourd doué de l’agilité naturelle d’un mi-moyen, mais qui a l’œil paresseux et le regard pesant. Il parle d’une voix traînante ; chaque mot est formé à contrecœur, articulé avec un accent de la plaine, et dure un certain moment. « Oui, monsieur, dit-il. À peu près temps.
— Écoutez bien, Perry. Parce que Mr. Duntz va vous dire où vous étiez vraiment ce samedi soir. Où vous étiez et ce que vous faisiez. »
Duntz dit : « Vous étiez en train de tuer la famille Clutter. »
Smith avala sa salive. Il commença à se frotter les genoux.
« Vous étiez à Holcomb, Kansas. Dans la demeure de Mr. Herbert W. Clutter. Et avant de quitter cette maison vous avez tué toutes les personnes qui s’y trouvaient.
— Jamais. Jamais je n’ai…
— Jamais je n’ai quoi ?
— Connu quelqu’un qui s’appelait comme ça. Clutter. »
Dewey le traita de menteur, et puis, sortant une carte que les quatre détectives s’étaient mis d’accord pour jeter sur la table lors d’une consultation préalable, il lui dit : « On a un témoin vivant, Perry. Une personne que vous avez négligée, les gars. »
Une minute entière s’écoula, et Dewey se réjouit du silence de Smith, car un innocent aurait demandé qui était ce témoin, et qui étaient ces Clutter, et pourquoi pensait-on qu’il les avait tués – aurait certainement dit quelque chose, de toute façon. Mais Smith demeura assis calmement, à se frotter les genoux.
« Alors, Perry ?
— Vous avez une aspirine ? Ils m’ont enlevé mes aspirines.
— Vous vous sentez mal ?
— Mes jambes me font mal. »
Il était 17 h 30. Brusquant intentionnellement les choses, Dewey mit un terme à l’entretien. « On reparlera de ça demain, dit-il. À propos, vous savez quel jour ce sera demain ? L’anniversaire de Nancy Clutter. Elle aurait eu dix-sept ans. »
*
« Elle aurait eu dix-sept ans. » Éveillé aux petites heures du matin, Perry se demanda (il le rappela par la suite) s’il était vrai que l’anniversaire de la jeune fille tombait aujourd’hui, et il décida qu’il n’en était rien, que ce n’était qu’une autre façon de lui détraquer les nerfs, comme cette histoire de témoin, inventée de toutes pièces : un « témoin vivant ». Il ne pouvait y en avoir. Ou bien, voulaient-ils dire… Si seulement il pouvait parler à Dick ! Mais lui et Dick étaient maintenus séparés ; Dick était enfermé dans une cellule à un autre étage. « Écoutez bien, Perry. Parce que Mr. Duntz va vous dire où vous étiez vraiment… » Au milieu de l’interrogatoire, après qu’il eut commencé à remarquer le nombre d’allusions à une certaine fin de semaine de novembre, il s’était armé de sang-froid pour ce qu’il savait devoir arriver, et pourtant quand la chose était arrivée, lorsque le gros cow-boy à la voix endormie avait dit : « Vous étiez en train de tuer la famille Clutter », eh bien, nom de Dieu, il avait failli mourir, tout simplement. Il avait dû perdre cinq kilos en deux secondes. Dieu merci, il ne leur avait rien laissé voir. Ou il espérait qu’il en était ainsi. Et Dick ? Il est probable qu’ils avaient essayé le même truc avec lui. Dick était habile, c’était un comédien convaincant, mais il manquait de cran, il perdait trop facilement les pédales. Tout de même, peu importe à quel point on ferait pression sur lui, Perry était sûr que Dick tiendrait bon. À moins qu’il ait l’intention de se faire pendre. « Et avant de quitter cette maison vous avez tué toutes les personnes qui s’y trouvaient. » Ça ne le surprendrait pas que chaque ancien bagnard du Kansas ait entendu cette rengaine. Ils avaient dû questionner des centaines d’hommes, et ils en avaient sans doute accusé des douzaines ; lui et Dick n’étaient que deux de plus. Et, d’un autre côté, eh bien, le Kansas enverrait-il quatre agents spéciaux à mille miles de là pour prendre livraison de deux pauvres types qui avaient violé leur parole ? Peut-être qu’ils étaient tombés sur quelque chose par hasard, quelqu’un… « un témoin vivant ». Mais c’était impossible. Sauf… Il donnerait un bras, une jambe, pour parler à Dick pendant cinq minutes seulement.
Et Dick, éveillé dans une cellule à l’étage d’en dessous, brûlait (il le rappela par la suite) également de converser avec Perry, découvrir ce que ce pauvre mec leur avait dit. Nom de Dieu, on pouvait même pas se fier à lui pour se souvenir des grandes lignes de l’alibi du Fun Haven, bien qu’ils en eussent discuté plusieurs fois. Et quand ces salauds l’avaient menacé avec leur témoin ! Dix contre un que le petit monstre avait pensé qu’ils voulaient dire un témoin oculaire. Tandis que lui, Dick, il avait su tout de suite qui devait être le prétendu témoin : Floyd Wells, son vieil ami et ancien compagnon de cellule. Alors qu’il purgeait les dernières semaines de sa condamnation, Dick avait formé le projet de poignarder Floyd, de le frapper en plein cœur avec un « poinçon à glace » de sa fabrication, et quel idiot il avait été de ne pas le faire. En dehors de Perry, Floyd Wells était le seul être humain à pouvoir établir un lien entre les noms Hickock et Clutter. Floyd, avec ses épaules tombantes et son menton fuyant, Dick avait pensé qu’il aurait trop peur. L’enfant de putain s’attendait probablement à une importante récompense : sa libération sur parole ou de l’argent, ou bien les deux. Les poules auraient des dents avant qu’il l’obtienne. Parce que les commérages d’un forçat n’étaient pas des preuves. Les preuves ce sont des empreintes digitales, des empreintes de pas, des témoins, des aveux. Nom de Dieu, si ces cow-boys n’avaient rien d’autre en main qu’une vague histoire que leur avait racontée Floyd Wells, alors il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. À bien y penser, Floyd n’était pas la moitié aussi dangereux que Perry. Si Perry perdait les pédales et se mettait à table, il pouvait les envoyer tous les deux dans le Coin. Et il aperçut tout à coup la vérité : c’était Perry qu’il aurait dû réduire au silence. Sur une route de montagne au Mexique. Ou en traversant à pied le désert de Mojave. Pourquoi n’y avait-il pas pensé avant ? Car maintenant, maintenant c’était beaucoup trop tard.
*
Finalement, à 15 h 5 cet après-midi-là, Smith admit la fausseté de l’histoire de Fort Scott. « C’était seulement un truc que Dick avait raconté à sa famille. Pour pouvoir passer la nuit dehors. Boire un coup. Voyez-vous, le père de Dick le surveillait d’assez près, il avait peur qu’il manque à sa parole. Alors on a inventé l’excuse de ma sœur. C’était simplement pour calmer Mr. Hickock. » Autrement, il répéta inlassablement la même histoire, et Duntz et Dewey, en dépit du nombre de fois où ils le reprirent et l’accusèrent de mentir, ne purent l’en faire démordre, sauf pour ajouter de nouveaux détails. Les noms des prostituées, il s’en souvenait aujourd’hui, étaient Mildred et Jane (ou Joan). « Elles nous ont roulés, se rappelait-il à présent. Elles ont décampé avec tout notre fric pendant qu’on dormait. » Et, bien que Duntz lui-même eût perdu son sang-froid, eût abandonné, en même temps que sa veste et sa cravate, son énigmatique dignité somnolente, le suspect semblait satisfait et serein ; il demeura inébranlable. Il n’avait jamais entendu parler des Clutter ou de Holcomb, ou même de Garden City.
De l’autre côté du couloir, dans la pièce enfumée où Hickock subissait son deuxième interrogatoire, Church et Nye appliquèrent méthodiquement une stratégie moins directe. Au cours de cet interrogatoire qui durait depuis presque trois heures maintenant, ils n’avaient pas parlé de meurtre une seule fois, omission qui entretenait la nervosité et l’attente chez le prisonnier. Ils parlèrent de tout le reste : la philosophie religieuse de Hickock (« Je sais que l’enfer existe. J’y suis allé. Peut-être que le ciel existe aussi. Y a des tas de gens riches qui le pensent ») ; sa vie sexuelle (« J’ai toujours eu la conduite d’un être normal à cent pour cent ») ; et, une fois de plus, l’histoire de sa récente virée à travers le pays (« Pourquoi on continuait comme ça ? La seule raison c’est qu’on se cherchait du boulot. Cependant, on ne pouvait rien trouver de convenable. J’ai travaillé pendant une journée comme terrassier »). Mais le centre d’intérêt résidait en ce qu’on passait sous silence, ce qui, les détectives en étaient convaincus, était la cause de la détresse croissante de Hickock. Il ferma bientôt les yeux et se toucha les paupières du bout tremblant de ses doigts. Et Church demanda : « Quelque chose qui ne va pas ?
— Un mal de tête. J’attrape de drôles de migraines. »
Puis Nye dit : « Regardez-moi, Dick. » Hickock obéit, avec une expression que le détective interpréta comme une façon de le supplier de parler, d’accuser, et de permettre au prisonnier de se réfugier ainsi dans le sanctuaire d’une inébranlable dénégation. « Quand nous avons discuté de la chose hier, vous vous souviendrez peut-être que j’ai dit que les meurtres Clutter étaient presque un crime parfait. Les tueurs n’ont commis que deux erreurs. La première est d’avoir laissé un témoin. La deuxième, eh bien, je vais vous montrer. » Se levant, il alla chercher dans un coin une boîte et un porte-documents qu’il avait apportés dans la pièce au début de l’interrogatoire. Il sortit une grande photographie du porte-documents. « Ceci, dit-il, la laissant sur la table, est une reproduction grandeur nature de certaines empreintes de pas découvertes près du corps de Mr. Clutter. Et voici », il ouvrit la boîte, « les bottes qui les ont faites. Vos bottes, Dick. » Hickock regarda et détourna la tête. Il posa les coudes sur ses genoux et enfouit sa tête entre ses mains. « Smith, dit Nye, a été encore plus imprudent. On a ses bottes aussi, et elles collent parfaitement avec une autre paire d’empreintes. Sanglantes, celles-là. »
Church donna le coup de grâce. « Voici ce qui va vous arriver, Hickock, dit-il. Vous allez être ramené au Kansas. Vous allez être inculpé sous quatre chefs d’accusation d’homicide volontaire. Premier chef : que, le 15 novembre 1959 ou aux alentours de cette date, le dénommé Richard Eugene Hickock a illégalement, criminellement, volontairement, délibérément, et avec préméditation, et au cours de la perpétration d’un crime, tué et privé de sa vie Herbert W. Clutter. Deuxième chef : le 15 novembre 1959 ou aux alentours de cette date, le même Richard Eugene Hickock a illégalement…
Hickock dit : « Perry Smith a tué les Clutter. » Il releva la tête et se redressa lentement sur sa chaise, comme un boxeur qui se remet sur pied en chancelant. « C’était Perry. Je ne pouvais pas l’arrêter. Il les a tués tous.
*
La receveuse des postes, Mrs. Clare, qui goûtait un moment de repos en prenant un café chez Hartman se plaignit que le volume de la radio du café fût trop faible. « Montez-le », demanda-t-elle.
Le récepteur était sur la longueur d’ondes de la station kiul de Garden City. Elle entendit les mots : « … après avoir fait son dramatique aveu en sanglotant, Hickock est sorti de la salle d’interrogatoire et s’est évanoui dans un couloir. Les agents du K.B.I. l’ont rattrapé comme il s’effondrait. Les agents ont rapporté les paroles de Hickock disant que lui et Smith se sont introduits dans la maison des Clutter dans l’espoir d’y trouver un coffre-fort contenant au moins dix mille dollars. Mais il n’y avait pas de coffre-fort ; ils ont donc ligoté la famille et les ont tués un par un. Smith n’a pas confirmé ou nié avoir participé au crime. Quand on lui a dit que Hickock avait signé ses aveux, Smith a dit : “J’aimerais voir la déclaration de mon pote.” Mais sa demande a été rejetée. Les policiers ont refusé de révéler qui, de Hickock ou Smith, a effectivement tué les membres de la famille. Ils ont souligné que la déclaration n’était que la version de Hickock. Les agents du K.B.I. qui ramènent les deux hommes au Kansas ont déjà quitté Las Vegas en voiture.
On s’attend à ce que les voyageurs arrivent à Garden City dans la soirée de mercredi. Pendant ce temps, l’attomey du comté, Duane West… »
« Un par un, dit Mrs. Hartman. Pensez donc. C’est pas surprenant que la vermine se soit évanouie. »
Les autres personnes qui étaient dans le café – Mrs. Clare, Mabel Helm et un jeune fermier costaud qui s’était arrêté pour acheter une carotte de tabac à chiquer Brown’s Mule – ronchonnèrent et marmonnèrent. Mrs. Helm s’essuyait les yeux avec une serviette en papier. « Je n’écouterai pas, dit-elle. Je ne dois pas. Je ne le ferai pas. »
« … la nouvelle de l’élucidation de l’affaire a provoqué peu de réactions dans le village de Holcomb, à un demi-mile de la demeure des Clutter. En général, les quelque deux cent soixante-dix habitants de l’agglomération ont exprimé leur soulagement… »
Le jeune fermier accueillit cette déclaration par des cris de protestation « Soulagement ! Hier soir, après qu’on l’ait appris à la télé, vous savez ce que ma femme a fait ? Elle a chialé comme un bébé.
— Chut, dit Mrs. Clare. C’est moi. »
« … et la receveuse des postes de Holcomb, Mrs. Myrtle Clare, a dit que les habitants du village sont contents que l’affaire soit élucidée, mais qu’il y en avait encore qui croyaient que d’autres personnes pourraient être impliquées. Elle a déclaré que beaucoup de gens gardent encore leurs portes fermées à clé et leurs fusils à portée de la main… »
Mrs. Hartman éclata de rire. « Oh, Myrt ! dit-elle. À qui as-tu raconté ça ?
— Au reporter du Telegram. »
Dans l’entourage de Mrs. Clare, nombreux sont les hommes qui la traitent comme si elle était un autre homme. Le fermier lui donna une tape sur l’épaule et dit : « Mince alors. Myrt. Allez, mon vieux, vous pensez pas encore qu’un de nous, quelqu’un du pays, a quelque chose à voir avec ça ? »
Mais, naturellement, c’était exactement ce que pensait Mrs. Clare, et bien qu’elle fût habituellement seule à partager ses propres opinions, cette fois elle ne manquait pas de compagnie, car la majorité de la population de Holcomb, après avoir vécu durant sept semaines au sein de rumeurs malsaines, d’une méfiance générale et de soupçons, semblait avoir été déçue d’apprendre que le meurtrier n’était pas l’un d’entre eux. En réalité, une assez importante fraction refusait d’accepter le fait que deux inconnus, deux cambrioleurs étrangers, étaient les seuls responsables. Comme elle le faisait remarquer à présent : « Peut-être que ce sont ces types qui ont fait le coup. Mais ça ne s’arrête pas là. Attendez. Un jour on ira au fin fond de l’histoire, et à ce moment-là on découvrira celui qui était derrière tout ça. Celui qui voulait se débarrasser de Clutter. Le cerveau. »
Mrs. Hartman poussa un soupir. Elle espérait que Myrt se trompait. Et Mrs. Helm dit : « Tout ce que j’espère, c’est qu’on les enfermera comme il faut. Je me sentirai pas tranquille en sachant qu’ils sont dans le voisinage.
— Oh, j’crois pas que vous ayez à vous en faire, madame, dit le jeune fermier. Pour l’instant, ces garçons ont beaucoup plus peur de nous qu’on peut avoir peur d’eux. »
*
Sur une grand-route de l’Arizona, une caravane de deux voitures traverse la brousse comme l’éclair : le pays des plateaux, des faucons et des serpents à sonnettes et des très grands rochers rouges. Dewey est au volant de la voiture de tête ; Perry Smith est assis près de lui, et Duntz a pris place sur la banquette arrière. Smith a des menottes aux mains, et les menottes sont attachées par un petit bout de chaîne à une ceinture de sécurité, ce qui restreint ses mouvements à un tel point qu’il ne peut pas fumer sans aide. Quand il veut une cigarette, Dewey doit la lui allumer et la placer entre ses lèvres, tâche que le détective trouve « repoussante », car ça lui semble un geste trop intime, le genre de chose qu’il faisait à l’époque où il courtisait sa femme.
Dans l’ensemble, le prisonnier ne fait aucun cas de ses gardiens et de leurs tentatives sporadiques pour le traquer en répétant des bribes de la confession d’une heure de Hickock enregistrée sur bande : « Il dit qu’il a essayé de vous arrêter, Perry. Mais il dit qu’il n’a pas pu. Il dit qu’il avait peur que vous le descendiez lui aussi », et : « Oui, pas de doute, Perry. Tout ça est de votre faute. Hickock lui-même, il dit qu’il ferait pas de mal aux puces d’un chien. » Extérieurement du moins, rien de tout ça n’émeut Smith. Il continue à contempler le paysage, à lire un magazine d’aventures et à compter les carcasses de coyotes abattus disposées sur les clôtures des ranches.
Sans s’attendre à une réaction particulière, Dewey dit : « Hickock prétend que vous êtes un tueur-né. Il dit que ça vous gêne pas du tout. Il dit qu’une fois, à Las Vegas, vous avez couru après un nègre avec une chaîne de vélo. Que vous l’avez battu à mort. Seulement pour vous amuser. »
À la surprise de Dewey, le prisonnier sursaute. Il se tourne sur le siège jusqu’à ce qu’il puisse voir, par la vitre arrière, la deuxième voiture de la caravane, voir à l’intérieur de la voiture : « Le dur ! » Se retournant, il regarde fixement la bande sombre de la grand-route dans le désert. « J’pensais que c’était une attrape. Je vous croyais pas. Que Dick s’était mis à table. Le dur ! Oh ! un vrai dur. Il ferait pas de mal aux puces d’un chien. Il se contente d’écraser le chien. » Il crache. « J’ai jamais tué de nègre. » Duntz l’approuve ; ayant étudié les dossiers des meurtres non élucidés de Las Vegas, il sait que Smith est innocent de ce crime-là. « J’ai jamais tué de nègre. Mais lui, il le pensait. J’ai toujours su que si jamais on se faisait prendre, si jamais Dick avouait, s’il se mettait à table, j’savais qu’il parlerait du nègre. » Il crache encore une fois. « Alors, Dick avait peur de moi ? Marrant… Ça m’amuse follement. Ce qu’il sait pas, c’est que j’étais tout près de le descendre. »
Dewey allume deux cigarettes, une pour lui et une pour le prisonnier. « Racontez-nous ça, Perry. »
Smith fume les yeux fermés et il explique : « Je réfléchis. Je veux me rappeler de ça juste comme c’était. » Il hésite un long moment. « Tout a commencé par une lettre que j’ai reçue pendant que j’étais à Buhl, Idaho. C’était en septembre ou octobre. La lettre était de Dick, et il disait qu’il était sur une affaire. Le coup parfait. Je lui ai pas répondu, mais il a écrit encore une fois, me pressant de revenir au Kansas et d’être son complice. Il n’a jamais dit quel genre de coup c’était. Seulement que c’était un truc qui pouvait pas rater. Maintenant, il se trouve que j’avais une autre raison de vouloir être au Kansas vers cette époque-là. Une chose personnelle que j’aimerais autant garder pour moi, ça n’a rien à voir avec cette affaire. Seulement, sans ça j’aurais jamais remis les pieds là-bas. Mais je suis revenu. Et Dick m’attendait au terminus d’autocar de Kansas City. On s’est rendus à la ferme, la demeure de ses parents. Mais ils ne voulaient pas de moi. J’suis très sensible ; d’habitude, je sais ce que les gens ressentent.
« Comme vous. » Il veut dire Dewey, mais il ne le regarde pas. « Vous avez horreur de me donner une cigarette. Ça vous regarde. Je vous blâme pas. Pas plus que je blâmais la mère de Dick. En fait, c’est une personne adorable. Mais elle savait qui j’étais – un ami de derrière les murs – et elle voulait pas de moi chez elle. Bon Dieu, j’étais content de sortir de là, d’aller à l’hôtel. Dick m’a conduit à un hôtel à Olathe. On a acheté de la bière et on l’a montée à la chambre, et c’est à ce moment que Dick a indiqué ce qu’il avait en tête. Il a dit qu’après mon départ de Lansing il avait partagé la cellule d’un type qui avait déjà travaillé pour un riche cultivateur de l’ouest du Kansas, Mr. Clutter. Dick m’a tracé un plan de la maison des Clutter. Il savait où se trouvait chaque chose : les portes, les couloirs, les chambres à coucher. Il a dit que l’une des pièces du rez-de-chaussée servait de bureau, et qu’il y avait un coffre-fort dans le bureau, un coffre-fort mural. Il a dit que Mr. Clutter en avait besoin parce qu’il gardait toujours des sommes importantes à portée de la main. Jamais moins de dix mille dollars. Le plan était de cambrioler le coffre-fort, et si quelqu’un nous voyait, eh bien, il faudrait descendre toute personne qui nous verrait. Dick a dû le répéter un million de fois : “Pas de témoins.” »
Dewey dit : « Combien de ces témoins pensait-il qu’il pourrait y avoir ? Je veux dire, combien de gens s’attendait-il à trouver dans la maison des Clutter ?
— C’est ce que je voulais savoir. Mais il n’en était pas certain. Au moins quatre. Probablement six. Et il se pouvait que la famille ait des invités. Il pensait qu’on devait être prêts à tuer jusqu’à douze personnes. »
Dewey pousse un gémissement, Duntz siffle, et Smith, souriant faiblement, ajoute : « Moi aussi. Il me semblait que c’était énorme. Douze personnes. Mais Dick a dit que c’était du gâteau. Il a dit : “On va y aller et leur foutre plein de cheveux sur les murs.” Vu l’état d’esprit dans lequel j’étais, je me suis laissé convaincre. Mais aussi… j’vais être franc, j’avais confiance en Dick ; il me donnait l’impression d’avoir un esprit très pratique, d’être un type viril, et je voulais l’argent tout autant que lui. Je voulais avoir l’argent et filer au Mexique. Mais j’espérais qu’on pourrait faire ça sans violence. Il me semblait que c’était possible si on portait des masques. On en a discuté. En route vers Holcomb, je voulais m’arrêter et acheter des bas de soie noirs pour nous cacher le visage. Mais Dick croyait qu’on pourrait l’identifier même avec un bas. À cause de son mauvais œil. Malgré tout, quand on est arrivé à Emporia… »
Duntz dit : « Doucement, Perry. Vous mettez la charrue avant les bœufs. Revenons à Olathe. À quelle heure en êtes-vous partis ?
— Une heure, 1 h 30. On est partis juste après le déjeuner et on s’est rendus à Emporia, où on a acheté des gants de caoutchouc et un rouleau de corde. Le couteau et le fusil, les cartouches, Dick avait apporté tout ça de chez lui. Mais il ne voulait pas essayer de trouver des bas. C’est devenu une vraie dispute. Quelque part, dans la banlieue d’Emporia, on est passés devant un hôpital catholique, et je l’ai persuadé de s’arrêter et d’entrer dans l’hôpital et d’essayer d’acheter des bas noirs aux nonnes. Je savais que les sœurs en portent. Mais il a seulement fait semblant. Il est revenu en disant qu’elles ne voulaient pas lui en vendre. J’étais certain qu’il avait même pas demandé, et il l’a avoué ; il a dit que c’était une idée dégueulasse : les sœurs auraient cru qu’il était cinglé. Alors, on ne s’est plus arrêtés avant Great Bend. C’est là qu’on a acheté le sparadrap. On a mangé là, un dîner copieux. Ça m’a endormi. Quand je me suis réveillé, on venait juste d’arriver à Garden City. Ça avait vraiment l’air d’une ville abandonnée. On s’est arrêtés pour faire le plein à un poste d’essence… »
Dewey demande s’il se souvient duquel.
« Je crois que c’était un Phillips 66.
— Quelle heure était-il ?
— Vers minuit. Dick a dit qu’il nous restait sept miles à faire pour arriver à Holcomb. Le restant du chemin, il n’a pas cessé de parler tout seul, disant que telle chose devrait être ici et telle autre là, selon les indications qu’il avait apprises par cœur. Quand on est passés par Holcomb, c’est à peine si je m’en suis rendu compte tellement c’était un petit patelin. On a traversé une voie ferrée. Soudain Dick a dit : “Ça y est, ça ne peut être que ça.” C’était l’entrée d’un chemin privé bordé d’arbres. On a ralenti et on a éteint les phares. On n’en avait pas besoin. À cause de la lune. Il n’y avait rien d’autre dans le ciel, pas un nuage, rien. Juste cette pleine lune. C’était comme en plein jour, et quand on s’est engagés sur l’allée, Dick a dit : “Regarde-moi cette propriété ! Les granges ! Cette maison. Ne me dis pas que ce type n’est pas bourré de fric.” Mais je n’aimais pas la façon dont ça se présentait, l’atmosphère ; en un sens, c’était trop impressionnant. On s’est garés dans l’ombre d’un arbre. Tandis qu’on était assis là, une lumière s’est allumée, pas dans la maison principale mais dans une maison qui était peut-être à cent mètres à gauche. Dick a dit que c’était la maison du commis ; il le savait à cause du plan. Mais il a dit qu’elle était foutument plus près de la maison des Clutter qu’elle était censée l’être. Puis la lumière s’est éteinte. Mr. Dewey, le témoin que vous avez mentionné. Est-ce que c’est de lui que vous parliez… le commis ?
— Non. Il n’a pas entendu le moindre bruit. Mais sa femme s’occupait de leur bébé qui était malade. Il a dit qu’ils ont passé la nuit à se lever et à se coucher.
— Un bébé malade. Eh bien, je me demandais. Tandis qu’on était encore assis là, c’est arrivé une autre fois, une lumière s’est allumée et s’est éteinte. Et j’ai vraiment commencé à me faire du mauvais sang. J’ai dit à Dick de ne pas compter sur moi. S’il était décidé à mettre son plan à exécution, il faudrait qu’il le fasse seul. Il a mis la voiture en marche, on partait et j’ai pensé : Dieu soit loué. Je me suis toujours fié à mes intuitions ; elles m’ont sauvé la vie plus d’une fois. Mais à mi-chemin dans l’allée, Dick s’est arrêté. Il était d’une humeur de chien. Je voyais bien qu’il se disait : “V’là-t-y pas que je monte un grand coup, on s’amène jusqu’ici, et à présent ce morveux a les jetons.” Il a dit : “Peut-être que tu penses que j’ai pas le cran de le faire tout seul. Mais, nom de Dieu, j’vais te montrer qui a du cran.” Il y avait de l’alcool dans la voiture. On a pris un coup tous le deux, et je lui ai dit : “D’accord, Dick. Je te suis,” Alors on a fait demi-tour. On s’est garé au même endroit qu’auparavant. Dans l’ombre d’un arbre. Dick a mis des gants ; j’avais déjà mis les miens. Il portait le couteau et la lampe de poche. J’avais le fusil. La maison avait l’air immense sous le clair de lune. Elle avait l’air vide. Je me souviens que j’espérais qu’il n’y aurait personne à la maison… »
Dewey dit : « Mais vous avez vu un chien ?
— Non.
— La famille possédait un vieux chien qui avait peur des fusils. On pouvait pas comprendre pourquoi il n’a pas aboyé. À moins qu’il ait vu un fusil et qu’il ait déguerpi.
— Eh bien, je n’ai rien vu ni personne. C’est pourquoi j’ai jamais cru votre histoire de témoin oculaire.
— Pas un témoin oculaire. Un témoin. Une personne dont le témoignage vous associe à cette affaire ainsi que Hickock.
— Oh ! Hum, hum ! Hum, hum ! Lui. Et Dick disait toujours qu’il aurait trop peur. Ah ! »
Ne voulant pas détourner la conversation, Duntz lui rappelle : « Hickock avait le couteau. Vous aviez le fusil. Comment êtes-vous entrés dans la maison ?
— La porte n’était pas fermée à clé. Une porte de côté. Elle donnait dans le bureau de Mr. Clutter. Ensuite, on a attendu dans l’obscurité. On tendait l’oreille. Mais il n’y avait pas d’autre bruit que le vent. Il ventait pas mal dehors. Ça faisait remuer les arbres et on pouvait entendre les feuilles. L’unique fenêtre était garnie d’une jalousie, mais le clair de lune passait à travers. J’ai rabattu la jalousie, et Dick a allumé sa lampe de poche. On a vu le bureau. Le coffre-fort était censé être dans le mur juste derrière le bureau, mais on n’a pas réussi à le trouver. C’était un mur lambrissé, et il y avait des livres et des cartes encadrées, et j’ai remarqué, sur un rayon, une fantastique paire de jumelles. J’ai décidé que je les prendrais en partant.
— Les avez-vous prises ? » demanda Dewey, car la disparition des jumelles n’avait pas été remarquée.
Smith fait un signe affirmatif de la tête. « On les a vendues au Mexique.
— Pardon. Continuez.
— Eh bien, comme on pouvait pas trouver le coffre-fort, Dick a éteint la lampe de poche et on est sortis du bureau dans l’obscurité et on a traversé un salon, une salle de séjour. Dick m’a demandé à voix basse si je ne pouvais pas faire moins de bruit en marchant. Mais il en faisait autant. À chaque pas, c’était un boucan de tous les diables. On est arrivés à un couloir et à une porte, et Dick, se souvenant du plan, a dit que c’était une chambre à coucher. Il a allumé la lampe de poche et il a ouvert la porte. Un homme a dit : “Chérie ?” Il venait de s’éveiller ; il a cligné des yeux et il a dit : “C’est toi, chérie ?” Dick lui a demandé : “Êtes-vous Mr. Clutter ?” Il était parfaitement éveillé maintenant ; il s’est dressé dans son lit et il m’a dit : “Qui est là ? Que voulez-vous ?” Dick lui a dit, très poliment, comme si on avait été deux vendeurs qui faisaient du porte à porte : “On veut vous parler, monsieur. Dans votre bureau, s’il vous plaît.” Et Mr. Clutter est venu dans le bureau avec nous, pieds nus, avec rien d’autre qu’un pyjama, et on a fait de la lumière.
« Jusque-là il n’avait pas pu nous voir très nettement. Je pense que ce qu’il a vu l’a drôlement secoué. Dick a dit : “Écoutez, monsieur, tout ce qu’on vous demande c’est de nous montrer où vous cachez ce coffre-fort.” Mais Mr. Clutter a dit : “Quel coffre-fort ?” Il a dit qu’il n’avait pas de coffre-fort. J’ai su tout de suite que c’était vrai. Il avait ce genre de visage. On se rendait simplement compte que tout ce qu’il vous disait était la vérité. Mais Dick lui a crié : “Ne me racontez pas d’histoires, enfant de putain ! Je sais foutument bien que vous avez un coffre-fort !” J’ai eu l’impression qu’on n’avait jamais parlé à Mr. Clutter de cette façon. Mais il a regardé Dick dans le blanc des yeux et lui a dit, sans l’emporter, qu’il regrettait mais qu’il n’avait pas de coffre-fort. Dick lui a touché la poitrine de la pointe du couteau et il a dit : “Montrez-nous où se trouve ce coffre-fort, sinon vous allez drôlement le regretter.” Mais Mr. Clutter – oh ! on pouvait voir qu’il avait peur mais sa voix est demeurée douce et ferme – il a continué à nier qu’il avait un coffre-fort.
« À un moment donné, je me suis occupé du téléphone. Celui du bureau. J’ai arraché les fils. Et j’ai demandé à Mr. Clutter s’il y avait d’autres téléphones dans la maison. Il a dit oui, qu’il y en avait un dans la cuisine. Alors j’ai pris la lampe de poche et je suis allé à la cuisine, c’était à une assez bonne distance du bureau. Quand j’ai eu trouvé le téléphone, j’ai décroché l’écouteur et j’ai coupé le fil avec une paire de tenailles. Puis, en revenant, j’ai entendu un bruit. Un craquement au-dessus de ma tête. Je me suis arrêté au pied de l’escalier qui conduisait à l’étage. Il faisait noir, et je n’ai pas osé me servir de la lampe de poche. Mais je sentais qu’il y avait quelqu’un là. En haut de l’escalier, se profilant contre une fenêtre. Une silhouette. Puis elle s’est éloignée. »
Dewey imagine que ce devait être Nancy. Se basant sur la montre-bracelet en or que l’on avait trouvée, enfouie dans le bout d’un soulier dans son armoire, il avait souvent échafaudé la théorie que Nancy s’était éveillée, avait entendu des personnes dans la maison, pensé que ça pouvait être des voleurs et prudemment caché la montre, son bien le plus précieux.
« Pour tout ce que je savais, c’était peut-être quelqu’un avec un fusil. Mais Dick ne voulait même pas m’écouter. Il était trop occupé à jouer le dur. À houspiller Mr. Clutter. Il l’avait ramené à la chambre à coucher, à présent. Il comptait l’argent dans le porte-billets de Mr. Clutter. Il y avait environ trente dollars. Il a jeté le porte-billets sur le lit et lui a dit : “Vous avez plus d’argent que ça dans cette maison. Un homme riche comme vous, habitant une propriété comme ça.” Mr. Clutter a dit que c’était tout l’argent liquide qu’il avait, et il a expliqué qu’il faisait toutes ses affaires par chèques. Il a offert de nous signer un chèque. Dick a éclaté : “Pour quelle sorte de cinglés nous prenez-vous ?”, et j’ai pensé que Dick était sur le point de le massacrer, alors j’ai dit : “Dick. Écoute-moi. Il y a quelqu’un de réveillé là-haut.” Mr. Clutter nous a dit que les seules personnes se trouvant à l’étage étaient sa femme, son fils et sa fille. Dick voulait savoir si sa femme avait de l’argent, et Mr. Clutter a dit que si elle en avait, ce serait très peu, quelques dollars, et il nous a demandé – il avait vraiment l’air effondré – de ne pas la déranger, parce que c’était une invalide, elle était très malade depuis longtemps. Mais Dick a insisté pour monter là-haut. Il a forcé Mr. Clutter à aller devant.
« Au pied de l’escalier, Mr. Clutter a allumé les lampes du couloir d’en haut, et comme on montait, il a dit : “Les gars, j’sais pas pourquoi vous voulez faire ça. J’vous ai jamais fait le moindre mal. Je ne vous ai jamais vus.” C’est alors que Dick lui a dit : “Bouclez-la ! Quand on voudra que vous parliez, on vous le dira.” Il n’y avait personne dans le couloir d’en haut, et toutes les portes étaient fermées. Mr. Clutter a montré du doigt les chambres où le garçon et la fille étaient censés dormir, puis il a ouvert la porte de sa femme. Il a allumé une lampe de chevet et lui a dit : “T’en fais pas, mon chou. N’aie pas peur. Ces hommes veulent seulement de l’argent.” C’était une femme maigre et un peu frêle, vêtue d’une longue chemise de nuit blanche. L’instant qu’elle a ouvert les yeux, elle a commencé à pleurer. Parlant à son mari, elle a dit : “Chéri, je n’ai pas d’argent.” Il lui tenait la main en la caressant. Il a dit : “Écoute, ne pleure pas, mon chou. Il n’y a aucune raison d’avoir peur. C’est simplement que j’ai donné à ces hommes tout l’argent que j’avais, mais ils en veulent encore. Ils croient qu’on a un coffre-fort quelque part dans la maison. Je leur ai dit que non.” Dick a levé la main, comme s’il allait le frapper sur la bouche. Il a dit : “Est-ce que je vous ai pas dit de la boucler ?” Mrs. Clutter a dit : “Mais mon mari vous raconte la pure vérité. Il n’y a pas de coffre-fort.” Et Dick a répliqué : “Je sais foutument bien que vous avez un coffre-fort. Et je vais le trouver avant de partir d’ici. Ne vous en faites pas, je le trouverai bien.” Puis il lui a demandé où elle rangeait sa bourse. La bourse était dans un tiroir de la commode. Dick l’a retournée comme un gant. Il a trouvé rien qu’un peu de monnaie et un dollar ou deux. Je lui ai fait signe de venir dans le couloir. Je voulais parler de la situation. Alors, on est sortis et j’ai dit… »
Duntz l’interrompt pour lui demander si Mr. et Mrs. Clutter pouvaient surprendre la conversation.
« Non. On était juste de l’autre côté de la porte, d’où on pouvait les surveiller. Mais on parlait à voix basse. J’ai dit à Dick : “Ces gens disent la vérité. Celui qui a menti, c’est ton ami Floyd Wells. Il n’y a pas de coffre-fort, alors foutons le camp d’ici.” Mais Dick avait trop honte pour se rendre à l’évidence. Il a dit qu’il ne le croirait pas avant qu’on ait fouillé toute la maison. Il a dit que la chose à faire était de les ligoter et puis de prendre notre temps pour chercher. Il était tellement excité qu’il n’y avait pas moyen de discuter avec lui. Ce qui l’excitait, c’était la gloire d’avoir tout le monde à sa merci. Il y avait une salle de bains juste à côté de la chambre de Mrs. Clutter. L’idée était d’enfermer les parents dans la salle de bains, d’éveiller les gosses et de les mettre là, puis de les sortir un par un et de les attacher dans différentes parties de la maison. Et Dick a dit : “Quand on aura trouvé le coffre-fort, on leur tranchera la gorge. On peut pas les descendre, ça ferait trop de bruit.” »
Perry fronce les sourcils, se frotte les genoux de ses mains entravées par les menottes. « Laissez-moi réfléchir un instant. Parce qu’à ce point-là, les choses se compliquent un peu. Je me souviens. Oui. Oui, j’ai pris une chaise dans le couloir et je l’ai plantée dans la salle de bains. Pour que Mrs. Clutter puisse s’asseoir. Puisqu’elle était censée être malade. Quand on les a enfermés, Mrs. Clutter pleurait et nous a dit : “Je vous en supplie, ne faites de mal à personne. Je vous en prie, ne touchez pas à mes enfants.” Et son mari lui avait passé les bras autour des épaules, et il a dit : “Chérie, ces gars n’ont pas l’intention de faire du mal à personne. Tout ce qu’ils veulent, c’est un peu d’argent.”
« On est allés dans la chambre du garçon. Il était parfaitement éveillé. Étendu là comme s’il avait eu trop peur pour bouger. Dick lui a dit de se lever, mais il n’a pas bougé, ou pas bougé assez vite, alors Dick lui a donné un coup de poing et l’a tiré hors du lit, et j’ai dit : “T’as pas besoin de le frapper, Dick.” Et j’ai dit au garçon – il avait qu’un maillot de corps – de mettre son pantalon. Il a mis une paire de blue-jeans, et on venait juste de l’enfermer dans la salle de bains quand la fille est apparue, sortant de sa chambre. Elle était tout habillée, comme si elle était éveillée depuis un bon moment. Je veux dire qu’elle portait des chaussettes et des pantoufles, et un kimono, et elle avait enveloppé ses cheveux dans un madras. Elle essayait de sourire. Elle a dit : “Grands dieux, qu’est-ce que c’est ? Une blague ?” J’crois pas qu’elle ait pensé que c’était une blague, cependant. Pas après que Dick ait ouvert la porte de la salle de bains et qu’il l’y ait poussée… »
Dewey les imagine : la famille captive, résignée et effrayée, mais sans pressentiment de son destin. Si Herb avait pu se douter de la moindre chose, il se serait battu. C’était un homme doux mais fort, et ce n’était pas un lâche. Son ami Alvin Dewey avait la certitude que Herb se serait battu jusqu’à la mort pour défendre la vie de Bonnie et de ses enfants.
« Dick a monté la garde à l’extérieur de la porte de la salle de bains tandis que je suis allé faire un tour d’inspection. J’ai fouillé la chambre de la fille, et j’ai trouvé une petite bourse, une bourse de poupée. Il y avait un dollar en argent dedans. Je l’ai laissé tomber par mégarde et il a roulé sur le plancher. Il a roulé sous un fauteuil. Il a fallu que je me mette à genoux. Et c’est à ce moment-là que je me suis retrouvé comme en dehors de moi. M’observant comme dans un film idiot. Ça m’a rendu malade. J’étais simplement dégoûté. Dick et tout son bla-bla sur le coffre-fort d’un type riche, et voilà que je rampais sur le ventre pour voler un dollar en argent à un enfant. Un dollar. Et j’étais en train de ramper sur le ventre pour l’avoir. »
Perry se frotte les genoux, demande de l’aspirine aux détectives, remercie Duntz de lui en avoir donné, la mâche et se remet à parler. « Mais il n’y a rien d’autre à faire. On prend ce qu’on peut. J’ai fouillé la chambre du garçon aussi. Pas un radis. Mais il y avait un petit poste portatif et j’ai décidé de le prendre. Puis je me suis rappelé les jumelles que j’avais vues dans le bureau de Mr. Clutter. Je suis descendu pour les prendre. J’ai porté les jumelles et le poste dans la voiture. Il faisait froid ; le vent et le froid m’ont fait du bien. La lune était tellement lumineuse qu’on pouvait voir à plusieurs miles de là. Et j’ai pensé : Pourquoi ne pas déguerpir ? Marcher le long de la grand-route, faire de l’autostop. Nom de Dieu, pour sûr que je ne voulais pas retourner dans cette maison. Et pourtant… Comment expliquer ça ? C’était comme si je n’étais plus dans le coup. On aurait dit que je lisais une histoire. Et il fallait que je sache ce qui allait se passer. La fin. Alors je suis retourné là-haut. Et à présent, voyons, hum ! hum ! c’est à ce moment-là qu’on les a attachés. Mr. Clutter d’abord. On l’a fait sortir de la salle de bains, et je lui ai attaché les mains. Puis je l’ai conduit jusqu’au sous-sol… »
Dewey dit : « Seul et sans arme ?
— J’avais le couteau. »
Dewey dit : « Mais Hickock est resté de garde en haut ?
— Pour les faire tenir tranquilles. De toute façon, j’avais pas besoin d’aide. J’ai passé ma vie à faire des nœuds »
Dewey demande : « Avez-vous employé la lampe de poche, ou bien l’éclairage du sous-sol ?
— L’éclairage. Le sous-sol était divisé en deux parties. La première semblait être une salle de jeu. Je l’ai conduit dans l’autre partie, dans la salle de la chaudière. J’ai vu une grande boîte en carton appuyée contre le mur. Une d’emballage de matelas. Je me suis dit que j’allais pas lui demander de s’étendre sur le plancher glacé, alors j’ai traîné la boîte à matelas, je l’ai aplatie et je lui ai dit de s’étendre dessus. »
Le conducteur jette un coup d’œil à son collègue dans le rétroviseur, attire son regard, et Duntz fait un petit signe de la tête, comme pour lui rendre hommage. Dewey avait toujours maintenu que la boîte à matelas avait été placée sur le plancher pour le confort de Mr. Clutter, et tenant compte d’indices semblables, d’autres signes fragmentaires d’une compassion ironique et bizarre, le détective avait présumé que l’un des tueurs au moins ne manquait pas tout à fait de pitié.
« Je lui ai attaché les pieds, puis les mains aux pieds. Je lui ai demandé si c’était trop serré, et il a dit non, mais il m’a demandé de ne pas toucher à sa femme. Il n’était pas nécessaire de l’attacher, elle n’allait pas se mettre à hurler ou essayer de s’échapper de la maison. Il a dit qu’elle était malade depuis des années et qu’elle commençait à peine à aller un peu mieux, mais qu’un incident comme ça pourrait lui causer une rechute. J’sais qu’y a pas de quoi rire, seulement j’pouvais pas m’en empêcher, quand je l’ai entendu parler d’une rechute.
« Ensuite, j’ai emmené le garçon au sous-sol. Je l’ai d’abord mis dans la même pièce que son père. Je lui ai attaché les mains à un tuyau de chauffage au-dessus de sa tête. Puis je me suis dit que ce n’était pas très prudent. D’une manière ou d’une autre, il pourrait se libérer et détacher le vieux ou vice versa. Alors j’ai coupé ses liens et je l’ai conduit dans la salle de jeu où il y avait un canapé qui semblait confortable. Je lui ai lié les pieds à un bout du canapé, et puis les mains, et ensuite j’ai fait remonter la corde que je lui ai enroulée autour du cou pour qu’il s’étouffe s’il se mettait à se débattre. À un moment, pendant que je travaillais, j’ai posé le couteau sur ce truc – c’était un coffre de cèdre fraîchement verni ; toute la cave sentait le vernis et il m’a demandé de ne pas mettre mon couteau là-dessus. Le coffre était un cadeau de mariage qu’il avait construit pour quelqu’un. J’pense qu’il a dit que c’était pour une de ses sœurs. Juste comme je partais, il a eu une quinte de toux, alors je lui ai fourré un coussin sous la tête. Ensuite j’ai éteint… »
Dewey dit : « Mais vous ne les aviez pas bâillonnés avec du sparadrap ?
— Non. On les a bâillonnés plus tard, après que j’ai eu attaché les deux femmes dans leurs chambres à coucher. Mrs. Clutter pleurait encore, tout en me demandant des renseignements sur Dick. Elle se méfiait de lui, mais elle a dit qu’elle sentait que j’étais un jeune homme bien. “J’en suis certaine”, a-t-elle dit, et elle m’a fait promettre que je ne laisserais pas Dick faire de mal à qui que ce soit. J’crois qu’elle pensait surtout à sa fille. Moi-même, cette histoire-là m’inquiétait. Je soupçonnais Dick de machiner quelque chose, un truc que j’allais pas tolérer. Quand j’ai eu fini d’attacher Mrs. Clutter, ça n’a pas manqué, j’ai découvert qu’il avait conduit la jeune fille à sa chambre. Elle était couchée ; il était assis au bord du lit et il lui parlait. J’ai mis un terme à ça ; je lui ai dit de se mettre à la recherche du coffre-fort pendant que j’attachais la fille. Après qu’il est parti, je lui ai attaché les pieds, et je lui ai lié les mains derrière le dos. Puis j’ai remonté les couvertures, je l’ai bordée en ne laissant sortir que la tête. Il y avait un petit fauteuil près du lit, et je me suis dit que j’allais me reposer une minute ; j’avais les jambes en feu à force de monter des escaliers et de me mettre à genoux. J’ai demandé à Nancy si elle avait un amoureux. Elle a dit oui, qu’elle en avait un. Elle faisait de son mieux pour être naturelle et amicale. Elle me plaisait vraiment. Elle était vraiment gentille. Une très jolie fille toute simple. Elle m’a raconté pas mal de choses sur elle. Elle m’a parlé de l’École, et comment elle allait entrer à l’Université pour étudier la musique et la peinture. Des chevaux. Elle a dit qu’après la danse, la chose qu’elle aimait le mieux était de galoper à cheval, alors j’ai mentionné que ma mère avait été une championne d’équitation dans les rodéos.
« Et on a parlé de Dick ; voyez-vous, j’étais curieux de savoir ce qu’il lui avait dit. Il paraît qu’elle lui avait demandé pourquoi il faisait des choses comme ça. Voler les gens. Et, oh là là ! l’histoire à fendre l’âme qu’il lui a racontée, disant qu’il était orphelin et qu’il avait été élevé dans un orphelinat, et que personne ne l’avait jamais aimé, et que pour toute parenté il avait une sœur qui vivait avec des hommes sans les épouser. Tout le temps qu’on causait, on pouvait l’entendre rôder comme un fou au rez-de-chaussée, à la recherche du coffre-fort. Regardant derrière les tableaux. Sondant les murs. Toc, toc, toc. Comme un pivert cinglé. Quand il est revenu, juste pour me moquer de lui, je lui ai demandé s’il l’avait trouvé. Bien sûr que non, mais il a dit qu’il avait trouvé une autre bourse dans la cuisine. Avec sept dollars. »
Duntz dit : « Depuis combien de temps étiez-vous dans la maison ?
— Une heure peut-être. »
Duntz dit : « Et quand les avez-vous bâillonnés ?
— Juste à ce moment-là. On a commencé par Mrs. Clutter. Je me suis fait aider par Dick, parce que je ne voulais pas le laisser seul avec la fille. J’ai coupé le sparadrap en longues bandes, et Dick les a enroulées autour de la tête de Mrs. Clutter, comme on emballerait une momie. Il lui a demandé : “Pourquoi continuez-vous à pleurer ? Personne ne vous fait de mal”, et il a éteint la lampe de chevet et il a dit : “Bonne nuit, Mrs. Clutter. Dormez bien.” Puis, comme on marchait dans le couloir en direction de la chambre de Nancy, il m’a dit : “Je vais me taper cette petite fille.” Et j’ai répondu : “Hum, hum ! Mais il va falloir que tu me tues d’abord.” Il avait l’air de pas être sûr d’avoir bien entendu. Il a dit : “Qu’est-ce que ça peut te faire ? Nom de Dieu, tu peux te la taper toi aussi.” Voilà une chose que je méprise. Les gens qui peuvent pas se contrôler sexuellement. Bon Dieu, j’ai horreur de ce genre de chose. Je lui ai dit sans mâcher mes mots : “Laisse-la tranquille. Autrement t’auras affaire à moi.” Ça l’a vraiment mis en rogne, mais il s’est rendu compte que c’était pas le moment de vider notre sac. Alors il a dit : “D’accord, coco. Si c’est ça que tu veux.” Pour finir, on l’a même pas bâillonnée. On a éteint dans le couloir et on s’est rendus au sous-sol. »