L’austérité pénitentiaire et la gaieté domestique coexistent au quatrième étage du palais de justice du comté de Finney. La présence de la prison du comté explique le premier trait tandis que ce qu’on appelle la Résidence du shérif, un appartement agréable séparé de la prison proprement dite par des portes d’acier et un petit couloir, justifie le deuxième.

En fait, en janvier 1960, la Résidence du shérif n’était pas occupée par le shérif Earl Robinson, mais par le shérif adjoint et son épouse, Wendle et Josephine (« Josie ») Meier. Les Meier, qui étaient mariés depuis plus de vingt ans, se ressemblaient beaucoup : tous deux de grande taille, dotés d’un surcroît de poids et de force, avec des mains comme des battoirs, et des visages carrés, calmes et bienveillants – cette dernière caractéristique s’appliquant plus particulièrement à Mrs. Meier, femme à l’esprit pratique et sans détour mais qui semble néanmoins illuminée d’une sérénité mystique. En tant que collaboratrice du shérif adjoint, ses heures sont longues ; entre 5 heures du matin, lorsqu’elle commence sa journée en lisant un chapitre de la bible, et 10 heures du soir, quand elle se met au lit, elle cuisine et coud pour les prisonniers, reprise leurs chaussettes et lave leur linge, prend merveilleusement soin de son époux et s’occupe de leur accueillant appartement de cinq pièces garni de coussins moelleux, de fauteuils où l’on s’enfonce et de rideaux de dentelle crème. Les Meier ont une fille unique, mariée et demeurant à Kansas City : le couple vit donc seul, ou, plus exactement, comme le dit Mrs. Meier : « Seuls, à l’exception de la personne qui se trouve par hasard dans la cellule des dames. »

La prison comprend six cellules ; la sixième, celle qui est réservée aux prisonniers du sexe féminin, est en réalité une cellule isolée qui se trouve à l’intérieur de la Résidence du shérif ; en effet, elle est contiguë à la cuisine des Meier. « Mais, dit Josie Meier, ça me gêne pas. Ça me fait plaisir d’avoir de la compagnie. Avoir quelqu’un pour causer pendant que je cuisine. La plupart de ces femmes, il faut les prendre en pitié. Simplement quelles ont eu un pépin. Bien sûr, Hickock et Smith c’était autre chose. À ma connaissance, Perry Smith était le premier homme qui soit jamais resté dans la cellule des dames. La raison était que le shérif voulait le tenir séparé de Hickock jusqu’à la fin de leur procès. L’après-midi qu’on les a amenés, j’avais fait six tartes aux pommes et j’avais cuit du pain, sans perdre de vue ce qui se passait en bas sur le square. La fenêtre de ma cuisine donne sur le square ; on pourrait pas avoir de meilleur point de vue. J’suis peut-être mauvais juge en ce qui concerne les foules, mais je dirais qu’il y avait bien plusieurs centaines de personnes qui attendaient pour voir les garçons qui avaient tué la famille Clutter. Personnellement, je n’ai jamais rencontré un seul des Clutter, mais d’après tout ce que j’en ai entendu dire, ça devait être des gens très bien. Ce qui leur est arrivé est difficile à pardonner, et je sais que Wendle était inquiet et se demandait comment les gens allaient réagir quand ils apercevraient Hickock et Smith. Il avait peur que quelqu’un essaie de leur faire un mauvais sort. Alors, j’avais un peu le cœur serré quand j’ai vu les voitures arriver, quand j’ai aperçu les reporters, tous ces journalistes se mettre à courir et à se bousculer ; mais à ce moment-là la nuit était tombée, il était 6 heures passées, et il faisait un froid glacial ; plus de la moitié de la foule avait abandonné la partie et était rentrée à la maison. Ceux qui sont restés, ils ont pas pipé. Ils se sont contentés de regarder.

« Plus tard, quand ils ont fait monter les garçons, le premier que j’ai vu était Hickock. Il portait un petit pantalon d’été et rien qu’une vieille chemise de toile. J’étais étonnée qu’il ait pas attrapé une pneumonie par le froid qu’il faisait. Mais il avait vraiment l’air malade. Il était blanc comme un linge. Ça doit être une expérience terrible d’être dévisagé par une horde d’étrangers, d’être obligé de marcher au beau milieu d’eux alors qu’ils savent qui vous êtes et ce que vous avez fait. Ensuite ils ont fait monter Smith. J’avais préparé un petit dîner pour leur servir dans leurs cellules, du potage chaud, du café, des sandwiches et de la tarte. D’habitude on donne que deux repas par jour. Petit déjeuner à 7 h 30, et à 16 h 30 on sert le repas principal. Mais je ne voulais pas que ces gars aillent se coucher l’estomac vide ; il me semblait qu’ils devaient déjà se sentir assez mal sans ça. Mais quand j’ai porté son dîner à Smith, sur un plateau, il a dit qu’il avait pas faim. Il regardait par la fenêtre de la cellule des dames. Il me tournait le dos. Cette fenêtre a la même vue que celle de ma cuisine : les arbres, le square et les toits des maisons. Je lui ai dit : “Goûtez au potage, il est aux légumes, et c’est pas du potage en boîte. J’lai fait moi-même.” Je suis revenue chercher le plateau à peu près une heure plus tard, et il n’avait pas touché à une miette. Il était toujours debout à la fenêtre. Comme s’il n’avait pas bougé. Il neigeait et je me souviens avoir dit que c’était la première neige de l’année et qu’on avait eu un si bel automne jusqu’à maintenant. Et voilà qu’il se mettait à neiger. Et puis je lui ai demandé s’il avait un plat préféré ; s’il en avait un, j’allais essayer de le lui préparer le lendemain. Il s’est retourné et il m’a regardée. D’un air méfiant, comme s’il avait peur que je me moque de lui. Puis il a dit quelque chose à propos d’un film… il parlait d’une façon si douce, presque un chuchotement. Il voulait savoir si j’avais vu un film. J’oublie le titre, de toute façon je ne l’avais pas vu : le cinéma ça m’a jamais emballée. Il a dit que ce film se passait dans les temps bibliques, et il y avait une scène où un homme était précipité du haut d’un balcon, jeté à une meute d’hommes et de femmes qui l’écharpaient. Et il a dit que c’était à ça qu’il avait pensé en voyant la foule sur le square. L’homme qui se faisait mettre en charpie. Et l’idée que c’était peut-être ce qui pourrait lui arriver. Il a dit qu’il avait eu tellement peur qu’il en avait encore mal à l’estomac. C’est pourquoi il ne pouvait pas manger. Bien sûr, il avait tort, et je le lui ai dit, personne n’allait lui faire de mal en dépit de ce qu’il avait fait ; ici, les gens sont pas comme ça.

« On a causé un peu ; il était très timide mais, au bout d’un moment, il a dit : “Une chose que j’aime vraiment, c’est le riz espagnol.” Alors je lui ai promis de lui en faire et il a souri ; eh bien, je me suis dit que c’était pas le pire jeune homme que j’aie jamais vu. Ce soir-là, après m’être mise au lit, c’est ce que j’ai dit à mon mari. Mais Wendle a fait entendre un grognement. Wendle a été un des premiers à arriver sur les lieux après la découverte du crime. Il a dit qu’il aurait bien aimé que je sois chez les Clutter quand ils ont trouvé les corps. Alors j’aurais pu juger par moi-même à quel point Mr. Smith était gentil. Lui et son ami Hickock. Il a dit qu’ils pourraient vous arracher le cœur sans sourciller. On pouvait pas le nier… pas avec quatre cadavres. Et je suis restée étendue, éveillée, à me demander si ça les troublait, l’un ou l’autre, la pensée de ces quatre tombes. »

*

Un mois s’écoula, puis un autre, et il neigea presque chaque jour. La neige blanchit la campagne aux blés fauves, s’amoncela dans les rues de la ville, les rendit silencieuses.

Les plus hautes branches d’un orme chargé de neige frôlaient la fenêtre de la cellule des dames. Des écureuils avaient élu domicile dans l’arbre, et après les avoir tentés durant des semaines avec les restants de son petit déjeuner, Perry en fit descendre un d’une branche sur le rebord de la fenêtre et à travers les barreaux. C’était un mâle à la fourrure châtaine. Il le baptisa Red, et Red s’installa bientôt, apparemment satisfait de partager la captivité de son ami. Perry lui apprit de nombreux tours : à jouer avec une boule de papier, à tendre la patte, à se percher sur l’épaule de Perry. Tout cela aidait à passer le temps, mais le prisonnier avait encore de longues heures à perdre. On ne lui permettait pas de lire les journaux, et les magazines que Mrs. Meier lui passait l’ennuyaient : de vieux numéros de Good Housekeeping et de McCall’s. Mais il trouvait des choses à faire : se limer les ongles avec une lime émeri, les polir jusqu’à ce qu’ils acquièrent un reflet rose et soyeux ; peigner et repeigner ses cheveux imprégnés de lotion et parfumés ; se brosser les dents trois ou quatre fois par jour ; se raser et se doucher presque aussi souvent. Et il tenait la cellule, qui contenait un W.-C., un coin douche, un lit, une table et une chaise, aussi propre que sa personne. Il était fier d’un compliment que lui avait fait Mrs. Meier. « Regardez-moi ça ! avait-elle dit en montrant du doigt la couchette de Perry. Regardez-moi cette couverture ! On pourrait y faire rebondir des pièces de monnaie. » Mais c’était devant sa table qu’il passait la plus grande partie de sa vie éveillée ; c’était là qu’il prenait ses repas, qu’il s’asseyait pour esquisser des portraits de Red, dessiner des fleurs, le visage de Jésus, des têtes et des torses de femmes imaginaires ; et c’était là qu’il tenait un genre de journal quotidien sur des feuilles de papier écolier bon marché.

Jeudi 7 janvier. Dewey ici. Apporté une cartouche de cigarettes. Ainsi que des copies de la Déclaration, pour ma signature. J’ai refusé.

La « déclaration », un document de soixante-dix-huit pages qu’il avait dicté au sténographe de la cour du comté de Finney, reprenait les faits qu’il avait déjà racontés à Alvin Dewey et à Clarence Duntz. Parlant de sa rencontre avec Perry Smith ce jour-là, Dewey se souvint avoir été très surpris quand Perry avait refusé de signer la déclaration. « C’était sans importance : je pouvais toujours témoigner en cour de la confession verbale qu’il avait faite devant Duntz et moi-même. Et naturellement. Hickock nous avait signé sa confession pendant que nous étions encore à Las Vegas : celle où il accusait Smith d’avoir commis les quatre meurtres. Mais j’étais curieux. J’ai demandé à Perry pourquoi il avait changé d’idée. Et il a dit : “À l’exception de deux détails, tout est exact dans ma déclaration. Si vous me laissez corriger, ces deux choses, alors je vais la signer.” Je pouvais deviner les détails qu’il avait en tête. Parce que la seule différence sérieuse entre son histoire et celle de Hickock était qu’il niait avoir exécuté les Clutter tout seul. Jusqu’à maintenant il avait juré que Hickock avait tué Nancy et sa mère.

« Et j’avais raison ! – c’est exactement ce qu’il voulait faire ! admettre que Hickock avait dit la vérité, et que c’était lui, Perry Smith, qui avait tiré et tué toute la famille. Il a dit qu’il avait menti sur ce point parce que, selon ses propres mots : “Je voulais lui régler son compte, pour avoir été si lâche. Parce qu’il n’a rien dans le ventre.” Et la raison qui le poussait à rectifier sa déclaration n’était pas un élan subit de bonté envers Hickock. D’après lui, il le faisait par égard pour les parents de Hickock – il a dit qu’il avait pitié de la mère de Dick. Il a dit : “C’est une personne vraiment gentille. Ça pourrait la réconforter un peu de savoir que Dick n’a pas appuyé sur la détente. Rien de tout ça ne serait arrivé sans lui, en un sens c’était surtout de sa faute, mais il reste que c’est moi qui les ai tués.” Mais je n’étais pas certain de le croire. Pas au point de le laisser modifier sa déclaration. Comme je disais, on n’avait pas besoin d’une confession en règle de Smith pour prouver la moindre partie de l’accusation. Avec ou sans, on avait de quoi les pendre dix fois. »

L’assurance de Dewey était justifiée, entre autres, par la récupération du poste et des jumelles que les meurtriers avaient volés chez les Clutter et qu’ils avaient vendus par la suite à Mexico (où s’y étant rendu par avion dans ce but, l’agent du K.B.I. Harold Nye les avait retrouvés dans un mont-de-piété). Par ailleurs, tout en dictant sa déclaration, Smith avait révélé l’endroit où se trouvaient d’autres preuves irrécusables. « On est arrivés à la grand-route et on a roulé vers l’est », avait-il dit en décrivant ce que lui et Hickock avaient fait après avoir fui la scène du meurtre. « On a roulé comme des fous ; Dick était au volant. Je pense qu’on était tous les deux très excités. Moi, en tout cas. Très excité et très soulagé à la fois. On pouvait pas s’arrêter de rire, ni l’un ni l’autre ; soudain, tout ça semblait follement drôle, je ne sais pas pourquoi, c’était simplement comme ça. Mais le sang dégoulinait du fusil, et mes vêtements étaient tachés ; j’avais même du sang dans les cheveux. Alors on a pris une route de campagne, et on a roulé pendant huit miles peut-être, jusqu’à ce qu’on soit très loin dans la plaine. On pouvait entendre les coyotes. On a fumé une cigarette et Dick a continué à plaisanter sur ce qui s’était passé là-bas. Je suis descendu de la voiture et j’ai siphoné de l’eau du radiateur et puis j’ai nettoyé le sang sur le canon du fusil. Ensuite j’ai creusé un trou dans la terre avec le couteau de chasse de Dick, celui que j’avais utilisé sur Mr. Clutter, et j’y ai enterré les cartouches vides et tout ce qui restait de la corde en nylon et du sparadrap. Après ça, on a roulé jusqu’à ce qu’on arrive sur la Nationale 83, et on a pris la direction de Kansas City et Olathe. Au petit matin, Dick s’est arrêté à un de ces endroits pour pique-niquer : ce qu’on appelle des haltes routières, où il y a des foyers en plein air. On a fait du feu et on a brûlé des trucs. Les gants qu’on avait portés et ma chemise. Dick a dit qu’il aurait bien voulu avoir un bœuf à mettre à la broche ; il a dit qu’il n’avait jamais eu aussi faim. Il était près de midi quand on est arrivés à Olathe. Dick m’a déposé à mon hôtel, et il s’est rendu chez lui pour prendre le repas du dimanche en famille. Oui, il a emporté le couteau. Le fusil aussi. »

Des agents du K.B.I. qui furent envoyés chez les Hickock trouvèrent le couteau dans une boîte d’attirail de pêche et le fusil toujours négligemment appuyé contre un mur de la cuisine. (Le père de Hickock, qui refusait de croire que son « gars » ait pu participer à un « crime aussi horrible », soutint que le fusil n’était pas sorti de la maison depuis la première semaine de novembre, et que ça ne pouvait donc pas être l’arme du crime.) Quant aux cartouches vides, à la corde et au sparadrap, on les retrouva avec l’aide de Virgil Pietz, un employé de la voirie du comté, qui, travaillant avec un niveleur dans le périmètre indiqué par Perry Smith, racla le sol pouce par pouce jusqu’à ce que les articles enterrés fussent découverts. Ainsi, les derniers éléments de l’enquête étaient réunis ; le K.B.I. avait maintenant rassemblé un dossier inébranlable car des analyses avaient établi que les cartouches avaient été tirées par le fusil de Hickock, et que les restes de corde et de sparadrap étaient identiques à ce qui avait été employé pour lier les victimes et les réduire au silence.

Lundi 11 janvier. J’ai un avocat. Mr. Fleming. Vieillard à cravate rouge.

Informée par les accusés qu’ils ne disposaient pas des fonds pour louer les services d’un homme de loi, la cour, en la personne du juge Roland H. Tate, leur assigna d’office comme défenseurs deux avocats de la ville, Mr. Arthur Fleming et Mr. Harrison Smith. Âgé de soixante et onze ans, ancien maire de Garden City, Fleming, petit homme qui relève une apparence assez ordinaire par des cravates plutôt voyantes, rejeta cette nomination. « Je n’ai aucun désir de remplir cette fonction, dit-il au juge. Mais si la cour estime qu’il convient de me désigner, alors bien sûr je n’ai pas le choix. » L’avocat de Hickock, Harrison Smith, âgé de quarante-cinq ans, mesurant un mètre quatre-vingts, grand joueur de golf et membre des Elk d’un rang élevé, accepta la tâche avec une bonne volonté résignée : « Il faut bien que quelqu’un le fasse. Et je ferai de mon mieux. Quoique je doute que ça me rende très populaire dans le pays. »

Vendredi 15 janvier. Mrs Meier avait branché son poste dans la cuisine et j’ai entendu un homme dire que l’attorney du comté va demander la peine capitale. « Les riches ne sont jamais pendus. Seulement ceux qui sont pauvres et sans amis. »

En annonçant la chose, l’attorney du comté, Duane West, un ambitieux et corpulent jeune homme de vingt-huit ans, à qui on en donnerait quarante et quelquefois cinquante, dit aux journalistes : « Si l’affaire vient devant un jury, je vais demander au jury de les condamner à la peine capitale après les avoir déclarés coupables. Si les accusés renoncent à leur droit à un procès avec jury et plaident coupables devant le juge, je vais demander au juge d’appliquer la peine de mort. Je savais que j’allais être amené à décider de cette question, et je n’ai pas pris ma décision à la légère. Je crois qu’en raison de la violence du crime et du manque absolu de pitié apparemment manifesté pour les victimes, la seule façon d’assurer une protection absolue de la population est de faire appliquer la peine de mort aux accusés. Cela d’autant plus qu’au Kansas il n’existe pas d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération sur parole. Les gens condamnés à la prison à perpétuité font effectivement, en moyenne, moins de quinze ans. »

Mercredi 20 janvier. On m’a demandé de me soumettre au détecteur de mensonges en ce qui concerne cette affaire Walker.

Une affaire comme les meurtres Clutter, un crime de cette ampleur, éveille l’intérêt de la police à travers tout le pays, particulièrement de ces enquêteurs qui ont sur les bras des crimes semblables mais non élucidés, car il est toujours possible que l’élucidation d’un mystère entraîne celle d’un autre. Parmi les nombreux officiers de police intrigués par les événements de Garden City se trouvait le shérif du comté de Sarasota. Florde, dont dépend Osprey, port de pêche situé non loin de Tampa, qui fut la scène, guère plus d’un mois après la tragédie Clutter, d’un quadruple assassinat perpétré dans un ranch isolé et dont Smith avait pris connaissance en lisant un journal de Miami le jour de Noël. Encore une fois, les victimes étaient les quatre membres d’une famille : un jeune couple. Mr. et Mrs. Clifford Walker, et leurs deux enfants, un garçon et une fille ; ils avaient tous été abattus d’un coup de fusil dans la tête. Comme les auteurs des meurtres Clutter avaient passé la nuit du 19 décembre, date du crime, dans un hôtel de Tallahassee, on comprend que le shérif d’Osprey, qui n’avait aucune autre piste, était anxieux de voir interroger les deux hommes et de leur faire subir un examen au détecteur de mensonges. Hickock consentit à se soumettre à l’examen et Smith fit de même ; il déclara aux autorités du Kansas : « À l’époque j’ai fait la remarque, j’ai dit à Dick que je parierais que celui qui a fait ça devait être un type qui avait lu ce qui était arrivé ici, au Kansas. Un cinglé. » Les résultats de l’examen, à la consternation du shérif d’Osprey aussi bien que d’Alvin Dewey qui ne croit pas aux coïncidences extraordinaires, furent nettement négatifs. Le meurtrier de la famille Walker demeure inconnu.

Dimanche 31 janvier. Le père de Dick lui a rendu visite. J’ai dit bonjour quand je l’ai vu passer devant (la porte de la cellule) mais il a continué son chemin. Peut-être qu’il ne m’a pas entendu. J’ai appris de Mrs M. (Meier) que Mrs. H. (Hickock) n’est pas venue parce qu’elle se sentait trop mal pour le faire. Putain ! ce qu’il neige. La nuit dernière j’ai rêvé que j’étais en Alaska avec papa – me suis éveillé dans une mare d’urine froide !

Mr. Hickock passa trois heures avec son fils. Ensuite, il marcha dans la neige jusqu’à la gare de Garden City, vieillard usé par le travail, voûté et amaigri par le cancer qui allait le tuer dans quelques mois. À la gare, tout en attendant le train qui le ramènerait chez lui, il parla à un reporter : « J’ai vu Dick, hum, hum ; on a causé longuement. Et je puis vous certifier que c’est pas comme le disent les gens. Ou les journaux. Ces garçons sont pas entrés dans cette maison avec l’intention de commettre des actes de violence. Pas mon gars en tout cas. Il a peut-être ses mauvais côtés, mais il aurait jamais été capable de faire une chose comme ça. C’est Smitty qui a fait le coup. Dick m’a raconté qu’il le savait même pas quand Smitty a attaqué cet homme [Mr. Clutter], quand il lui a tranché la gorge. Dick était même pas dans la même pièce. Il est arrivé en courant seulement quand il les a entendus lutter. Dick avait son fusil, et il m’a décrit comment ça s’est passé : “Smitty a pris mon fusil et il a fait sauter la tête de cet homme.” Et il a dit : “Papa, j’aurais dû lui arracher mon fusil et le tuer. Le tuer avant qu’il tue le reste de cette famille. Si je l’avais fait, j’en serais pas où je suis maintenant.” Je pense qu’il a raison moi aussi. À voir les choses comme elles sont, la façon dont les gens sont montés contre eux, il a pas la moindre chance. Ils vont les pendre tous les deux. Et, ajouta-t-il, la fatigue et la défaite rendant son regard vitreux, il peut rien arriver de pire à un homme que de savoir que son fils va être pendu. »

Ni le père de Perry Smith ni sa sœur ne lui écrivirent ni ne vinrent le voir. On supposait que Tex John Smith était quelque part en Alaska en train de chercher de l’or, bien que la police eût été incapable de le trouver en dépit de nombreux efforts. La sœur avait dit aux enquêteurs qu’elle avait peur de son frère et leur demanda de ne pas lui révéler son adresse actuelle. (Lorsqu’il apprit cela, Smith sourit faiblement et dit : « J’aurais bien aimé qu’elle soit dans cette maison cette nuit-là. Quelle scène charmante ! »)

À l’exception de l’écureuil, à l’exception des Meier et d’une consultation occasionnelle avec son avocat, Mr. Fleming, Perry était très seul. Dick lui manquait. Beaucoup pensé à Dick, écrivit-il un jour dans son journal de fortune. On ne leur avait pas permis de communiquer entre eux depuis leur arrestation, et c’était là, à part la liberté, la chose qu’il désirait le plus – parler à Dick, être avec lui à nouveau. Dick n’était pas le « dur » que Perry avait cru : « Le type qui avait les pieds sur la terre », « viril », « vraiment capable de toutes les audaces » ; il avait prouvé qu’il était « passablement faible et superficiel », « un lâche ». Néanmoins, de tous les êtres au monde, c’était la personne dont il était le plus près en ce moment, car ils étaient de la même espèce au moins ; des frères de la race de Caïn ; séparé de lui, Perry se sentait « complètement seul. Comme quelqu’un qui a la gale. Un type à qui seul un timbré voudrait avoir affaire ».

Mais alors, un matin de la mi-février, Perry reçut une lettre. Elle avait été postée à Reading, Mass., et elle était ainsi rédigée :

Cher Perry, j’ai été désolé d’apprendre tes ennuis actuels et j’ai décidé d’écrire pour te faire savoir que je me souviens de toi et que j’aimerais t’être utile dans la mesure du possible. Au cas où tu ne te souviendrais pas de mon nom, Don Cullivan, j’ai inclus une photo prise à peu près à l’époque où on s’est rencontrés. La première fois que j’ai entendu parler de toi dans les journaux, j’ai été étonné et puis je me suis mis à penser au temps où on se connaissait. Même si on n’a jamais été des amis très intimes, je puis me souvenir de toi beaucoup plus nettement que de la plupart des autres types que j’ai rencontrés dans l’Armée. Ça devait être vers l’automne 1951 quand tu as été affecté à la 761e compagnie du génie d’équipement léger à Fort Lewis, Washington. Tu étais petit (je ne suis pas beaucoup plus grand), costaud, tu avais le teint foncé, une tignasse noire et presque toujours le sourire aux lèvres. Comme tu avais vécu en Alaska, plusieurs types t’appelaient « l’Esquimau ». Un des premiers souvenirs que j’ai gardés de toi remonte à une inspection de la compagnie au cours de laquelle tous les coffres devaient être ouverts. D’après mes souvenirs tous les coffres étaient en ordre, même le tien, sauf que l’intérieur du couvercle de ton coffre était tapissé de photos de pin-up. On était tous certains que tu allais avoir des ennuis. Mais l’officier a fait son inspection à toute allure ; quand tout a été fini et qu’il n’a rien dit, je pense qu’on t’a tous pris pour un type culotté. Je me souviens que tu étais assez bon joueur de billard et je te revois très nettement à la table de billard de la salle de jeu de la compagnie. Tu étais un des meilleurs chauffeurs de camions de notre unité. Tu te souviens des manœuvres qu’on a faites dans l’Armée ? Au cours d’un voyage qui avait eu lieu en hiver, je me souviens que chacun de nous était affecté à un camion pour la durée des manœuvres. Dans notre unité, les camions de l’Armée n’étaient pas chauffés et il faisait assez froid dans ces cabines. Je me souviens que tu avais découpé un trou dans le plancher de ton camion pour laisser la chaleur du moteur entrer dans la cabine. Si je me souviens si bien de ça c’est à cause de l’impression que ça m’avait fait, parce que la « détérioration » du matériel de l’Armée était un crime pour lequel on pouvait être très sévèrement punis. Bien sûr j’étais passablement nouveau dans l’Armée et probablement que j’avais peur de faire une petite entorse au règlement, mais je me souviens que tu t’en moquais (en te tenant au chaud) tandis que je m’en faisais (tout en crevant de froid). Je me rappelle que tu avais acheté une motocyclette, et je me souviens vaguement que t’as eu des pépins avec – poursuivi par les flics ? – -accident ? Peu importe, c’était la première fois que je me rendais compte de ton côté violent. Il est possible que quelques-uns de mes souvenirs soient erronés ; il y a huit ans de ça, et je ne t’ai connu que durant une période d’environ huit mois. Si j’ai bonne mémoire, cependant, je m’entendais bien avec toi et tu me plaisais vraiment. Tu semblais toujours de bonne humeur et t’avais un drôle de toupet ; tu faisais bien ton boulot à l’Armée, et je me souviens pas que tu te sois tellement bagarré. Bien sûr, tu étais apparemment assez violent, mais ça ne m’a jamais particulièrement frappé. Mais à présent, t’as de sérieux ennuis. J’essaie de t’imaginer tel que tu es maintenant. Les choses auxquelles tu penses. La première fois que j’ai entendu parler de toi dans les journaux, j’étais stupéfait. Vraiment. Mais ensuite j’ai mis le journal de côté et je me suis tourné vers autre chose. Puis je me suis remis à penser à toi. Ça ne me satisfaisait pas d’oublier tout simplement. Je suis assez religieux ou j’essaie du moins de l’être (catholique). Je ne l’ai pas toujours été. Je me laissais aller sans trop penser à la seule chose importante qu’il y ait. Je n’avais jamais pensé à la mort ou à la possibilité d’une vie future. J’étais trop agité : voitures, Universités, filles, etc. Mais mon jeune frère est mort de leucémie à dix-sept ans. Il savait qu’il allait mourir et, par la suite, je me suis demandé à quoi il pensait. Et maintenant je pense à toi, et je me demande à quoi tu penses. Je ne savais pas quoi dire à mon frère dans les dernières semaines avant sa mort. Mais je sais ce que je lui dirais maintenant. Et c’est pourquoi je t’écris : parce que Dieu t’a créé tout comme moi et il t’aime tout autant qu’il m’aime, et pour ce qu’on sait de la volonté de Dieu, ce qui t’est arrivé aurait pu m’arriver. Ton ami, Don Cullivan.

Le nom ne lui revenait pas, mais Perry reconnut tout de suite le visage sur la photo : un jeune soldat aux cheveux coupés en brosse et aux yeux ronds et très graves. Il lut la lettre plusieurs fois ; bien qu’il trouvât les allusions religieuses peu convaincantes (« J’ai essayé de croire, mais je ne crois pas, j’en suis incapable, et il est inutile de faire semblant »), elle l’enthousiasma. Voici quelqu’un qui offrait son aide, un homme raisonnable et respectable qui l’avait connu autrefois et à qui il avait été sympathique, un homme qui se disait son ami. Avec reconnaissance et en toute hâte, il commença à répondre : « Cher Don, nom de Dieu, bien sûr que je me souviens de Don Cullivan… »

*

La cellule de Hickock n’avait pas de fenêtre ; il faisait face à un large corridor et à d’autres cellules. Mais il n’était pas isolé, il y avait des gens à qui parler, un perpétuel roulement d’ivrognes, de faussaires, de types qui battaient leurs femmes et de vagabonds mexicains ; avec son argot enjoué de « bagnard », ses anecdotes sexuelles et ses histoires osées, Dick avait du succès auprès des autres prisonniers (bien qu’il y en eût un qui ne voulait absolument pas entendre parler de lui – un vieillard qui lui lançait d’une voix sifflante : « Assassin ! Assassin ! » et qui l’arrosa un jour avec un seau plein d’eaux sales).

Extérieurement, Hickock donnait à tout le monde l’impression d’être un jeune homme extrêmement paisible. En dehors de ses heures de vie sociale ou de sommeil, il restait étendu sur son lit à fumer ou à mâcher du chewing-gum et à lire des magazines sportifs ou des romans policiers bon marché. Il lui arrivait souvent de demeurer étendu et de siffler de vieux succès (You Must Have Been a Beautifül Baby, Shuffle off to Buffalo), tout en regardant fixement une ampoule nue qui demeurait allumée nuit et jour au plafond de la cellule. Il détestait la surveillance monotone de l’ampoule ; elle gênait son sommeil et, plus précisément, mettait en danger la réussite d’un projet personnel : s’échapper de prison. Car le prisonnier n’était pas aussi insouciant qu’il en avait l’air, ou aussi résigné ; il avait l’intention d’utiliser tous les moyens possibles pour éviter de « se balancer au bout d’une corde ». Convaincu qu’une telle cérémonie serait l’issue de tout procès – certainement de tout procès qui aurait lieu dans l’État du Kansas – il avait décidé de « faire la belle. M’emparer d’une voiture et soulever un nuage de poussière ». Mais il lui fallait avant tout une arme ; et au cours des semaines il s’en était fabriqué une : un « surin », instrument qui ressemblait beaucoup à un poinçon à glace, quelque chose qui se glisserait avec une précision mortelle entre les omoplates du shérif adjoint Meier. Les éléments qui composaient l’arme, un morceau de bois et un bout de fil de fer, provenaient d’une brosse qu’il avait subtilisée, démontée et cachée sous son matelas. Tard la nuit, quand on n’entendait rien d’autre que des ronflements, des quintes de toux et le sifflement lugubre des trains du Santa Fe qui traversaient en trombe la ville plongée dans les ténèbres, il aiguisait le fil contre le plancher de ciment de la cellule. Et tout en travaillant, il échafaudait des plans.

Un jour, le premier hiver après avoir terminé ses études secondaires, Hickock avait traversé le Kansas et le Colorado en autostop : « C’était à l’époque où je cherchais un boulot. Eh bien, je roulais en camion, et le chauffeur et moi on s’est disputés, sans raison précise, mais il m’a foutu une raclée. Il m’a poussé en bas du camion. Il m’a simplement plaqué là. Tout en haut des Rocheuses. Il tombait de la neige fondue, et j’ai marché pendant des miles, avec le nez qui me saignait comme un porc qu’on égorge. Puis je suis arrivé près d’une série de cabanes sur une pente boisée. Des pavillons d’été, tous verrouillés et abandonnés à ce moment de l’année. Et je me suis introduit dans l’un d’eux. Il y avait du bois de chauffage et des conserves, même un peu de whisky. J’suis resté là plus d’une semaine, et ça a été un des meilleurs moments de ma vie. Malgré que le nez me faisait si mal et que j’avais les yeux vert et jaune. Et quand la neige s’est arrêtée, le soleil est apparu. Jamais vu un ciel semblable. Comme le Mexique. Si le Mexique était pas un pays tempéré. J’ai fouillé les autres pavillons et j’ai trouvé des jambons fumés, un poste de radio et une carabine. C’était merveilleux. Je passais mes journées dehors avec le fusil. Le soleil dans le visage. Nom de Dieu, ce que je me sentais bien. Comme Tarzan. Et tous les soirs je mangeais des haricots en sauce et du jambon frit ; je m’enroulais dans une couverture près du feu, et je m’endormais en écoutant la musique du poste de radio. Personne n’est venu près de cet endroit. Je parie que j’aurais pu rester jusqu’au printemps. » Si l’évasion réussissait, c’était le parti qu’il s’était décidé à prendre, se diriger vers les montagnes du Colorado et y trouver une cabane où il pourrait se cacher jusqu’au printemps (seul, bien sûr ; l’avenir de Perry ne le regardait pas). La perspective d’un intermède aussi idyllique accentuait la façon furtive et inspirée dont il aiguisait son fil de fer, lui donnant, à force de le limer, la finesse et la souplesse d’un stylet.

*

Jeudi 10 mars. Le shérif a fait une fouille. Inspecté toutes les cellules à fond et trouvé un poinçon à glace sous le matelas de D. Je me demande ce qu’il avait derrière la tête (sourire).

À vrai dire Perry ne considérait pas que la chose prêtât à sourire, car Dick, brandissant une arme dangereuse, aurait pu jouer un rôle décisif dans des projets qu’il formait lui-même. Au fil des semaines, il s’était familiarisé avec la vie de Courthouse Square, ses habitués et leurs habitudes. Les chats par exemple : les deux matous gris et maigres qui apparaissaient toujours au crépuscule et qui rôdaient autour du square, s’arrêtant pour examiner les voitures garées tout autour, conduite qui l’intrigua jusqu’à ce que Mrs. Meier lui eût expliqué que les chats cherchaient des oiseaux morts pris dans les calandres des véhicules. Par la suite, il lui fut pénible de surveiller leurs manœuvres : « Parce que j’ai fait ce qu’ils font presque toute ma vie. L’équivalent. »

Et il y avait une personne qui retenait particulièrement l’attention de Perry : un homme solide, de belle prestance, et dont les cheveux formaient une calotte d’un gris argent ; son visage plein, à la mâchoire volontaire, avait un peu l’air bourru au repos ; les coins de sa bouche retombaient et il gardait les yeux baissés comme dans une rêverie pleine de tristesse – image d’une impitoyable sévérité. Et pourtant, c’était une impression au moins partiellement inexacte, car de temps à autre le prisonnier l’apercevait qui s’arrêtait pour parler à d’autres hommes, blaguer avec eux et rire ; et alors il semblait insouciant, jovial, généreux : « Le genre de personne qui pourrait voir l’aspect humain » – attribut important car l’homme était Roland H. Tate, juge de la 32e circonscription judiciaire, le magistrat qui allait présider au procès de l’État du Kansas contre Smith et Hickock. Tate, comme Perry l’apprit bientôt, était un vieux nom qui inspirait le respect dans l’ouest du Kansas. Le juge était riche, il élevait des chevaux, il possédait beaucoup de terres et l’on disait que sa femme était très belle. Il était père de deux fils, mais le plus jeune était mort ; cette tragédie avait grandement affecté les parents et les avait poussés à adopter un petit garçon, un enfant abandonné et sans foyer qui avait échoué devant le tribunal. « Il m’a l’air d’avoir bon cœur, dit un jour Perry à Mrs. Meier. Peut-être qu’il va nous donner une chance. »

Mais ce n’était pas ce que Perry croyait réellement ; il croyait ce qu’il avait écrit à Don Cullivan avec qui il correspondait régulièrement maintenant : son crime était « impardonnable », et il s’attendait pleinement à « gravir ces treize marches ». Cependant, il n’était pas complètement sans espoir, car il avait fait des projets d’évasion, lui aussi. Tout dépendait de deux jeunes gens qu’il avait souvent observés en train de l’observer. L’un était roux, l’autre brun. Parfois, debout dans le square, sous l’arbre qui touchait à la fenêtre de sa cellule, ils lui souriaient et lui faisaient des signes de la main – c’est du moins ce qu’il imaginait. Ils n’échangeaient jamais un mot, et après une minute peut-être, ils s’éloignaient toujours en flânant. Mais le prisonnier s’était convaincu que les jeunes gens, peut-être poussés par un désir d’aventure, avaient l’intention de l’aider à s’évader. En conséquence, il dessina une carte du square, indiquant les points où une « voiture » pouvait être garée de la manière la plus avantageuse. Sous la carte, il écrivit : J’ai besoin d’une lame de scie à métaux de 5. Rien d’autre. Mais vous rendez-vous compte des conséquences si vous vous faites prendre (dans l’affirmative, faites un signe de la tête) ? Ça pourrait vouloir dire de longues années de prison. Ou vous pourriez vous faire tuer. Tout ça pour quelqu’un que vous ne connaissez pas, VOUS FERIEZ MIEUX D’Y PENSER DEUX FOIS ! Sérieusement ! En plus, comment savoir si je puis vous faire confiance ? Qu’est-ce qui me dit que c’est pas une ruse pour me faire sortir d’ici et m’abattre ? Et Hickock ? Il doit être inclus dans tous les préparatifs.

Perry garda ce document sur son bureau, enroulé et prêt à être jeté par la fenêtre la prochaine fois que les jeunes gens se montreraient. Mais ils ne revinrent jamais ; il ne les revit jamais. En fin de compte, il se demanda s’il ne les avait pas inventés par hasard (l’idée qu’il « puisse être anormal, peut-être fou », l’avait toujours inquiété, « même quand j’étais petit, et que mes sœurs riaient parce que j’aimais le clair de lune. Me cacher dans les ténèbres et observer la lune »). Fantômes ou non, il avait cessé de penser aux jeunes gens. Un autre moyen d’évasion, le suicide, les avait remplacés dans ses rêveries ; et en dépit des précautions du geôlier (absence de miroir, de ceinture, de cravate ou de lacets de chaussures), il avait trouvé la façon de réaliser son projet. Le plafond de sa cellule était également équipé d’une ampoule qui brûlait éternellement ; mais, à l’encontre de Hickock, il avait un balai dans sa cellule et en appuyant sur l’ampoule avec le balai il pouvait la dévisser. Une nuit il rêva qu’il avait dévissé l’ampoule, qu’il l’avait brisée, et qu’il s’était entaillé les poignets et les chevilles avec les éclats de verre. « J’ai senti que le souffle et la lumière m’abandonnaient complètement, dit-il dans une description ultérieure de ses sensations. Les murs de la prison se sont écartés, le ciel s’est écroulé, j’ai vu le gros oiseau jaune. »

Tout au long de sa vie – enfant pauvre et maltraité, adolescent sans attaches, homme emprisonné – l’immense oiseau jaune à tête de perroquet avait plané dans les rêves de Perry, ange vengeur qui attaquait à grands coups de bec et de griffe ses ennemis ou, comme maintenant, le secourait dans des moments de danger mortel : « Il m’a soulevé, j’étais aussi léger qu’une souris, on a pris de l’altitude, je pouvais voir le square en bas, des hommes qui couraient et criaient, le shérif qui nous tirait dessus, tout le monde qui était en rogne parce que j’étais libre, je volais, j’étais mieux que n’importe qui d’entre eux. »

*

Le procès devait commencer le 22 mars 1960. Au cours des semaines qui précédèrent cette date, les avocats de la défense consultèrent fréquemment les accusés. On discuta de l’opportunité de demander un renvoi de l’affaire devant une autre cour, mais comme le fit remarquer Mr. Fleming à son client : « Peu importe dans quel coin du Kansas le procès a lieu. L’opinion est la même dans tout l’État. On aura probablement plus de chances à Garden City. Les gens ont de la religion. Vingt-deux églises pour une population de onze mille habitants. Et la plupart des pasteurs sont contre la peine capitale ; ils disent que c’est immoral, indigne d’un chrétien ; le Révérend Cowan lui-même, pasteur des Clutter et ami intime de la famille, a prêché contre la peine de mort dans ce cas précis. Souvenez-vous, tout ce qu’on peut espérer c’est de sauver vos vies. Je pense que nos chances sont aussi bonnes ici qu’ailleurs. »

Peu après la mise en accusation de Smith et Hickock, leurs avocats vinrent trouver le juge Tate pour présenter une requête visant à obtenir un examen psychiatrique complet des accusés. Plus précisément, on demanda au tribunal de permettre que l’on confie les prisonniers à l’hôpital de l’État, à Larned, Kansas, maison de santé offrant les meilleures conditions de sécurité, afin de s’assurer qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre « fous, imbéciles ou idiots, incapables de comprendre leur situation et d’aider leurs défenseurs ».

Lamed se trouve à cent miles à l’est de Garden City ; Harrison Smith, l’avocat de Hickock, informa le tribunal qu’il s’y était rendu la veille et qu’il avait consulté plusieurs membres du personnel de l’hôpital : « Nous n’avons pas de psychiatre compétent dans notre ville. En fait, Larned est le seul endroit dans un rayon de deux cent vingt-cinq miles où l’on puisse trouver de tels hommes : des médecins entraînés à faire des expertises psychiatriques approfondies. Ça prend du temps. De quatre à huit semaines. Mais les membres du personnel avec qui j’ai discuté du problème ont dit qu’ils consentaient à se mettre au travail tout de suite ; et naturellement, comme c’est un établissement de l’État, ça ne coûtera pas un sou au comté.

Ce projet fut combattu par le procureur spécial adjoint, Logan Green, qui, assuré que « la folie momentanée » serait la ligne de défense que ses antagonistes adopteraient lors du procès à venir, craignait que l’issue finale de la proposition ne soit, comme il le prédisait en conversation privée, la comparution « d’un tas de psychiatres » sympathisant avec les accusés : « Ces types-là ont toujours une larme pour les tueurs. Jamais une pensée pour les victimes. » Petit, combatif, originaire du Kentucky, Green commença par attirer l’attention du tribunal sur le fait que les lois du Kansas, en matière de santé mentale, s’en tiennent à la règle M’Nagthten, vieil article importé d’Angleterre soutenant que si l’accusé connaissait la nature de son acte et s’il savait qu’il commettait le mal, il est alors mentalement compétent et responsable de ses actes. En outre, ajouta Green, il n’y avait dans les lois du Kansas rien qui dise que les médecins choisis pour déterminer l’état mental d’un accusé dussent avoir un diplôme particulier : « Simplement des médecins ordinaires. Des praticiens de médecine générale. C’est tout ce qu’exige la loi. Dans ce comté, on fait procéder chaque année à des expertises mentales dans le but d’envoyer des gens à l’asile. On ne fait jamais venir quelqu’un de Larned ou d’établissements psychiatriques d’aucune sorte. Les médecins de notre propre ville s’occupent de la chose. C’est pas une si grande affaire que de déterminer si un homme est fou, idiot ou imbécile… C’est tout à fait inutile, c’est une perte de temps d’envoyer les accusés à Larned. »

Réfutant ces arguments, le conseiller juridique Smith suggéra que la situation présente était « beaucoup plus grave qu’une simple expertise de santé mentale dans une affaire en première instance. Deux vies sont en jeu. Peu importe leur crime, ces hommes ont droit à être examinés par des personnes compétentes et expérimentées. La psychiatrie, ajouta-t-il, intercédant auprès du juge d’une manière assez directe, a fait des bonds de géant au cours des vingt dernières années. Les tribunaux fédéraux commencent à emboîter le pas à cette science en ce qui concerne les personnes accusées de meurtre. Il me semble qu’on a une excellente occasion de faire face aux idées nouvelles dans ce domaine. »

C’était une occasion que le juge préféra rejeter, car, comme le fit un jour remarquer un de ses collègues : « Tate est ce qu’on pourrait appeler un juriste qui s’en tient au code, il ne fait jamais d’expériences, il s’en tient au texte » ; mais le même critique dit également de lui : « Si j’étais innocent, c’est le premier homme que je voudrais voir présider ; si j’étais coupable, le dernier. » Le juge Tate ne rejeta pas entièrement la requête ; il fit plutôt tout ce que demandait la loi en nommant une commission de trois médecins de Garden City et leur ordonnant de prononcer un verdict sur les facultés mentales des prisonniers. (En temps et lieu le trio médical rencontra les accusés et, après environ une heure de conversation, annonça qu’aucun des deux hommes ne souffrait de troubles mentaux. Lorsqu’il apprit leur diagnostic, Perry Smith dit : « Comment le sauraient-ils ? Ils voulaient simplement se distraire. Entendre tous les détails morbides des terribles lèvres du tueur lui-même. Oh ! leurs yeux étaient brillants. » L’avocat de Hickock était également furieux ; il se rendit une fois de plus à l’hôpital de l’État à Larned, où il fit appel aux services gratuits d’un psychiatre qui consentait à se rendre à Garden City et à interroger les accusés. L’homme qui se porta volontaire, le Dr. W. Mitchell Jones, était d’une compétence exceptionnelle ; n’ayant pas encore atteint la trentaine, c’était un spécialiste très versé en psychologie et en aliénation criminelle ; il avait travaillé et étudié en Europe et aux États-Unis ; il consentit à examiner Smith et Hickock et, si ses conclusions le justifiaient, à témoigner en leur faveur.)

Le matin du 14 mars, les avocats de la défense se présentèrent à nouveau devant le juge Tate, cette fois pour demander un renvoi du procès qui devait maintenant avoir lieu dans huit jours. Deux raisons furent données, la première étant qu’un « témoin des plus essentiels », le père de Hickock, était actuellement trop malade pour témoigner. La deuxième était plus subtile. Au cours de la semaine précédente, une affiche en grandes lettres avait commencé à apparaître dans les vitrines des boutiques de la ville, dans les banques, dans les restaurants et à la gare ; elle était ainsi conçue : VENTE AUX ENCHÈRES DE LA SUCCESSION H. W. CLUTTER – 21 mars 1960 – À LA FERME CLUTTER. « Maintenant, dit Harrisson Smith en s’adressant au magistrat, je me rends compte qu’il est presque impossible de prouver que ceci porte préjudice. Mais cette vente, une mise aux enchères de la succession de la victime, aura lieu dans une semaine à partir d’aujourd’hui, en d’autres termes, la veille même du procès. Je suis incapable d’affirmer si cela porte préjudice ou non aux accusés. Mais ces affiches associées à la publicité des journaux et de la radio seront un rappel constant pour chaque citoyen de cette ville, parmi lesquels cent cinquante ont été convoqués comme jurés éventuels. »

Cela laissa le juge Tate froid. Il rejeta la requête sans faire de commentaires.

*

Au début de l’année, le voisin japonais de Mr. Clutter, Hideo Ashida, avait vendu aux enchères ses instruments aratoires et était parti s’installer dans le Nebraska. La vente Ashida, qui était considérée comme un succès, n’avait pas attiré tout à fait une centaine de clients. Un peu plus de cinq mille personnes se rendirent à la vente Clutter. Les citoyens de Holcomb s’attendaient à une foule exceptionnelle : le cercle des Dames patronnesses de Holcomb avait transformé une des granges Clutter en un libre-service approvisionné de deux cents tartes faites à la maison, deux cent cinquante livres de viande hachée, et soixante livres de jambon en tranches ; mais personne n’était prêt pour la plus grande vente aux enchères dans l’histoire de l’ouest du Kansas. Des voitures venant de la moitié des comtés de l’État, de l’Oklahoma, du Colorado, du Texas et du Nebraska se dirigèrent vers Holcomb. Elles arrivèrent pare-chocs contre pare-chocs sur l’allée qui conduisait à River Valley Farm.

C’était la première fois que le public avait accès à la ferme Clutter depuis la découverte des meurtres, circonstance qui expliquait la présence d’un tiers peut-être de l’immense assemblée, ceux qui étaient venus par curiosité. Et bien sûr, la température facilita les choses pour l’assistance, car à la mi-mars la neige abondante de l’hiver avait fondu, et le sol entièrement dégelé était une mer de boue où l’on s’enfonçait jusqu’aux chevilles ; il n’y a pas grand-chose qu’un fermier puisse faire avant que la terre ne durcisse. « Le sol est tellement humide et dégoûtant, dit Mrs. Bill Ramsey, l’épouse d’un fermier. On peut pas travailler de toute façon. On s’est dit qu’on ferait aussi bien de venir à la vente. » C’était effectivement une belle journée de printemps, bien qu’on eût plein de boue sous les pieds ; le soleil qui avait été si longuement enveloppé par la neige et les nuages semblait un objet tout nouveau, et les arbres – le verger de poiriers et de pommiers de Mr. Clutter, les ormes qui ombrageaient l’allée – étaient légèrement voilés par une brume d’un vert virginal. La belle pelouse qui entourait la maison des Clutter était également d’un vert tout récent et celles qui empiétaient dessus, des femmes anxieuses de voir de plus près la maison inhabitée, se glissaient sur l’herbe et risquaient un coup d’œil à travers les fenêtres comme si elles espéraient et craignaient à la fois d’apercevoir, dans l’obscurité qui régnait derrière les agréables rideaux à fleurs, de sinistres apparitions.

Criant à tue-tête, le commissaire-priseur faisait valoir sa marchandise : tracteurs, camions, brouettes, barils de clous, marteaux, bois de char pente n’ayant jamais servi, seaux à lait, fers à marquer les chevaux, fers à cheval, tout ce qui était nécessaire sur un ranch, de la corde et des harnais au bain antiparasites pour les moutons et aux baquets en fer-blanc. C’était la perspective d’acheter ces effets à des prix exceptionnels qui avait attiré la plus grande partie de la foule. Mais les mains des enchérisseurs ne se levaient que timidement, mains rendues rugueuses par le travail et qui craignaient de se défaire d’un argent durement gagné ; néanmoins, tout fut vendu, il y avait même quelqu’un qui désirait acquérir un trousseau de clés rouillées, et un jeune cow-boy chaussé de bottes jaune pâle acheta le Coyote Wagon de Kenyon Clutter, le véhicule décrépit que le garçon assassiné employait pour harceler les coyotes, pour leur donner la chasse au clair de lune.

Les assistants du commissaire-priseur, les hommes qui plaçaient les articles de moindre dimension sur le podium et qui les enlevaient, étaient Paul Helm, Vic Irsik et Alfred Stoecklein, tous de vieux et toujours fidèles employés de feu Herbert W. Clutter. Prêter main-forte à la dispersion de ses possessions était leur ultime corvée, car c’était aujourd’hui le dernier jour qu’ils passaient à River Valley Farm ; la propriété avait été affermée à un cultivateur de l’Oklahoma, et dorénavant des étrangers allaient y vivre et y travailler. À mesure que la vente progressait et que le domaine terrestre de Mr. Clutter diminuait, disparaissait graduellement, Paul Helm, rappelant les funérailles de la famille assassinée, dit : « C’est comme un deuxième enterrement. »

La dernière chose à partir fut le contenu du parc à bestiaux, surtout des chevaux, y compris le cheval de Nancy, la grosse jument Babe qui n’était plus très jeune. C’était en fin d’après-midi, l’école était terminée, et de nombreux camarades de classe de Nancy se trouvaient parmi les spectateurs lorsque le cheval fut mis aux enchères ; Susan Kidwell était là. Sue, qui avait adopté un autre des animaux orphelins de Nancy, un chat, aurait bien voulu donner un foyer à Babe car elle aimait le vieux cheval et savait à quel point Nancy l’avait aimé. Les deux jeunes filles s’étaient souvent promenées ensemble sur le large dos de Babe ; elles traversaient au petit trot les champs de blé par les chaudes soirées d’été, descendaient jusqu’à la rivière et entraient dans l’eau ; la jument remontait le courant en pataugeant jusqu’à ce que, comme le raconta un jour Sue, « nous soyons toutes les trois fraîches comme des poissons ». Mais Sue n’avait pas d’endroit où garder un cheval.

« J’entends cinquante… soixante-cinq… soixante-dix… » ; les enchères traînaient, personne ne semblait réellement vouloir de Babe, et l’homme qui l’obtint, un fermier mennonite qui dit qu’il l’emploierait peut-être pour les labours, la paya soixante-quinze dollars. Comme il l’entraînait hors du parc à bestiaux, Sue Kidwell courut à sa rencontre ; elle leva la main comme pour faire un signe d’adieu, mais elle se contenta de la presser contre sa bouche.

*

La veille du début du procès, le Garden City Telegram publia l’éditorial suivant : « Certains peuvent croire que les yeux de la nation tout entière sont fixés sur Garden City au cours de ce sensationnel procès en Cour d’assises. Mais il n’en est rien. À cent miles à l’ouest d’ici, dans le Colorado, peu de personnes sont même au courant de l’affaire, si ce n’est pour se souvenir simplement que des membres d’une famille en vue ont été assassinés. C’est un triste commentaire sur l’état du crime dans notre nation. Depuis que les quatre membres de la famille Clutter ont été tués l’automne dernier, de nombreux autres meurtres multiples semblables ont eu lieu dans diverses parties du pays. Rien qu’au cours des derniers jours précédant ce procès, au moins trois cas de meurtres multiples ont été révélés par la presse. Il en résulte que ce crime et ce procès ne sont qu’un cas parmi tant d’autres dont les gens ont entendu parler et qu’ils ont oubliés… »

Même si les yeux de la nation n’étaient pas fixés sur eux, les principaux participants de l’événement, du greffier au juge lui-même, se comportaient bel et bien comme s’il en était ainsi le matin de la première séance du tribunal. Les quatre avocats portaient des costumes neufs ; les chaussures neuves de l’attorney du comté aux grands pieds craquaient et grinçaient à chaque pas. Hickock aussi était habillé proprement ; il portait des vêtements fournis par ses parents : un pantalon soigné de serge bleue, une chemise blanche, une fine cravate bleu sombre. Seul Perry Smith, qui ne possédait ni veste ni cravate, ne semblait pas être à sa place. Vêtu d’une chemise à col ouvert (empruntée à Mr. Meier) et de blue-jeans roulés, il avait l’air aussi solitaire et déplacé qu’une mouette dans un champ de blé.

La salle d’audience, pièce sans prétentions située au troisième étage du palais de justice du comté de Finney, a des murs d’un blanc mat et un ameublement de bois vernis foncé. Environ cent soixante personnes peuvent prendre place sur les bancs du public. Le mardi matin 22 mars, les bancs étaient occupés exclusivement par les résidents de sexe masculin du comté de Finney parmi lesquels on allait choisir les membres du jury. Rares étaient les citoyens convoqués qui semblaient anxieux d’en faire partie (un juré éventuel dit, en conversant avec un autre : « Ils peuvent pas me prendre. J’entends pas assez bien. » Ce à quoi son ami, après un instant de réflexion rusée, répondit : « À bien y penser, j’entends pas trop bien moi non plus »), et on pensait généralement que la sélection des jurés prendrait plusieurs jours. En fait, on en termina en quatre heures ; d’ailleurs, le jury, comprenant deux membres suppléants, fut extrait des quarante-quatre premiers candidats. La défense en récusa sept par droit péremptoire, et trois furent récusés à la requête de l’accusation ; vingt autres obtinrent d’être renvoyés parce qu’ils étaient opposés à la peine capitale ou parce qu’ils admirent avoir une opinion bien arrêtée quant à la culpabilité des accusés.

Les quatorze hommes qui furent choisis en fin de compte comprenaient une demi-douzaine de fermiers, un pharmacien, le gérant d’une pépinière, un employé de l’aéroport, un foreur de puits, deux vendeurs, un mécanicien et le gérant de Ray’s Bowling Alley. C’étaient tous des hommes mariés (plusieurs avaient cinq enfants et plus) et ils étaient sérieusement affiliés à l’une ou l’autre des Églises locales. Au cours de l’examen des jurés, quatre d’entre eux dirent à la Cour qu’ils avaient connu Mr. Clutter personnellement quoique superficiellement ; mais, après un interrogatoire plus approfondi, chacun d’eux reconnut qu’il ne pensait pas que cette circonstance l’empêcherait d’arriver à un verdict impartial. Lorsqu’on lui demanda ce qu’il pensait de la peine capitale, l’employé de l’aéroport, un homme entre deux âges du nom de N.L. Dunnan, dit : « Ordinairement je suis contre. Mais dans le cas présent, non », déclaration qui sembla nettement empreinte de parti pris à certains qui l’entendirent. Dunnan fut néanmoins accepté comme juré.

Les accusés suivirent d’une manière distraite la sélection des jurés. La veille, le Dr. Jones, le psychiatre qui s’était porté volontaire pour les examiner, les avait interrogés séparément pendant deux heures environ ; à la fin des interrogatoires, il avait suggéré aux deux accusés de rédiger à son intention une déclaration autobiographique, et ce fut ce dont ils s’occupèrent durant les heures passées à réunir un jury. Assis à chaque bout de la table de leurs avocats, Hickock travailla avec une plume et Smith avec un crayon.

Smith écrivit :

« Je suis né Perry Edward Smith le 27 octobre 1928 à Huntington, comté d’Elko, Nevada, qui se trouve en pleine brousse pour ainsi dire. Je me souviens qu’en 1929, notre famille s’était aventurée jusqu’à Juneau, Alaska. Ma famille comprenait mon frère Tex Jr. (il a pris par la suite le nom de James à cause du ridicule du nom “Tex” et aussi je crois parce qu’il détestait mon père dans ses premières années – œuvre de ma mère). Ma sœur Fern (elle a également abandonné son nom… pour Joy). Ma sœur Barbara. Et moi-même… À Juneau mon père fabriquait de la gnôle de contrebande. Je crois que c’est durant cette période que ma mère a fait connaissance avec l’alcool. Maman et papa ont commencé à se disputer. Je me souviens que ma mère avait « reçu » quelques matelots pendant l’absence de mon père. Quand il est revenu à la maison une bagarre s’est engagée et mon père, après une lutte violente, a jeté les matelots à la porte et s’est mis à battre ma mère. J’avais affreusement peur, en fait nous les enfants on était tous terrifiés. On pleurait. J’avais peur parce que je croyais que mon père allait me faire mal, aussi parce qu’il battait ma mère. Je ne comprenais pas vraiment pourquoi il la battait, mais je sentais bien qu’elle devait avoir fait quelque chose de terriblement mal… Ensuite la première chose dont je puis me souvenir vaguement c’est quand on vivait à Fort Bragg, Californie. Mon frère avait reçu en présent un fusil à plombs. Il avait abattu un oiseau-mouche et après l’avoir abattu il l’a regretté. Je lui ai demandé de me laisser essayer le fusil à plombs. Il m’a écarté en disant que j’étais trop petit. Ça m’a rendu tellement furieux que je me suis mis à pleurer. Quand j’ai eu fini de pleurer, ma colère est devenue encore plus grande et au cours de la soirée, alors que le fusil à plombs était derrière la chaise où mon frère était assis, je l’ai attrapé et puis je l’ai placé contre son oreille et j’ai crié boum ! Mon père (ou ma mère) m’a battu et m’a forcé à m’excuser. Mon frère avait coutume de tirer sur un gros cheval blanc que montait un de nos voisins qui passait près de chez nous pour se rendre en ville. Le voisin nous a attrapés, mon frère et moi, cachés dans un taillis, et nous a conduits devant papa et on s’est fait donner une raclée et mon frère s’est fait enlever son fusil à plombs et j’étais content qu’il se soit fait enlever son fusil !… C’est à peu près tout ce que je me rappelle de l’époque où on vivait à Fort Bragg (oh ! nous, les enfants, on sautait d’un fenil sur une meule de foin au sol, en s’accrochant à un parapluie)… La chose suivante dont je me souviens se passait plusieurs années plus tard quand on vivait en Californie ? au Nevada ? Je me souviens d’un épisode très odieux entre ma mère et un nègre. Nous les enfants on dormait sous une véranda l’été. Un de nos lits était directement sous la chambre de mon père et de ma mère. Chacun de nous avait jeté un bon coup d’œil par le rideau entrouvert et vu ce qui se passait. Papa avait employé un nègre (Sam) pour faire divers travaux sur la ferme, ou sur le ranch, tandis qu’il travaillait quelque part sur la route. Il revenait à la maison tard le soir avec son camion. Je ne me souviens pas du déroulement des événements, mais j’imagine que papa savait ce qui se passait, ou s’en doutait. Ça s’est terminé par une séparation entre maman et papa et maman nous a emmenés à San Francisco. Elle a déguerpi avec le camion de papa et tous les nombreux souvenirs qu’il avait rapportés d’Alaska. Je crois que c’était en 1935 (?)… À San Francisco, j’avais continuellement des ennuis. J’avais commencé à sortir avec une bande de types qui étaient tous plus âgés que moi. Ma mère était toujours ivre, jamais dans un état convenable pour subvenir à nos besoins et prendre soin de nous comme il faut. J’étais aussi libre et aussi sauvage qu’un coyote. Il n’y avait ni règlement, ni discipline, ni personne pour m’enseigner ce qui était bien et ce qui était mal. J’allais et je venais à mon gré… jusqu’à mes premiers ennuis. J’ai été envoyé dans des maisons de correction de nombreuses fois pour vol et pour m’être enfui de chez moi. Je me souviens d’un endroit où j’ai été envoyé. J’avais les reins faibles et je mouillais mon lit toutes les nuits. C’était très humiliant pour moi, mais je ne pouvais pas me contrôler. J’étais très sévèrement battu par la surveillante qui m’injuriait et se moquait de moi devant tous les garçons. Elle s’amenait à toutes les heures de la nuit pour voir si j’avais mouillé mon lit. Elle rejetait les couvertures et me battait furieusement avec une grosse ceinture en cuir noir ; elle me tirait du lit par les cheveux et me traînait jusqu’à la salle de bains et me jetait dans la baignoire et faisait couler l’eau froide et me disait de me laver ainsi que mes draps. Chaque nuit était un cauchemar. Par la suite elle a trouvé que c’était très drôle de me mettre une sorte d’onguent sur la verge. C’était presque intolérable. Ça me brûlait terriblement. Ensuite elle a été renvoyée. Mais ça n’a jamais changé mon opinion sur elle ni sur ce que j’aurais aimé lui faire subir ainsi qu’à tous les gens qui se moquaient de moi. »

Puis, comme le Dr. Jones lui avait dit qu’il lui fallait avoir la déclaration ce même après-midi, Smith sauta jusqu’au début de son adolescence et aux années que lui et son père avaient passées ensemble, errant tous les deux aux quatre coins de l’Ouest et du Far West, prospectant, chassant, faisant divers travaux :

« J’aimais mon père mais il y avait des fois où cet amour et cette affection que je lui portais s’écoulaient de mon cœur comme une eau trouble. Chaque fois qu’il faisait pas un effort pour comprendre mes problèmes. Me donner un peu de considération, de responsabilités, et me laisser dire mon mot. Il a fallu que je me sépare de lui. À l’âge de seize ans je me suis engagé dans la Marine marchande. En 1948, je me suis engagé dans l’Armée : l’officier recruteur m’a donné une chance et il a gonflé mon test. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à me rendre compte de l’importance de l’instruction. Ça n’a fait qu’augmenter la haine et la rancœur que j’avais pour les autres. Je suis devenu bagarreur. J’ai jeté un policier japonais en bas d’un pont. Je suis passé devant le tribunal militaire pour avoir démoli un café japonais. Tribunal militaire à nouveau à Kyoto, Japon, pour avoir volé un taxi japonais. J’ai passé presque quatre années dans l’Armée. J’ai eu beaucoup de violentes crises de colère pendant que j’étais stationné en Corée et au Japon. J’ai passé quinze mois en Corée ; j’y ai fait mon temps et j’ai été rapatrié aux États-Unis, et j’ai obtenu des titres de reconnaissance particuliers comme premier vétéran de la guerre de Corée à remettre les pieds sur le territoire de l’Alaska. Beaucoup de publicité, ma photo dans les journaux, voyage payé par avion en Alaska, tout le tralala… J’ai terminé mon service militaire à Fort Lewis, Washington. »

L’écriture de Smith devenait presque indéchiffrable à mesure que sa plume se précipitait vers des événements plus récents : l’accident de motocyclette qui l’avait estropié, le cambriolage de Phillipsburg, Kansas, qui lui avait valu sa première sentence d’emprisonnement :

« … J’ai été condamné à une peine de cinq à dix ans pour vol qualifié, cambriolage et évasion. J’ai eu le sentiment qu’on avait été très injuste avec moi. Je me suis aigri pendant que j’étais en prison. À ma libération, j’étais supposé aller en Alaska avec mon père, je n’y suis pas allé : j’ai travaillé un certain temps dans le Nevada et dans l’Idaho, je suis allé à Las Vegas et j’ai continué jusqu’au Kansas où je suis tombé dans le pétrin où je suis maintenant. Pas le temps de continuer. »

Il signa son nom, et il ajouta un post-scriptum :

« J’aimerais vous parler à nouveau. Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas dites et qui peuvent vous intéresser. J’ai toujours ressenti une joie profonde à être avec des gens qui ont un but et qui s’y consacrent. C’est ce que j’ai ressenti en votre présence. »

Hickock n’écrivit pas avec autant de concentration que son compagnon. Il s’arrêta souvent pour écouter l’interrogatoire d’un juré éventuel, ou pour dévisager les gens autour de lui, particulièrement, et avec un déplaisir évident, le visage musclé de l’attorney du comté, Duane West, qui était de son âge, vingt-huit ans. Mais sa déclaration, d’une écriture stylisée qui faisait penser à une pluie oblique, fut terminée avant que le tribunal ne lève la séance jusqu’au lendemain :

« Je vais essayer de vous raconter sur moi-même tout ce que je peux, quoique la plus grande partie de mon enfance demeure vague dans mon esprit, jusqu’à mon dixième anniversaire environ. Mes années d’école se sont passées comme pour la plupart des garçons de mon âge. J’ai eu ma part de bagarres, de filles et des autres choses qui accompagnent la croissance d’un garçon. Ma vie familiale était normale elle aussi, mais comme je vous l’ai déjà dit, on ne m’a jamais permis de quitter ma cour et d’aller jouer avec d’autres camarades. Mon père a toujours été strict pour nous, les garçons [lui et son frère] sur ce plan-là. Aussi il fallait que je donne un sérieux coup de main à mon père à la maison… Je ne puis me souvenir que d’une dispute sérieuse entre mon père et ma mère. À propos de quoi, je ne sais pas… Mon père m’a acheté un vélo une fois, et je crois que j’étais le garçon le plus fier en ville. C’était un vélo de fille et il l’a changé pour un vélo de garçon. Il l’a repeint entièrement et on aurait dit qu’il était flambant neuf. Mais j’ai eu un tas de jouets quand j’étais petit, un tas par rapport à la situation financière de mes parents. On a toujours été ce qu’on pourrait appeler à moitié fauchés. Jamais complètement à sec, mais plusieurs fois vraiment au bord. Mon père a toujours travaillé dur et fait de son mieux pour subvenir à nos besoins. Ma mère a toujours travaillé dur elle aussi. Sa maison était toujours impeccable et on avait largement assez de vêtements propres. Je me souviens que mon père portait ces vieilles casquettes démodées à fond plat, et il me forçait à en porter moi aussi, et je ne les aimais pas… Au lycée je réussissais vraiment bien, j’étais au-dessus de la moyenne au cours des deux premières années. Mais ensuite j’ai commencé à me laisser aller un peu. J’avais une petite amie. C’était une chic fille, et je n’ai jamais essayé une seule fois de la toucher sauf pour l’embrasser. C’était une amourette vraiment pure… À l’école je participais à tous les sports, et j’ai été classé neuf fois premier. Basket-ball, football, course à pied et baseball. Ma dernière année a été la meilleure. Je n’ai jamais eu de petite amie en titre, je me contentais de draguer. C’est à ce moment-là que j’ai fait l’amour pour la première fois. Bien sûr, je racontais aux autres que j’avais eu un tas de filles… J’ai eu des offres de deux collèges pour jouer au baseball mais je ne suis jamais allé ni à l’un ni à l’autre. Après avoir reçu mon diplôme d’études secondaires, je suis allé travailler pour le Santa Fe Railroad, et j’y suis resté jusqu’à l’hiver suivant quand j’ai été licencié. Au printemps suivant j’ai trouvé un boulot avec la Roark Motor Company. Je travaillais là depuis quatre mois environ quand j’ai eu un accident d’automobile avec une voiture de la Compagnie. J’ai passé plusieurs jours à l’hôpital avec de sérieuses blessures à la tête. Pendant que j’étais dans cet état je ne pouvais pas me trouver un autre boulot ; alors, j’ai chômé la plus grande partie de l’hiver. Entre-temps j’avais rencontré une fille et j’en étais tombé amoureux. Son père était pasteur baptiste et ça lui déplaisait que je sorte avec elle. On s’est mariés en juillet. Son père s’est déchaîné jusqu’à ce qu’il apprenne qu’elle était enceinte. Mais malgré tout il ne m’a jamais souhaité de bonheur, et il a toujours été contre nous. Après notre mariage, je travaillais dans une station-service près de Kansas City. Je travaillais de 8 heures du soir à 8 heures du matin. Des fois ma femme restait avec moi toute la nuit : elle avait peur que je ne puisse pas demeurer éveillé, alors elle venait m’aider. Puis j’ai eu une offre de travail chez Perry Pontiac que j’ai acceptée avec joie. C’était très satisfaisant, même si je ne faisais pas un tas d’argent – 75 dollars par semaine. Je m’entendais bien avec les autres hommes, et j’étais bien vu de mon patron. J’y ai travaillé cinq ans… Pendant que je travaillais là, j’ai commencé à faire quelques-unes des choses les plus basses que j’aie jamais faites. »

Hickock révéla ici son penchant pour les petites filles, et après avoir décrit plusieurs exemples de ces expériences, il écrivit :

« Je sais que c’est mal. Mais à l’époque je ne cherchais pas à savoir si c’était bien ou mal. Même chose pour le vol. Ça semble être une impulsion. Voici une chose que je ne vous ai jamais dite à propos de l’affaire Clutter. Avant d’entrer dans cette maison je savais qu’il y aurait une fille. Je pense que la raison principale pour laquelle j’y suis allé n’était pas pour les voler mais pour violer la fille. Parce que j’y pensais beaucoup. C’est une raison pour laquelle je n’ai pas voulu faire marche arrière une fois qu’on avait commencé. Même quand j’ai su qu’il n’y avait pas de coffre-fort. J’ai fait quelques avances à la fille Clutter quand j’étais là. Mais Perry m’a pas donné la moindre chance. J’espère que ça demeurera entre vous et moi puisque je ne l’ai même pas dit à mon avocat. Il y avait d’autres choses que j’aurais dû vous dire, mais j’ai peur que mes parents les apprennent. Parce que j’en ai plus honte (ces choses que j’ai faites) que d’être pendu… J’ai eu des nausées. Je crois qu’elles étaient dues à l’accident de voiture que j’avais eu. Des évanouissements, et des fois je saignais du nez et de l’oreille gauche. Ça m’est arrivé chez des gens du nom de Crist – ils demeurent au sud de la ferme de mes parents. Il y a pas tellement longtemps, un morceau de verre m’est sorti de la tête peu à peu. Il est sorti par le coin de l’œil. Mon père m’a aidé à l’enlever… J’imagine que je devrais vous raconter les choses qui ont abouti à mon divorce, et ce qui m’a conduit en prison. Ça a commencé au début de 1957. Je vivais avec ma femme en appartement, à Kansas City. J’avais cessé de travailler pour la Compagnie d’automobiles, et je me suis ouvert un garage à mon propre compte. Je louais le garage à une femme qui avait une belle-fille qui s’appelait Margaret. J’ai rencontré cette fille un jour pendant que j’étais au travail, et on est allés prendre une tasse de café. Son mari faisait son service militaire dans les marines. Bref, j’ai commencé à sortir avec elle. Ma femme a demandé le divorce. J’ai commencé à penser que je n’avais jamais aimé ma femme. Parce que si je l’avais aimée, je n’aurais jamais fait toutes les choses que j’avais faites. Alors, je n’ai pas fait opposition au divorce. Je me suis mis à boire, et je suis demeuré ivre durant presque un mois. J’ai négligé mes affaires, je dépensais plus d’argent que je n’en gagnais, j’ai fait des chèques sans provisions et, à la fin, je suis devenu un voleur. Pour cette dernière chose j’ai été envoyé au pénitencier… Mon avocat a dit que je dois être franc avec vous car vous pouvez m’aider. Et j’ai besoin d’aide, comme vous le savez. »

*

Le lendemain, mercredi, était le vrai début du procès ; c’était aussi la première fois que le public était admis au tribunal, dont la salle, trop exiguë, ne put accueillir qu’une faible partie de ceux qui se présentèrent à la porte. Les meilleures places avaient été réservées pour vingt membres de la presse, et pour des personnages aussi particuliers que les parents de Hickock et Donald Cullivan (qui, à la requête de l’avocat de Perry Smith, était venu du Massachusetts pour servir de témoin à décharge à son ancien ami de régiment). Le bruit avait couru que les deux survivantes de la famille Clutter seraient présentes ; elles ne vinrent pas et n’assistèrent à aucune séance ultérieure. La famille était représentée par le frère cadet de Mr. Clutter, Arthur, qui avait fait cent miles en voiture pour être là. Il dit aux journalistes : « Je veux simplement les voir de près [Smith et Hickock]. Je veux simplement voir quel genre d’animaux ça peut bien être. Si je m’écoutais, je les mettrais en pièces. » Il prit place directement derrière les accusés et les fixa d’un regard d’une rare intensité, comme s’il avait l’intention de peindre leurs portraits de mémoire. Comme s’il obéissait à une suggestion hypnotique d’Arthur Clutter, Perry se retourna bientôt et le regarda ; il reconnut un visage très semblable au visage de l’homme qu’il avait tué : les mêmes yeux empreints de douceur, les lèvres minces, le menton volontaire. Perry, qui mâchait du chewing-gum, s’arrêta de mâcher ; il baissa les yeux, une minute s’écoula, puis ses mâchoires se remirent en mouvement. À l’exception de ce moment, Smith et Hickock affectèrent devant le tribunal une attitude qui était à la fois indifférente et désintéressée ; ils mâchaient du chewing-gum et frappèrent du pied avec une impatience languissante lorsque l’État fit comparaître son premier témoin.

Nancy Ewalt. Et après Nancy, Susan Kidwell. Les jeunes filles décrivirent ce qu’elles avaient vu en entrant chez les Clutter le dimanche 15 novembre : les pièces silencieuses, une bourse vide sur le plancher de la cuisine, des rayons de soleil dans une chambre à coucher, et leur camarade de classe, Nancy Clutter, baignant dans son propre sang. La défense renonça à l’interrogatoire contradictoire, politique qu’elle adopta avec les trois témoins suivants (le père de Nancy Ewalt, Clarence, le shérif Earl Robinson et le coroner du comté, le Dr. Robert Fenton), qui fournirent à tour de rôle des détails supplémentaires au récit des événements de cette matinée ensoleillée de novembre : la découverte, finalement, de chacune des quatre victimes, les comptes rendus de l’état dans lequel elles se trouvaient, et un diagnostic clinique de ses causes établi par le Dr. Fenton : « De graves blessures au cerveau et à des structures crâniennes vitales infligées par un fusil de chasse. »

Puis Richard G. Rohleder vint à la barre.

Rohleder est enquêteur principal du Service de la police de Garden City. La photographie est son violon d’Ingres, et il y excelle. Rohleder était l’auteur des photos qui, une fois développées, révélèrent les empreintes poussiéreuses de Hickock dans la cave des Clutter, empreintes que la caméra pouvait discerner, mais pas l’œil humain. Et c’était lui qui avait photographié les cadavres, ces images de la scène du crime sur lesquelles Alvin Dewey s’était continuellement penché tant que le crime n’avait pas été élucidé. Le but du témoignage de Rohleder était d’établir qu’il était bien l’auteur de ces photographies que l’accusation proposa de présenter comme témoignage. Mais l’avocat de Hickock s’y opposa : « L’unique raison pour laquelle on veut mettre ces photos sur le tapis est de prévenir les jurés contre les accusés et de leur monter la tête. » Le juge Tate repoussa l’objection et accepta qu’on présente les photos comme témoignage, ce qui signifiait qu’elles devaient être montrées au jury.

Pendant que celui-ci les examinait, s’adressant à un journaliste assis à ses côtés, le père de Hickock dit : « J’ai jamais vu un homme aussi partial que ce juge. Ça ne sert à rien d’avoir un procès. Pas tant qu’il présidera. Voyons donc, cet homme tenait un des cordons du poêle aux funérailles ! » (En fait, Tate ne connaissait que très vaguement les victimes et n’avait été présent à leurs funérailles à aucun titre.) Mais la voix de Mr. Hickock fut la seule à s’élever dans une salle d’audience extrêmement silencieuse. Il y avait dix-sept épreuves en tout, et comme elles passaient d’une main à l’autre, le choc qu’ils ressentaient se reflétait sur le visage des jurés : les joues d’un des jurés s’enflammèrent comme si on l’avait giflé, et, après un premier coup d’œil pénible, certains n’eurent manifestement pas le cœur de continuer ; on aurait dit que les photos leur avaient ouvert les yeux, les avaient finalement forcés à voir réellement la chose véritable et pitoyable qui était arrivée à un voisin, à son épouse et à leurs enfants. Ils étaient stupéfaits, la colère montait en eux, et plusieurs des jurés – le pharmacien, le gérant du bowling – dévisageaient les accusés avec un mépris total.

Mr. Hickock père, secouant la tête avec lassitude, murmura à plusieurs reprises : « Ça sert à rien. Ça sert simplement à rien d’avoir un procès. »

Comme ultime témoin de la journée, l’accusation avait promis de présenter un « homme mystère ». C’était l’homme qui avait fourni les renseignements qui avaient conduit à l’arrestation des accusés : Floyd Wells, l’ancien compagnon de cellule de Hickock. Comme il purgeait encore une peine au pénitencier du Kansas, et qu’il courait par conséquent un risque de représailles de la part des autres prisonniers, Wells n’avait jamais été publiquement identifié comme étant l’informateur. Maintenant, afin qu’il puisse témoigner en toute sécurité lors du procès, il avait été retiré du pénitencier et enfermé dans une petite prison d’un comté voisin. Néanmoins, Wells traversa la salle d’audience en direction de la barre d’un pas bizarrement feutré, comme s’il s’attendait à rencontrer un assassin en cours de route, et, quand il passa devant Hickock, les lèvres de ce dernier se crispèrent tandis qu’il prononçait à voix basse quelques mots atroces. Wells fit semblant de n’avoir rien remarqué ; mais, comme un cheval qui a entendu le sifflement d’un serpent à sonnettes, il s’écarta d’un bond du voisinage venimeux de l’homme trahi. S’installant à la barre, il regarda droit devant lui ; petit homme au menton fuyant, il avait un peu l’air d’un garçon de ferme ; il portait un costume bleu foncé très convenable que l’État du Kansas avait acheté pour la circonstance – l’État ayant intérêt à ce que son témoin le plus important ait l’air respectable, et par conséquent digne de foi.

Mis au point par des répétitions antérieures au procès, le témoignage de Wells fut aussi soigné que son apparence. Encouragé par les suggestions bienveillantes de Logan Green, le témoin reconnut qu’il avait autrefois, pendant un an environ, travaillé comme garçon de ferme à River Valley Farm ; il poursuivit, racontant qu’à peu près dix ans plus tard, à la suite de sa condamnation pour cambriolage, il s’était pris d’amitié pour un autre cambrioleur emprisonné, Richard Hickock, et qu’il lui avait décrit la ferme Clutter et la famille.

« Maintenant, demanda Green, au cours de vos conversations avec Mr. Hickock, que disiez-vous à propos de Mr. Clutter l’un et l’autre ?

— Eh bien, on parlait passablement de Mr. Clutter. Hickock disait qu’il allait être libéré sur parole et qu’il partirait dans l’Ouest pour se trouver du boulot ; il allait peut-être s’arrêter chez Mr. Clutter pour avoir du travail. Je lui racontais comme Mr. Clutter était riche.

— Ça semblait intéresser Mr. Hickock ?

— Eh bien, il voulait savoir si Mr. Clutter avait un coffre-fort chez lui.

— Mr. Wells, pensiez-vous à l’époque qu’il y avait un coffre-fort chez les Clutter ?

— Eh bien, ça faisait longtemps que j’avais travaillé là. Je pensais qu’il y avait un coffre-fort. Je savais qu’il y avait un genre de cabinet… J’ai à peine eu le temps de me retourner qu’il [Hickock] parlait de voler Mr. Clutter.

— Vous a-t-il dit comment il allait commettre le vol ?

— Il m’a dit que, s’il faisait une chose comme ça, il ne laisserait pas de témoins.

— En fait, a-t-il dit ce qu’il ferait des témoins ?

— Oui, il m’a dit qu’il les ligoterait probablement, qu’il les volerait et qu’il les tuerait ensuite. »

Ayant démontré qu’il y avait préméditation au plus haut degré, Green abandonna le témoin aux soins de la défense. Le vieux Mr. Fleming, l’avocat de province type, plus à l’aise avec des actes de propriété qu’avec de mauvais actes, commença l’interrogatoire contradictoire. Le but de ses questions, comme il le révéla bientôt, était d’introduire un sujet que l’accusation avait positivement évité : le problème du rôle de Wells dans l’élaboration du crime et sa propre responsabilité morale.

Se hâtant d’entrer dans le vif du sujet, Fleming demanda : « Vous n’avez absolument rien dit à Mr. Hickock pour le dissuader de venir ici pour voler et tuer la famille Clutter ?

— Non. Tout le monde raconte des choses semblables là-bas [pénitencier du Kansas] ; on n’y fait pas attention parce qu’on est convaincu que c’est que des paroles en l’air, de toute façon.

— Vous voulez dire que vous avez parlé comme vous l’avez fait et que ça ne voulait rien dire ? Est-ce que vous ne vouliez pas lui [Hickock] faire comprendre que Mr. Clutter avait un coffre-fort ? C’est bien ce que vous vouliez faire croire à Mr. Hickock n’est-ce pas ? »

Avec son petit air tranquille, Fleming faisait passer un mauvais quart d’heure au témoin ; Wells tira sur sa cravate, comme si le nœud était subitement trop serré.

« Et vous vouliez faire croire à Mr. Hickock que Mr. Clutter avait beaucoup d’argent, n’est-ce pas ?

— Je lui ai dit que Mr. Clutter avait beaucoup d’argent, oui. »

Une fois de plus, Fleming insista sur le fait que Hickock avait complètement informé Wells de ses projets de violence concernant la famille Clutter. Puis, comme voilé par une douceur personnelle, l’avocat dit d’un air songeur et triste : « Et même après tout ça, vous n’avez rien fait pour le dissuader ?

— J’croyais pas qu’il le ferait.

— Vous ne l’avez pas cru. Alors pourquoi, lorsque vous avez entendu parler de la chose qui s’était passée là-bas, pourquoi avez-vous pensé que c’était lui le coupable ? »

Wells répondit d’un air suffisant : « Parce que ça a été fait juste comme il a dit qu’il allait le faire ! »

Harrison Smith, le plus jeune des deux avocats de la défense, prit la relève. Adoptant un air agressif et sarcastique qui semblait forcé, car c’est en réalité un homme doux et plein d’indulgence, Smith demanda au témoin s’il avait un surnom.

« Non. On m’appelle simplement “Floyd”. »

L’avocat enchaîna brusquement. « Est-ce qu’on vous appelle pas “Cafard” maintenant ? Ou bien est-ce qu’on vous appelle “Mouchard” ?

— On m’appelle simplement “Floyd”, répéta Wells, la mine plutôt basse.

— Combien de fois êtes-vous allé en prison ?

— Environ trois fois.

— Quelques-unes de ces fois pour avoir menti, n’est-ce pas ? »

Niant la chose, le témoin dit qu’il était allé en prison une fois pour avoir conduit sans permis, qu’un cambriolage était la raison de sa deuxième incarcération, et que la troisième, un « contretemps » de quatre-vingt-dix jours dans une prison militaire, avait eu pour motif un incident arrivé alors qu’il était dans l’Armée : « On était de garde dans un train. On s’est un peu soûlés dans le train et on a tiré quelques coups de feu dans les vitres et sur les lumières. »

Tout le monde rit ; tout le monde à l’exception des accusés (Hickock cracha sur le plancher) et de Harrison Smith, qui demanda maintenant à Wells pourquoi, après avoir appris la tragédie de Holcomb, il avait attendu plusieurs semaines avant de dire aux autorités ce qu’il savait : « Est-ce que vous n’attendiez pas quelque chose ? demanda-t-il. Comme une récompense peut-être ?

— Non.

— Vous n’avez pas entendu parler d’une récompense ? » L’avocat faisait allusion à la récompense de mille dollars qui avait été offerte par le Hutchinson News pour tout renseignement conduisant à l’arrestation et à la condamnation des meurtriers des Clutter.

« J’ai vu ça dans les journaux.

— C’était avant d’aller aux autorités, n’est-ce pas ? » Et lorsque le témoin admit que c’était vrai, Smith continua sur un ton de triomphe en demandant : « Quel genre d’immunité l’attorney du comté vous a-t-il offert pour venir témoigner ici aujourd’hui ? »

Mais Logan Green protesta : « Nous nous opposons à la forme de la question, monsieur le Président. Il n’y a pas eu de preuve d’une immunité accordée à qui que ce soit. » L’objection fut maintenue et le témoin fut renvoyé ; comme il quittait la barre, Hickock annonça à tous ceux qui étaient assez près pour l’entendre : « Enfant de putain. S’il y en a un qui mérite d’être pendu, c’est bien lui. Regardez-le. Il va sortir d’ici, empocher le pognon et s’en tirer peinard. »

Cette prophétie se réalisa, car peu de temps après Wells reçut et la récompense et sa libération sur parole. Mais son bonheur fut de courte durée. Il se retrouva bientôt entre les mains de la police et, au cours des années, il a connu de nombreuses vicissitudes. Il est actuellement pensionnaire de la prison de l’État du Mississippi, à Parchman, Mississippi, où il purge une peine de trente ans pour vol à main armée.

*

Ce vendredi-là, quand le tribunal suspendit la séance pour la fin de semaine, l’État en avait terminé avec le dossier de l’accusation qui avait indus la comparution de quatre agents spéciaux du Fédéral Bureau of Investigation de Washington, D.C. Ces hommes, techniciens de laboratoire spécialisés en diverses catégories de détection scientifique du crime, avaient étudié les preuves matérielles du rapport existant entre les accusés et les meurtres (échantillons sanguins, empreintes de pas, douilles de cartouches, corde et sparadrap), et chacun d’eux certifia l’authenticité des pièces à conviction. Finalement, les quatre agents du K.B.I. fournirent un compte rendu des interrogatoires des prisonniers et des aveux qu’ils avaient faits par la suite. Lors de l’interrogatoire contradictoire des membres du K.B.I., les avocats de la défense, s’unissant pour donner l’assaut, prétendirent que les aveux de culpabilité avaient été obtenus par des moyens malhonnêtes : interrogatoires brutaux dans des locaux étouffants, sans fenêtres, et dont l’éclairage était trop vif. L’assertion, qui était fausse, irrita tellement les détectives qu’ils présentèrent des démentis très convaincants. (Par la suite, en réponse à un reporter qui lui demandait pourquoi il s’était raccroché si longtemps à un argument aussi faible, l’avocat de Hickock dit sèchement : « Qu’est-ce que je dois faire ? Nom de Dieu ! j’ai pas la moindre carte dans mon jeu. Je ne peux pas rester là comme si j’étais empaillé. Faut bien que j’ouvre la bouche de temps à autre. »)

Le témoin du Ministère public qui causa le plus grand tort aux accusés fut Alvin Dewey ; son témoignage, la première version publique des événements détaillés dans la confession de Perry Smith, eut droit aux grands titres des journaux (MEURTRE DÉVOILÉ DANS TOUTE SON HORREUR – détails effrayants racontés) et bouleversa ses auditeurs ; mais nul plus que Richard Hickock, qui fut scandalisé et contrarié lorsque l’agent dit au cours de son commentaire : « Il y a un incident que Smith m’a raconté et que je n’ai pas encore mentionné. Et c’est qu’une fois la famille Clutter ligotée, Hickock lui a dit qu’il trouvait que Nancy Clutter était bien faite et qu’il allait la violer. Smith raconte qu’il a dit à Hickock qu’il ne se passerait rien de semblable. Smith m’a dit qu’il n’avait aucun respect pour les gens qui sont incapables de maîtriser leurs désirs sexuels et qu’il se serait battu avec Hickock avant de le laisser violer la jeune Clutter. » Jusqu’ici, Hickock ne savait pas que son complice avait informé la police du viol qu’il s’était proposé de commettre ; il n’était pas au courant non plus que, dans un esprit plus amical, Perry avait modifié sa première version pour affirmer qu’il avait tué les quatre victimes tout seul, fait révélé par Dewey comme son témoignage tirait à sa fin : « Perry Smith m’a dit qu’il désirait changer deux choses à la déclaration qu’il nous avait donnée. Il a dit que tout le reste de cette déclaration était vrai et exact. Sauf ces deux choses. Et c’était qu’il voulait dire qu’il avait tué Mrs. Clutter et Nancy Clutter – pas Hickock. Il m’a dit que Hickock… ne voulait pas mourir en sachant que sa mère pensait qu’il avait tué un seul membre de la famille Clutter. Et il a dit que les Hickock étaient de braves gens. Alors pourquoi pas mettre les choses comme ça ? »

En entendant ces paroles, Mrs. Hickock pleura. Depuis le début du procès, elle était demeurée calmement assise à côté de son mari, chiffonnant son mouchoir. Aussi souvent que possible, elle attirait l’attention de son fils, lui faisait un petit signe et esquissait un sourire qui, bien que peu convaincant, affirmait sa loyauté. Mais il était évident que la pauvre femme ne pouvait plus se maîtriser ; elle se mit à pleurer. Quelques spectateurs lui jetèrent un coup d’œil et, gênés, détournèrent leurs regards ; les autres ne semblèrent pas prêter attention aux lamentations déchirantes qui faisaient contrepoint au récit que Dewey continuait à faire ; son mari lui-même garda ses distances, croyant peut-être qu’il eût été indigne d’un homme de prêter attention à ces pleurs. Finalement, une journaliste, la seule qui fût présente, fit sortir Mrs. Hickock de la salle d’audience et la conduisit dans l’intimité du salon des dames.

Une fois sa douleur apaisée, Mrs. Hickock exprima le besoin de se confier. « Il n’y a personne à qui je puisse vraiment parler, dit-elle à sa compagne. J’veux pas dire que les gens aient manqué de bonté, les voisins et les autres. Et les étrangers aussi, des étrangers qui ont écrit des lettres pour dire qu’ils savent comme ça doit être dur, et qu’ils sympathisent. Personne nous a dit un seul mot de travers, à Walter ou à moi. Pas même ici, où on pourrait s’y attendre. Ici tout le monde fait de son mieux pour être gentil. La serveuse de l’endroit où on mange, elle met une glace sur la tarte et elle la marque pas sur l’addition. Je lui ai dit de pas le faire, je peux pas la manger. Y avait un temps où je pouvais manger n’importe quoi. Mais elle continue à mettre la glace. Pour être gentille. Sheila qu’elle s’appelle ; elle dit que ce qui est arrivé est pas de not’ faute. Mais il me semble que les gens me regardent et se disent : Eh bien, elle doit y être pour quelque chose en un sens. La façon dont j’ai élevé Dick. Peut-être que j’ai commis une erreur. Seulement, j’sais pas laquelle ; j’en attrape la migraine à essayer de me souvenir. On est des gens simples, rien que des gens de la campagne qui font comme tout le monde. On a eu de bons moments à la maison. J’ai appris le fox-trot à Dick. Danser, j’ai toujours été folle de ça ; quand j’étais jeune fille, c’était toute ma vie ; et il y avait un garçon, grands dieux, il savait danser comme pas un : on a gagné une coupe en argent en valsant ensemble. Longtemps, on a pensé à s’enfuir et faire du music-hall. Les variétés. C’était qu’un rêve. Un rêve d’enfant. Il a quitté la ville, et un jour j’ai épousé Walter, et Walter Hickock dansait comme un ours. Il a dit que si je voulais un sauteur, j’aurais dû épouser un cheval. Personne n’a plus jamais dansé avec moi jusqu’à ce que j’apprenne à Dick, et il n’y a jamais pris goût à vrai dire, mais il était gentil, Dick était le meilleur enfant du monde. »

Mrs. Hickock enleva les lunettes qu’elle portait, elle nettoya les verres maculés et les replaça sur son visage joufflu et agréable. « Dick vaut beaucoup mieux que ce qu’on entend ici au tribunal. Ces avocats qui jacassent et qui vous racontent qu’il est épouvantable, bon à rien du tout. J’peux pas l’excuser pour ce qu’il a fait, sa part dans cette affaire. J’oublie pas cette famille ; je prie pour eux tous les soirs. Mais je prie pour Dick aussi. Et pour ce garçon, Perry. C’était mal de ma part de le détester ; je n’ai plus que de la pitié pour lui à présent. Et vous savez, je crois que Mrs. Clutter aurait pitié elle aussi. Étant donné le genre de femme qu’on raconte qu’elle était. »

La séance avait été levée ; les bruits de l’auditoire qui s’en allait résonnèrent dans le couloir au-delà de la porte du cabinet de toilette. Mrs. Hickock dit qu’elle devait aller à la rencontre de son mari. « Il est mourant. J’crois plus qu’il s’en fasse à présent. »

*

Plusieurs de ceux qui assistaient au procès furent déconcertés par le visiteur de Boston, Donald Cullivan. Ils n’arrivaient pas tout à fait à comprendre pourquoi ce jeune catholique sérieux, ingénieur diplômé de Harvard, marié et père de trois enfants, avait choisi de venir en aide à un métis sans instruction et homicide qu’il ne connaissait que vaguement et qu’il n’avait pas vu depuis neuf ans. Cullivan lui-même dit : « Ma femme ne comprend pas elle non plus. Venir ici était une chose que je ne pouvais pas me permettre de faire ; ça voulait dire une semaine de vacances en moins, et employer de l’argent dont on a réellement besoin pour d’autres choses. D’un autre côté c’était une chose que je ne pouvais pas me permettre de ne pas faire. L’avocat de Perry m’a écrit pour me demander si je voulais servir de témoin à décharge ; dès que j’ai lu la lettre, j’ai compris qu’il fallait que je le fasse. Parce que j’avais offert mon amitié à cet homme. Et parce que, eh bien, je crois en la vie éternelle. Toutes les âmes peuvent être sauvées pour Dieu. »

Le salut d’une âme, c’est-à-dire celle de Perry Smith, était une entreprise à laquelle le shérif adjoint et son épouse, tous deux catholiques convaincus, brûlaient de contribuer, bien que Mrs. Meier eût essuyé un refus de la part de Perry lorsqu’elle avait suggéré un entretien avec le Père Goubeaux, un prêtre de la ville. (Perry dit : « Les prêtres et les bonnes sœurs ont eu leur chance avec moi. J’ai encore des cicatrices pour le prouver. ») En conséquence, au cours de la suspension d’audience de fin de semaine, les Meier invitèrent Cullivan à partager le repas dominical du prisonnier dans sa cellule.

L’occasion de recevoir un ami, de jouer à l’hôte pour ainsi dire, enchanta Perry, et la préparation du menu – dinde sauvage, farcie et rôtie, avec de la sauce et une purée de pommes de terre et des haricots verts, de l’aspic salad, des petits pains chauds, du lait froid, des tartes aux cerises qui sortaient du four, du fromage et du café – semblait toucher beaucoup plus que l’issue du procès (qu’il ne considérait certes pas comme une question chargée de suspense : « Ces péquenots, ils vont voter la corde aussi vite qu’un cochon vide son auge. Regardez leurs yeux. J’veux bien être pendu si je suis le seul tueur dans la salle d’audience. » Il passa la matinée du dimanche à se préparer à recevoir son invité. La journée était chaude, il ventait un peu, et l’ombre des feuilles, souples émanations des branches qui frôlaient la fenêtre garnie de barreaux de la cellule, mettait au supplice l’écureuil apprivoisé de Perry. Big Red pourchassait les motifs qui se balançaient tandis que son maître balayait et enlevait la poussière, frottait le plancher, nettoyait les W.-C. et débarrassait le bureau de sa surabondante production littéraire. Le bureau devait servir de table, et une fois que Perry eut fini de la dresser, elle eut un air accueillant car Mrs. Meier avait fait don d’une nappe de toile, de serviettes de table empesées, de sa meilleure porcelaine et de son argenterie.

Cullivan fut impressionné ; il siffla quand le festin, servi sur des plateaux, fut placé sur la table, et, avant de s’asseoir, il demanda à son hôte s’il pouvait dire le bénédicité. L’hôte, la tête droite, fit craquer ses jointures tandis que Cullivan, tête baissée et mains jointes, récitait : « Bénissez-nous, Seigneur, ainsi que ces dons que nous sommes sur le point de recevoir de votre bonté, par la miséricorde du Christ, notre Seigneur. Amen. » Perry fit remarquer en murmurant qu’à son avis tout le mérite revenait à Mrs. Meier : « Elle a fait tout le boulot. Eh bien, dit-il, remplissant l’assiette de son invité, ça fait du bien de te revoir. Toujours le même. T’as pas changé du tout. »

Cullivan, qui avait l’air d’un employé de banque avec ses cheveux clairsemés et son visage plutôt quelconque, convint qu’il avait peu changé extérieurement. Mais quant à sa vie intérieure, le moi profond, c’était une autre paire de manches : « Je me la coulais douce, sans savoir que Dieu est la seule réalité. Une fois qu’on se rend compte de ça, tout reprend sa place. La vie a un sens, et la mort aussi. Eh ben, mon vieux, tu manges comme ça tous les jours ? »

Perry éclata de rire : « Mrs. Meier est vraiment une cuisinière fantastique. Tu devrais goûter à son riz espagnol. J’ai pris huit kilos depuis que je suis ici. Bien sûr, j’étais plutôt maigre. J’avais perdu pas mal de poids sur la route avec Dick, errant par monts et par vaux, prenant presque jamais un vrai repas, vachement affamés la plupart du temps. On vivait plus ou moins comme des bêtes. Dick volait des conserves dans les épiceries. Des haricots en sauce et des spaghettis en boîte. On ouvrait ça dans la voiture et on le mangeait froid. Des bêtes ! Dick adore voler. Chez lui, c’est un truc émotif, une maladie. Je suis voleur moi aussi, mais seulement quand j’ai pas d’argent pour payer. Même s’il avait cent dollars en poche, Dick volerait du chewing-gum ! »

Plus tard, au moment du café et des cigarettes, Perry revint sur le sujet du vol. « Mon ami Willie-Jay en parlait souvent. Il disait que tous les crimes ne sont que des “variétés de vol”. Le meurtre aussi. Quand on tue un homme, on lui vole sa vie. J’imagine que je suis un drôle de voleur. Tu vois, Don, je les ai vraiment tués. En bas, dans la salle d’audience, ce vieux Dewey a donné l’impression que je mentais, à cause de la mère de Dick. Eh bien non. Dick m’a aidé, il a tenu la lampe de poche et il a ramassé les douilles. Et c’était son idée aussi. Mais Dick les a pas tués, il en aurait jamais été capable, bien qu’il soit vachement rapide quand il s’agit d’écraser un vieux chien. Je me demande pourquoi je l’ai fait. » Il fronça les sourcils comme si le problème était tout nouveau pour lui, une pierre qu’on vient juste de déterrer, d’une couleur étonnante et non encore cataloguée. « J’sais pas pourquoi, dit-il, comme s’il tenait la pierre à contre-jour, l’étudiant sous tous ses angles. J’étais furieux contre Dick. Le dur, gonflé à bloc. Mais c’était pas Dick. Ou la peur d’être reconnu. J’étais prêt à courir ce risque. Et les Clutter n’y étaient pour rien. Ils ne m’ont jamais fait de mal. Comme les autres. Comme les autres m’en ont fait toute ma vie. Peut-être simplement que les Clutter étaient ceux qui devaient payer pour les autres. »

Cullivan examina le problème, essayant d’évaluer la profondeur de ce qu’il supposait être le repentir de Perry. Il devait sûrement connaître un remords suffisamment profond pour faire naître un désir de miséricorde et de pardon divins ? Perry dit : « Est-ce que j’ai des regrets ? Si c’est ce que tu veux dire, non. Je ne ressens rien. Je voudrais bien. Mais ça me laisse complètement froid. Une demi-heure après que ce soit arrivé, Dick blaguait, et moi, je riais. Peut-être qu’on est pas humains. J’suis assez humain pour m’apitoyer sur moi-même. Je regrette de ne pas pouvoir sortir d’ici quand tu t’en iras. Mais c’est tout. » Cullivan pouvait à peine croire à une attitude aussi détachée ; Perry embrouillait tout, il se trompait, il était impossible qu’un homme soit aussi dénué de conscience ou de compassion. Perry dit : « Pourquoi ? Ça empêche pas les soldats de dormir. Ils assassinent et ils reçoivent des médailles pour le faire. Les bonnes gens du Kansas veulent m’assassiner, et il y a certainement un bourreau qui sera content d’obtenir le boulot. C’est facile de tuer, beaucoup plus facile que de passer un mauvais chèque. Souviens-toi : je n’ai connu les Clutter que durant une heure peut-être. Si je les avais réellement connus, j’imagine que je ressentirais autre chose. J’pense pas que je pourrais vivre avec moi-même. Mais la façon dont ça s’est passé, c’était comme casser des pipes dans un stand de tir. » Cullivan demeura silencieux, et son silence troubla Perry, qui sembla l’interpréter comme une désapprobation. « Nom de Dieu, Don, m’oblige pas à jouer les hypocrites avec toi. Raconter un tas d’histoires, que je regrette, que je ne veux plus rien d’autre que ramper sur les genoux et prier. Ces trucs-là ça colle pas avec moi. Je ne peux pas accepter d’un jour à l’autre ce que j’ai toujours nié. La vérité c’est que tu as fait pour moi plus que ce que tu appelles Dieu en a jamais fait. Ou en fera jamais. En m’écrivant, en signant “ton ami”. Quand j’avais pas d’amis. À l’exception de Joe James. » Il expliqua à Cullivan que Joe James était un jeune bûcheron indien chez qui il avait vécu autrefois dans une forêt près de Bellingham, Washington. « C’est très loin de Garden City. Ça fait bien deux mille miles. J’ai fait savoir à Joe que je suis dans un drôle de pétrin. Joe est pauvre, il a sept gosses à nourrir, mais il a promis de venir ici, même s’il devait le faire à pied. Il est pas encore arrivé, et peut-être qu’il viendra pas, seulement je pense qu’il le fera. Joe a toujours eu de la sympathie pour moi. Et toi, Don ?

— Oui. Je t’aime bien. »

La réponse doucement emphatique de Cullivan plut à Perry et le bouleversa un peu. Il sourit et dit : « Alors tu dois être un genre de cinglé. » Se levant tout à coup, il traversa la cellule et prit un balai. « J’vois pas pourquoi je devrais mourir parmi des étrangers. Laisser un tas de péquenots s’attrouper autour de moi et me regarder mourir étranglé. Merde. Je devrais me tuer d’abord. » Il leva le balai et pressa les poils contre l’ampoule allumée au plafond. « Simplement dévisser l’ampoule, la casser et me trancher les poignets. C’est ce que je devrais faire. Tandis que tu es encore ici. Quelqu’un qui m’aime un peu. »

*

Le procès recommença le lundi matin à 10 heures. Quatre-vingt-dix minutes plus tard la séance fut suspendue, le dossier de la défense ayant été complété durant cette courte période. Les accusés renoncèrent à témoigner en leur propre faveur, et par conséquent la question de savoir qui de Hickock ou de Smith avait réellement exécuté la famille Clutter ne fut pas soulevée.

Des cinq témoins qui vinrent à la barre, le premier fut Mr. Hickock, dont les yeux s’étaient creusés. Bien qu’il prît la parole avec une clarté lugubre et pleine de dignité, sa contribution à la défense consistait uniquement à invoquer la folie momentanée. Son fils, dit-il, avait subi des blessures à la tête dans un accident de voiture en juillet 1950. Avant l’accident Dick avait toujours été un « garçon insouciant » ; il réussissait très bien en classe et ses camarades recherchaient sa compagnie ; il était plein d’égards pour ses parents : « Causait aucun ennui à personne. »

Guidant le témoin avec douceur, Harrison Smith dit : « Je vais vous demander si, après juillet 1950, vous avez observé un changement dans la personnalité, les habitudes et les actes de votre fils, Richard ?

— C’était simplement plus le même garçon qu’avant.

— Quels étaient les changements que vous avez observés ? »

Au milieu d’hésitations pensives, Mr. Hickock en releva plusieurs : Dick était maussade et agité, il sortait avec des hommes plus âgés que lui, buvait et jouait. « C’était simplement plus le même garçon. »

La dernière affirmation fut rapidement contestée par Logan Green, qui entreprit l’interrogatoire contradictoire. « Mr. Hickock, vous dites que vous n’avez jamais eu de difficulté avec votre fils avant 1950 ?

— … Je pense qu’il a été arrêté en 1949. »

Un sourire acide courba les lèvres minces de Green. « Vous souvenez-vous pourquoi il a été arrêté ?

— Il a été accusé d’avoir cambriolé une pharmacie.

— Accusé ? N’a-t-il pas admis qu’il s’était introduit par effraction dans le magasin ?

— C’est vrai, il l’a admis.

— Et c’était en 1949. Pourtant, vous nous dites maintenant que votre fils a changé de comportement et de conduite après 1950 ?

— C’est bien ce que j’ai dit.

— Vous voulez dire qu’après 1950 il est devenu un bon garçon ? »

Une forte toux agita le vieillard ; il cracha dans un mouchoir. « Non, dit-il en examinant son crachat. J’dirais pas ça.

— Alors quel était le changement qui a eu lieu ?

— Bien, ça serait assez difficile à expliquer. Il se conduisait simplement plus comme avant.

— Vous voulez dire qu’il a perdu ses tendances criminelles ? »

Le trait d’esprit de l’avocat provoqua quelques gros rires, éclat de salle d’audience que le regard sévère du juge Tate apaisa rapidement. Invité à se retirer quelques instants plus tard, Mr. Hickock fut remplacé à la barre des témoins par le Dr. W. Mitchell Jones.

Le Dr. Jones se présenta à la cour comme « médecin spécialisé dans le domaine de la psychiatrie », et il ajouta, à l’appui de ses titres, qu’il avait soigné environ quinze cents patients depuis 1956, date de son entrée en fonctions comme psychiatre à l’hôpital de l’État de Topeka, Kansas. Depuis deux ans, il faisait partie du personnel de l’hôpital de l’État de Larned où il était responsable du pavillon Dillon, section réservée aux fous criminels.

Harrison Smith demanda au témoin : « Combien de meurtriers avez-vous eu à traiter environ ?

— À peu près vingt-cinq.

— Docteur, j’aimerais vous demander si vous connaissez mon client, Richard Eugene Hickock ?

— Je le connais.

— Avez-vous eu l’occasion de l’examiner professionnellement ?

— Oui, monsieur… j’ai procédé à une expertise psychiatrique de Mr. Hickock.

— D’après votre examen, pensez-vous que Richard Eugene Hickock connaissait la différence entre le bien et le mal au moment de commettre le crime ? »

Le témoin, homme vigoureux de vingt-huit ans, au visage luniforme, intelligent et subtilement délicat, respira profondément comme pour s’armer en vue d’une réponse prolongée – réponse que le juge le prévint de ne pas donner « Vous pouvez répondre à la question par oui ou non, docteur. Limitez votre réponse à oui ou non.

— Oui.

— Et alors, quelle est votre opinion ?

— Je crois que, selon les définitions habituelles, Mr. Hickock connaissait la différence entre le bien et le mal. »

Limité comme il l’était par la règle M’Naghten (« les définitions habituelles »), formule peu sensible aux gradations entre le noir et le blanc, le Dr. Jones ne pouvait répondre autrement. Mais, bien sûr, la réponse fut une déception pour l’avocat de Hickock, qui demanda sans trop d’espoir : « Pouvez-vous préciser cette réponse ? »

C’était sans espoir, car, bien que le Dr. Jones eût accepté de développer sa réponse, l’accusation avait le droit de faire opposition ; ce qu’elle fit, alléguant le fait que la loi du Kansas ne permet rien de plus qu’une réponse par oui ou non à la question posée. L’objection fut maintenue et le témoin renvoyé. Cependant, si on avait permis au Dr. Jones de continuer, voici ce qu’aurait été son témoignage : « Richard Hickock est d’une intelligence supérieure à la moyenne, saisit facilement les idées neuves et possède un fonds de connaissances étendu. Il a l’esprit éveillé à ce qui se passe autour de lui, et il ne montre aucun signe de confusion mentale ou de désorientation. Sa pensée est bien ordonnée et logique, et il semble avoir une bonne prise sur le réel. Bien que je n’aie pas trouvé les signes habituels de lésion cérébrale organique – perte de mémoire, déficience dans la structuration perceptive, affaiblissement intellectuel – ceci ne saurait être complètement écarté. Il a subi de graves blessures à la tête accompagnées d’une commotion cérébrale et d’un évanouissement de plusieurs heures en 1950 – j’ai vérifié la chose en examinant les registres de l’hôpital. Il dit qu’il a eu des syncopes, des périodes d’amnésie et des migraines depuis cette époque, et une importante partie de son comportement antisocial s’est produite depuis lors. Il n’a jamais subi les examens médicaux qui prouveraient définitivement l’existence ou l’inexistence d’un résidu de lésion cérébrale. Des examens médicaux définitifs sont donc indiqués avant que l’on puisse parler d’une expertise complète… Hickock donne effectivement des signes d’anomalie émotive. La démonstration la plus nette de ce fait est peut-être qu’il savait ce qu’il faisait et qu’il a néanmoins continué à le faire. C’est une personne qui agit impulsivement, susceptible de faire des choses sans penser aux conséquences ou à l’inconfort éventuel qui en résulterait pour lui-même ou pour d’autres. Il ne semble pas être capable de tirer parti de son expérience, et il offre un exemple inhabituel de périodes intermittentes d’activité féconde suivies d’actes manifestement irresponsables. Il ne peut tolérer le moindre sentiment de frustration comme peut le faire une personne plus normale, et il ne lui est pas facile de se débarrasser de ces sentiments sauf par une activité antisociale… Il se tient en très piètre estime, et il se sent secrètement inférieur aux autres et sexuellement insuffisant. Ces sentiments semblent être grandement compensés par des rêves de richesse et de puissance, une tendance à se vanter de ses exploits, des excès de prodigalité quand il a de l’argent, et une insatisfaction du seul avancement normal et lent qu’il peut attendre de son emploi… Il est mal à l’aise dans ses rapports avec les autres et il souffre d’une impuissance pathologique à former et à garder des attaches personnelles durables. Bien qu’il déclare obéir aux normes morales habituelles, il semble manifestement peu influencé par elles dans ses actes. Pour récapituler, il présente des signes assez caractéristiques de ce qu’on pourrait appeler en psychiatrie un sérieux désordre caractériel. Il est important que des mesures soient prises pour éliminer la possibilité d’une lésion cérébrale organique puisque, si cette dernière existait, elle aurait pu influencer de manière non négligeable son comportement au cours de plusieurs années passées et au moment du crime. »

Mis à part le plaidoyer officiel devant le tribunal qui n’aurait lieu que le lendemain, le témoignage du psychiatre mit fin aux plans de défense de Hickock. Vint ensuite le tour d’Arthur Fleming, le vieil avocat de Smith. Il présenta quatre témoins : le Révérend James E. Post, aumônier protestant du pénitencier du Kansas ; l’ami indien de Perry, Joe James, qui était finalement arrivé en autocar ce matin-là, après un périple d’un jour et deux nuits de sa demeure dans les forêts de l’extrême nord-ouest du pays, Donald Cullivan ; et, une fois de plus, le Dr. Jones. À l’exception de ce dernier, ces hommes étaient présentés comme « témoins à décharge », dont on attendait qu’ils prêtent quelques vertus humaines aux accusés. Ils ne s’en tirèrent pas très bien, quoique chacun d’eux eût réussi à faire une remarque vaguement favorable avant d’être réduit au silence et chassé par les protestations de l’accusation qui affirmait que des commentaires personnels de cette nature étaient « insuffisants, hors de propos, sans importance ».

Par exemple, Joe James – souple silhouette aux cheveux noirs et à la peau encore plus foncée que Perry et qui semblait mystérieusement émerger à l’instant même des ombres de la forêt, avec sa chemise de chasseur aux couleurs passées et ses pieds chaussés de mocassins – raconta au tribunal que l’accusé avait vécu chez lui de façon intermittente pendant plus de deux ans. « Perry était un gosse sympathique, aimé dans le voisinage ; il a jamais rien fait de travers à ma connaissance. » Le Ministère public l’arrêta tout net ; et il arrêta également Cullivan lorsqu’il dit : « À l’époque où j’ai connu Perry dans l’Armée, c’était un type très sympathique. »

Le Révérend Post résista un peu plus longtemps car il ne fit aucune tentative directe pour louanger le prisonnier, mais il décrivit avec sympathie une rencontre avec Perry à Lansing. « J’ai rencontré Perry Smith pour la première fois quand il est venu dans mon bureau, à la chapelle de la prison, avec un tableau qu’il avait peint : un buste de Jésus-Christ au pastel. Il voulait me le donner pour le mettre dans la chapelle. Il est resté accroché aux murs de mon bureau depuis ce temps-là. »

Fleming demanda : « Avez-vous une photographie de ce tableau ? » Le pasteur en avait une pleine enveloppe ; mais quand il sortit les épreuves, visiblement pour les distribuer aux jurés, Logan Green se leva, brusquement exaspéré : « Je vous en prie, monsieur le Président, cette chose va trop loin… » M. le Président fit en sorte que la chose n’aille pas plus loin.

Le Dr. Jones fut rappelé à ce point, et à la suite des préliminaires qui avaient accompagné sa première déposition, Fleming lui posa la question cruciale : « D’après vos conversations avec Perry Edward Smith et d’après votre examen, avez-vous une opinion quant à la conscience qu’il avait du bien et du mal au moment du crime qui fait l’objet de ce procès ? » Et une fois de plus la cour prévint le témoin : « Répondez oui ou non, avez-vous une opinion ?

— Non. »

Au milieu des murmures d’étonnement, Fleming, surpris lui-même, dit : « Vous pouvez exposer au jury pourquoi vous n’avez pas d’opinion. »

Green fit objection : « Cet homme n’a pas d’opinion, et ça s’arrête là. »

Et, légalement parlant, il avait raison.

Mais si on avait permis au Dr. Jones de disserter sur la cause de son indécision, il aurait apporté le témoignage suivant : « Perry Smith présente des signes définitifs de grave maladie mentale. D’après son récit, que confirment des extraits des archives de la prison, son enfance a été marquée par la brutalité et le manque d’intérêt dont ont fait preuve son père et sa mère. Il semble avoir grandi sans direction, sans amour et sans avoir jamais acquis le sens réel des valeurs morales… Il est bien orienté, extrêmement éveillé à tout ce qui se passe autour de lui et ne montre pas de signes de confusion. Il est d’une intelligence supérieure à la moyenne et possède des connaissances assez étendues, compte tenu du peu d’instruction qu’il a reçu… Deux traits constitutifs de sa personnalité apparaissent particulièrement pathologiques. Le premier est son attitude paranoïaque envers le monde. Il soupçonne les autres et se méfie d’eux ; il a tendance à croire que les autres agissent contre lui, qu’ils sont injustes à son égard et ne le comprennent pas. Il est hypersensible aux critiques que les autres lui adressent et ne peut supporter d’être ridiculisé. Il voit facilement un affront ou une insulte dans ce que disent les autres, et peut fréquemment mal interpréter des paroles bien intentionnées. Il ressent un grand besoin d’amitié et de compréhension, mais il hésite à se confier aux autres, et, quand il le fait, il s’attend à être incompris ou même trahi. En estimant les intentions et les sentiments des autres, il arrive très difficilement à séparer la situation réelle de ses propres projections mentales. Il lui arrive souvent de mettre tous les gens dans le même sac, croyant qu’ils sont hypocrites, hostiles et qu’ils méritent tout ce qu’il peut leur faire. Le deuxième trait est apparenté au premier : une rage constante et difficilement maîtrisée, facilement déclenchée par tout sentiment d’être dupé, humilié ou considéré inférieur par les autres. La plupart du temps, dans le passé, ses emportements ont été dirigés contre les représentants de l’autorité : père, frère, adjudant, officier de remise en liberté conditionnelle, et ont abouti à un comportement violemment agressif à plusieurs reprises. Ses proches ainsi que lui-même se sont rendu compte de ces rages, dont il dit qu’elles “montent en lui”, et du peu de contrôle qu’il exerce sur elles. Lorsque sa colère se retourne contre lui-même, elle amène des idées de suicide. La violence démesurée de sa colère et son impuissance à la maîtriser ou à la canaliser reflètent une faiblesse essentielle dans la structure de sa personnalité… En plus de ces traits, le sujet présente des signes modérés mais précoces de désordre dans le cheminement de sa pensée. Il a beaucoup de difficultés à organiser sa pensée ; il semble incapable d’en faire le tour ou de la résumer, se laissant entraîner dans les détails et s’y perdant parfois ; une partie de sa pensée reflète une qualité “magique”, un mépris du réel… Il a eu peu de liens affectifs étroits avec d’autres personnes, et ils se sont avérés incapables de résister à des crises mineures. Il a peu d’égards pour les autres, à l’exception d’un cercle d’amis très restreint, et il attache peu d’importance réelle à la vie humaine. Ce détachement émotif et cette douceur dans certains domaines sont une autre preuve de son anomalie mentale. Un examen plus approfondi serait nécessaire pour arriver à un diagnostic psychiatrique exact, mais la structure actuelle de sa personnalité est très voisine d’une réaction paranoïaque et schizophrénique. »

Il est significatif qu’un vétéran très connu dans le domaine de la psychiatrie légale, le Dr. Joseph Satten de la Clinique Menninger de Topeka, Kansas, ait conféré avec le Dr. Jones et appuyé ses expertises de Hickock et Smith. Le Dr. Satten, qui suivit l’affaire de près par la suite, pense que – en dépit du fait que le crime n’eût pas eu lieu si une certaine friction ne s’était produite entre les tueurs –, ce fut essentiellement l’acte de Perry Smith, lequel, toujours selon le Dr. Satten, représente un type de meurtrier qu’il a déjà décrit dans un article intitulé : « Meurtre sans mobile apparent – Étude de la Désorganisation de la Personnalité. »

L’article, publié dans The American Journal of Psychiatry (juillet 1960), et écrit en collaboration avec trois collègues, Karl Menninger, Irwin Rosen et Martin Mayman, précise son but dès le commencement : « En essayant d’évaluer la responsabilité criminelle des meurtriers, la loi tente de les séparer (comme elle le fait pour tout malfaiteur) en deux groupes, les “sains d’esprit” et les “fous”. On considère que le meurtrier “sain d’esprit” est poussé par des motifs rationnels qui peuvent être compris, quoique condamnés, et que le “fou” est poussé par des motifs irrationnels et insensés. Lorsque des motifs rationnels sont évidents (par exemple, quand un homme tue pour un gain personnel) ou lorsque des motifs irrationnels sont accompagnés d’illusions ou d’hallucinations (par exemple, un paranoïaque qui tue celui qu’il imagine être son persécuteur), la situation présente peu de problèmes au psychiatre. Mais les meurtriers qui semblent raisonnables, cohérents et maîtres d’eux-mêmes, et dont les actes homicides ont pourtant une qualité bizarre et apparemment insensée, posent un problème difficile si l’on s’en tient aux opinions divergentes émises en salle d’audience et aux rapports contradictoires concernant un même criminel. Nous soutenons la thèse que la psychopathologie de tels meurtriers forme au moins un syndrome spécifique que nous allons décrire. En général, ces individus sont prédisposés à de graves défaillances de la maîtrise du moi, chose qui rend possible l’expression ouverte d’une violence primitive née d’expériences traumatiques antérieures et devenues inconscientes. »

Dans le cadre d’une procédure d’appel, les auteurs avaient examiné quatre hommes reconnus coupables de meurtres apparemment sans mobiles. Ils avaient été examinés tous les quatre avant leurs procès et déclaré « sans psychose » et « sains d’esprit ». Trois d’entre eux avaient été condamnés à mort, et le quatrième purgeait une longue peine d’emprisonnement. Dans chacun de ces cas, on avait demandé une expertise psychiatrique plus poussée parce qu’une personne – l’avocat, un parent ou un ami – n’était pas satisfaite des explications psychiatriques déjà données et avait effectivement demandé : « Comment un homme aussi sain d’esprit que cette personne semble l’être peut-il commettre un acte aussi fou que celui dont il a été reconnu coupable ? » Après avoir décrit les quatre criminels et leurs crimes (un soldat noir qui avait mutilé et démembré une prostituée, un manœuvre qui avait étranglé un garçon de quatorze ans qui avait repoussé ses avances sexuelles, un caporal de l’Armée ayant défoncé le crâne d’un jeune garçon parce qu’il s’imaginait que la victime se moquait de lui, et un employé d’hôpital qui avait noyé une fillette de neuf ans en lui maintenant la tête sous l’eau), les auteurs examinèrent attentivement les zones de ressemblance.

« Ces hommes eux-mêmes, écrivaient-ils, se demandaient pourquoi ils avaient tué leurs victimes qui leur étaient relativement inconnues, et, dans chaque cas, le meurtrier semblait être tombé dans une transe de dédoublement de la personnalité, comme dans un rêve, dont il était sorti pour “découvrir soudainement” qu’il assaillait sa victime. La constatation la plus uniforme et peut-être la plus significative de toute leur histoire était un manque de contrôle de leurs impulsions agressives remontant très loin, dans leur passé, datant parfois de toujours. Par exemple, tout le long de leur vie, trois de ces hommes avaient été fréquemment mêlés à des bagarres qui n’étaient pas de simples altercations et qui seraient devenues des attentats homicides si d’autres personnes n’y avaient mis fin. »

Voici, à titre de citations, un certain nombre d’autres observations contenues dans l’étude : « En dépit de leur vie vouée à la violence, tous ces hommes se sentaient physiquement inférieurs, faibles et insuffisants. Dans chaque cas, leur histoire révélait un grand degré d’inhibition sexuelle. Pour chacun d’entre eux, les femmes adultes étaient des créatures menaçantes, et, dans deux des cas, il y avait perversion sexuelle évidente. Tous avaient également eu peur, au cours de leurs jeunes années, d’être considérés comme des “poules mouillées”, plus petits que la moyenne, ou maladifs… Dans les quatre cas, il y avait dans l’histoire de leur vie des preuves de modifications d’états de conscience, fréquemment liées à des explosions de violence. Deux de ces hommes signalaient de graves états de dédoublement de la personnalité, comme une transe au cours de laquelle ils étaient témoins d’un comportement violent et bizarre ; les deux autres relataient des périodes d’amnésie moins graves et peut-être moins bien organisées. Pendant des moments de violence réelle, ils se sentaient souvent séparés ou isolés d’eux-mêmes, comme s’ils observaient quelqu’un d’autre… On remarque aussi dans l’histoire de la vie de chacun de ces hommes une extrême violence de la part des parents au cours de l’enfance… Un de ces hommes disait qu’il “recevait le fouet à tout bout de champ”… Un autre avait reçu plusieurs violentes raclées pour faire cesser son bégaiement ainsi que pour le corriger de sa soi-disant “mauvaise” conduite… Ce qui se rapporte à l’extrême violence, soit imaginaire, soit observée dans la réalité ou véritablement subie par l’enfant, s’accorde avec l’hypothèse psychanalytique selon laquelle l’exposition de l’enfant à des stimuli accablants avant qu’il ne puisse les maîtriser est intimement liée à des défauts précoces dans la formation de l’ego et, par la suite, à de graves perturbations dans le contrôle de ses impulsions. Dans chacun de ces cas, il y avait des preuves de grave privation émotive dans les premières années. Cette privation peut avoir pour cause l’absence périodique ou prolongée de l’un des deux parents, ou des deux à la fois, une vie familiale chaotique dans laquelle les parents étaient inconnus, ou un rejet pur et simple de l’enfant par l’un des deux parents, ou par les deux à la fois, l’enfant étant élevé par d’autres personnes… Des troubles dans la structure affective étaient évidents. Ces hommes montraient de la manière la plus caractéristique une tendance à ne pas éprouver de colère ou de rage en accomplissant des actes violemment agressifs. Nul ne signalait de sentiments de rage liés aux meurtres et nul d’entre eux n’avait éprouvé de colère d’une manière poussée ou prononcée bien qu’ils fussent tous capables d’agression brutale et démesurée… Leurs rapports avec les autres étaient d’une nature froide et superficielle, ce qui les rejetait dans la solitude et l’isolement. Les gens leur apparaissaient rarement réels, dans le sens où l’on éveille des sentiments chaleureux ou positifs (ou même de colère)… Les trois hommes qui avaient été condamnés à mort n’avaient pas d’émotions profondes à l’égard de leur propre sort et de celui de leurs victimes. Culpabilité, dépression et remords étaient remarquablement absents… De semblables individus peuvent être considérés comme prédisposés au meurtre, dans le sens où ils sont dotés d’un excès d’énergie agressive ou d’un système instable de défense du moi qui permet périodiquement l’expression nue et archaïque d’une telle énergie. Le potentiel meurtrier peut être déclenché, particulièrement si un certain déséquilibre existe déjà, quand la victime éventuelle est inconsciemment perçue comme un personnage clé dans quelque contexte traumatique antérieur. Le comportement ou même la simple présence de ce personnage dérange l’équilibre instable des forces, provoquant une décharge de violence subite et extrême, semblable à l’explosion qui se produit lorsqu’un percuteur allume une charge de dynamite… L’hypothèse d’une motivation inconsciente explique pourquoi ces meurtriers se sont sentis provoqués par des victimes inoffensives et relativement inconnues qui devenaient par conséquent des cibles se prêtant à une attaque. Mais pourquoi le meurtre ? Fort heureusement la plupart des gens ne répondent pas par une explosion meurtrière même après une provocation extrême. D’autre part les cas décrits étaient prédisposés à des failles énormes dans leur contact avec le réel, et à une faiblesse extrême dans la maîtrise de leurs impulsions, au cours de période de tension accrue et de désorganisation. À de tels moments, une personne rencontrée par hasard ou même un étranger pouvait facilement perdre son sens “réel” et revêtir une identité dans le contexte traumatique inconscient. Le “vieux” conflit se déclenchait et l’agression prenait rapidement des proportions meurtrières… Lorsque de tels meurtres insensés se produisent, on les considère comme étant le résultat final d’une période de tension croissante et de désorganisation qui commence chez le meurtrier avant le contact avec la victime, qui sert sans le savoir à mettre en mouvement le potentiel homicide du meurtrier, en s’inscrivant dans ses conflits inconscients. »

En raison des nombreux parallèles entre le passé et la personnalité de Perry Smith et les sujets de son étude, le Dr. Satten est certain de ne pas se tromper en lui donnant place parmi eux. D’ailleurs, les circonstances du crime lui semblent s’accorder exactement avec le concept de « meurtre sans motif apparent ». Évidemment, trois des meurtres que Smith avait commis étaient logiquement motivés : Nancy, Kenyon et leur mère devaient être tués parce que Mr. Clutter avait été tué. Mais le Dr. Satten prétend que seul le premier meurtre importe psychologiquement, et que, lorsque Smith attaqua Mr. Clutter, il était en pleine éclipse mentale, au fin fond de ténèbres schizophréniques ; ce n’était pas tout à fait un homme en chair et en os que Smith « se découvrit soudainement » en train d’attaquer, mais « le personnage clé de quelque contexte traumatique antérieur » : son père ? les sœurs de l’orphelinat qui s’étaient moquées de lui et l’avaient battu ? le sergent détesté ? l’officier de mise en liberté conditionnelle qui lui avait interdit de « remettre les pieds au Kansas » ? Un d’entre eux ou eux tous.

Dans sa confession Smith disait : « Je ne voulais faire aucun mal à cet homme. Je trouvais que c’était un type très bien. Agréable. J’ai continué à le penser jusqu’au moment où je lui ai tranché la gorge. » En parlant à Donald Cullivan, Smith disait : « Ils [les Clutter] ne m’ont jamais fait de mal. Comme les autres. Comme les autres m’en ont fait toute ma vie. Peut-être simplement que les Clutter étaient ceux qui devaient payer pour les autres. »

Il semblerait donc que le psychanalyste professionnel et l’amateur soient tous deux arrivés à des conclusions identiques par des chemins indépendants.

*

L’aristocratie du comté de Finney avait dédaigné d’assister au procès. « Ça se fait pas d’avoir l’air curieux de ce genre d’affaire », annonça l’épouse d’un riche fermier. Néanmoins la dernière audience trouva une bonne partie de la haute société de l’endroit assise à côté des citoyens plus ordinaires. Leur présence était un geste de courtoisie à l’égard du juge Tate et de Logan Green, membres estimés de leur propre classe. Un important contingent d’avocats étrangers, dont un grand nombre étaient venus de très loin, occupaient également plusieurs bancs ; ils se trouvaient là tout spécialement pour entendre la plaidoirie de Green. Petit septuagénaire aux manières suaves mais peu commode, Green jouit d’une grande réputation parmi ses pairs, qui admirent son art de la mise en scène, ses qualités d’acteur possédant un sens du minutage aussi aigu que celui d’un comédien de boîte de nuit. Avocat spécialisé dans les affaires criminelles, son rôle habituel est du côté de la défense, mais, dans le cas présent, l’État avait retenu ses services comme assistant spécial de Duane West, car on pensait que le jeune attorney du comté n’était pas assez aguerri pour se charger de l’accusation sans un appui expérimenté.

Comme la plupart des numéros de vedettes, Green apparut à la fin du programme. Les conseils pondérés du juge Tate au jury le précédèrent, ainsi que la mise en demeure de l’attorney du comté : « Peut-il y avoir un seul doute dans vos esprits quant à la culpabilité des accusés ? Non ! Peu importe qui a pressé la détente du fusil de Richard Eugene Hickock, les deux hommes sont également coupables. Il n’y a qu’une seule façon de s’assurer que ces hommes ne rôderont plus par les villages et les villes de ce pays. Nous demandons la peine maximale : la mort. Cette demande n’est pas faite dans un esprit de vengeance mais en toute humilité… »

Puis il fallut écouter les plaidoiries des avocats de la défense. Le discours de Fleming, qu’un journaliste décrivit comme un « boniment sans conviction », n’était qu’un prêche modéré : « L’homme n’est pas un animal. Il a un corps et il a une âme éternelle. Je ne crois pas que l’homme ait le droit de détruire cette demeure, ce temple où séjourne l’âme… » Bien qu’il fît également appel aux sentiments chrétiens présumés des jurés, Harrison Smith prit comme thème principal les méfaits de la peine capitale : « C’est un reliquat de la barbarie humaine. La loi nous dit qu’il est mal de tuer et elle vient donner l’exemple contraire. Ce qui est presque aussi atroce que le crime qu’elle punit. L’État n’a aucun droit de l’infliger. C’est sans aucune efficacité. Ça n’arrête pas le crime mais diminue le prix de la vie humaine et engendre d’autres meurtres. Nous ne demandons rien d’autre que de la pitié. Et l’emprisonnement à vie est sûrement demander bien peu de pitié… » L’auditoire n’était guère attentif ; comme s’il avait été empoisonné par les nombreux bâillements de fièvre printanière qui alourdissaient l’air, un juré était assis, les yeux hébétés et la bouche si grande ouverte que des abeilles auraient pu y entrer et en sortir en bourdonnant.

Green les réveilla : « Messieurs, dit-il, parlant sans notes, vous venez juste d’entendre deux plaidoyers énergiques demandant grâce pour les accusés. Il me semble heureux que ces admirables défenseurs, Mr. Fleming et Mr. Smith, n’aient pas été dans la maison des Clutter en cette nuit fatidique ; très heureux pour eux qu’ils n’aient pas été présents pour demander grâce pour la famille condamnée. Parce que s’ils avaient été là, eh bien, le lendemain matin, on aurait eu plus de quatre cadavres à compter. »

Au cours de son enfance, dans son Kentucky natal, on appelait Green Pinky, surnom qu’il devait à son visage couvert de taches de rousseur ; à présent, comme il se pavanait devant le jury, le poids de sa responsabilité lui réchauffa le visage et le couvrit de plaques roses. « Je n’ai pas l’intention d’entamer un débat théologique. Mais je m’attendais à ce que les avocats des accusés emploient la sainte Bible comme argument contre la peine de mort. Vous avez entendu la défense citer la Bible. Mais je sais lire moi aussi. » Il ouvrit bruyamment un exemplaire de l’Ancien Testament. « Et voici une ou deux choses que la Bible a à dire sur le sujet. Dans le chapitre XX de l’Éxode, treizième verset, nous trouvons l’un des Dix Commandements : “Tu ne tueras point.” Ceci se rapporte au meurtre qui n’est pas légal. Ça ne fait pas de doute puisque dans le chapitre suivant, verset douzième, le châtiment pour la transgression de ce commandement dit : “Celui qui frappera un homme mortellement sera puni de mort.” Or, Mr. Fleming voudrait vous faire croire que tout ceci a été changé par la venue du Christ. Il n’en est rien. Car le Christ dit : “Ne croyez pas que je sois venu pour détruire la loi ou contredire les prophètes : je ne suis pas venu pour détruire mais pour accomplir ce qu’ont dit les prophètes.” Et finalement… » Green tâtonna, sembla refermer accidentellement la Bible, sur quoi les hommes de la loi assistant au procès sourirent et se poussèrent du coude, car c’était là une vénérable astuce de salle d’audience, l’avocat qui prétend perdre sa page en lisant les Écritures et qui déclare, comme Green le fit maintenant : « Peu importe. Je crois que je puis le citer de mémoire. Chapitre IX de la Genèse, sixième verset : “Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé.”

« Mais, continua Green, je ne vois pas ce qu’il y a à gagner à citer la Bible. L’État du Kansas prévoit que le châtiment pour homicide volontaire sera l’emprisonnement à perpétuité ou la mort par pendaison. C’est la loi. Vous, messieurs, vous êtes ici pour la faire respecter. Et s’il y a un cas où la peine maximum est justifiée, c’est bien celui-ci. Il s’agit de meurtres étranges et féroces. Quatre de vos concitoyens ont été massacrés comme des bêtes à l’abattoir. Et pour quelle raison ? Pas par vengeance ou par haine. Mais pour de l’argent. De l’argent. Un froid calcul de tant d’onces d’argent contre tant d’onces de sang. Et à quel vil prix ces vies ont été achetées ? Pour quarante dollars de butin ! Dix dollars la vie ! » Il se retourna brusquement et pointa un doigt qui oscilla entre Hickock et Smith. « Ils sont venus armés d’un fusil et d’un poignard. Ils sont venus pour voler et pour tuer… » Sa voix trembla, vacilla, disparut comme s’il était étranglé par l’intensité de son propre dégoût pour les accusés débonnaires qui mâchaient du chewing-gum. Se retournant vers le jury, il demanda d’une voix rauque : « Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire de ces hommes qui ligotent un homme, lui tranchent la gorge et lui font sauter la cervelle ? Leur donner la peine minimum ? Et ce n’est là qu’un des quatre chefs d’accusation. Il y a Kenyon Clutter, un jeune garçon avec toute la vie devant lui, attaché, assistant impuissant à la lutte de son père contre la mort. Et la jeune Nancy Clutter qui entend les coups de fusil et sait que son tour vient ensuite. Nancy qui implore qu’on la laisse en vie : “Non. Oh ! je vous en supplie, ne faites pas ça. Je vous en supplie. Je vous en supplie.” Quelle agonie ! Quelle indicible torture ! Et il reste la mère, ligotée et bâillonnée, et qui a dû écouter son mari et ses enfants chéris mourir l’un après l’autre. Écouter jusqu’à ce que les tueurs, ces accusés qui comparaissent devant vous, entrent enfin dans sa chambre, lui braquent le rayon d’une lampe de poche dans les yeux et mettent d’un coup de feu un terme à l’existence d’une maisonnée tout entière. »

S’arrêtant un instant, Green tâta légèrement un furoncle sur sa nuque, un abcès mûr qui semblait, comme lui-même dans son courroux, sur le point d’éclater. « Alors, messieurs, qu’allez-vous faire ? Leur donner la peine minimum ? Les renvoyer au pénitencier et courir le risque de les voir s’évader ou être remis en liberté conditionnelle ? La prochaine fois qu’ils feront un massacre, ce sera peut-être votre famille. Je vous le dis, fit-il solennellement, enveloppant tous les membres du jury d’un regard qui les mettait au défi, quelques-uns de nos crimes énormes ne se produisent que parce qu’un jour une bande de poltrons de jurés ont refusé de faire leur devoir. Maintenant, messieurs, je m’en remets à vous et à votre conscience. »

Il se rassit. West lui dit à voix basse : « C’était magistral, monsieur. »

Mais quelques-uns des auditeurs de Green étaient moins enthousiastes ; et après que le jury se fut retiré pour délibérer, un d’entre eux, un jeune reporter de l’Oklahoma, échangea quelques propos assez vifs avec un autre journaliste, Richard Parr du Star de Kansas City. Le discours de Green avait semblé « brutal et populacier » au journaliste de l’Oklahoma.

« Il a simplement dit la vérité, dit Parr. La vérité peut être brutale à proprement parler.

— Mais il n’avait pas besoin de frapper si fort. C’est injuste.

— Qu’est-ce qui est injuste ?

— Tout le procès. Ces types ont pas la moindre chance.

— Une drôle de chance qu’ils ont donnée à Nancy Clutter.

— Perry Smith. Mon Dieu, il a eu une vie si misérable… »

Parr dit : « Y a plus d’un type qui peut raconter des histoires aussi larmoyantes que ce petit enfant de garce. Moi aussi. Peut-être que je bois trop, mais nom de Dieu j’ai jamais tué quatre personnes de sang-froid.

— Ouais, et pendre l’enfant de garce ? Ça manque pas de sang-froid ça non plus. »

Surprenant la conversation, le Révérend Post se joignit à eux.

« Eh bien, fit-il en faisant circuler une reproduction photographique du portrait de Jésus fait par Perry Smith, un homme qui peut peindre une chose comme ça ne peut pas être entièrement mauvais. Tout de même, c’est pas facile de savoir que faire. Le châtiment capital est pas une solution : ça ne laisse pas au pécheur le temps de venir à Dieu. Parfois ça me désespère. » Personnage jovial avec des dents en or et une pointe de cheveux argentés, il répéta jovialement : « Parfois ça me désespère. Parfois je pense que le vieux Doc Savage avait raison. » Le Doc Savage en question était un héros fictif en vogue chez les jeunes lecteurs de romans populaires de la génération passée. « Si vous vous souvenez bien, les gars, Doc Savage était un genre de surhomme. Il était devenu un expert dans tous les domaines : médecine, science, philosophie, art. Y avait pas grand-chose que ce vieux Doc connaissait pas ou pouvait pas faire. Un de ses projets était de débarrasser le monde des criminels. Il a d’abord acheté une grande île au milieu de l’Océan. Puis avec l’aide de ses assistants – il avait une armée d’assistants spécialisés – il a enlevé tous les criminels du monde et les a conduits sur cette île. Et Doc Savage leur faisait une opération au cerveau. Il enlevait la partie qui contient les pensées mauvaises. Et quand ils se réveillaient, ils étaient tous de bons citoyens. Ils ne pouvaient plus commettre de crimes parce que cette partie de leur cerveau avait été enlevée. Maintenant, il me vient à l’esprit qu’une opération de ce genre pourrait vraiment être la solution à… »

Annonçant le retour du jury, une cloche l’interrompit. Les délibérations du jury avaient duré quarante minutes. De nombreux spectateurs qui s’attendaient à une décision rapide n’avaient même pas quitté leurs sièges. Cependant, on dut aller chercher le juge Tate dans sa propriété où il était allé nourrir ses chevaux. La robe noire qu’il avait revêtue en vitesse ondoyait autour de lui lorsqu’il arriva enfin, mais ce fut avec une dignité et un calme impressionnants qu’il demanda : « Messieurs les jurés, avez-vous établi vos verdicts ? » Leur porte-parole répondit : « Oui, monsieur le Président. » L’huissier vint porter les verdicts cachetés au juge.

Les sifflements stridents d’un train, fanfare d’un express du Santa Fe qui s’approchait, pénétrèrent dans la salle d’audience. La voix de basse de Tate s’entremêla aux hurlements de la locomotive quand il se mit à lire : « Premier chef. Nous, membres du jury, déclarons l’accusé Richard Eugene Hickock coupable d’homicide volontaire et le châtiment est la mort. » Puis, comme s’il s’intéressait à leur réaction, il baissa les yeux sur les prisonniers qui étaient devant lui, attachés à leurs gardiens par des menottes ; ils le dévisagèrent impassiblement jusqu’à ce qu’il se remette à lire les sept chefs d’accusation suivants : trois autres condamnations pour Hickock, et quatre pour Smith.

« … et le châtiment est la mort » ; chaque fois qu’il arriva à cette phrase, Tate la prononça d’une voix sombre et caverneuse qui semblait faire écho au cri lugubre du train qui s’éloignait à présent. Puis il renvoya le jury (« Vous avez fait votre devoir courageusement »), et les condamnés furent emmenés. À la porte, Smith dit à Hickock : « C’est pas des poltrons ces jurés, eh ! » Ils éclatèrent tous deux de rire, et un photographe prit un cliché qui parut dans un journal du Kansas avec la légende : « Leur dernier rire ? »

*

Une semaine plus tard, assise dans son salon, Mrs. Meier parlait à une amie. « Oui, c’est devenu tranquille ici, dit-elle. J’imagine qu’on devrait être reconnaissants que les choses se soient tassées. Mais ça me fait encore de la peine. J’ai jamais eu tellement de rapports avec Dick, mais Perry et moi on en était arrivés à se connaître à fond. Cet après-midi-là, après qu’il ait entendu le verdict et qu’on l’ait ramené ici, je me suis enfermée dans la cuisine pour pas être obligée de le voir. Je me suis assise à la fenêtre de la cuisine et j’ai regardé la foule quitter le palais de justice. Mr. Cullivan, il a levé les yeux et m’a vue et il a fait un signe de la main. Les Hickock. Tout le monde s’en allait. Justement ce matin j’ai reçu une charmante lettre de Mrs. Hickock ; elle est venue me voir plusieurs fois au cours du procès, et j’aurais bien voulu l’aider, seulement, qu’est-ce qu’on peut bien dire à quelqu’un dans une situation semblable ? Mais quand tout le monde a été parti, je me suis mise à laver quelques assiettes et je l’ai entendu pleurer. J’ai branché le poste. Pour pas l’entendre. Mais je l’entendais tout de même. Il pleurait comme un enfant. Il avait jamais flanché avant, jamais donné le moindre signe. Je suis allée le voir. À la porte de sa cellule. Il a tendu la main. Il voulait que je lui prenne la main, et je l’ai fait, je lui ai pris la main et il n’a rien dit d’autre que : “J’étouffe de honte.” Je voulais envoyer chercher le Père Goubeaux ; j’ai dit que j’allais lui faire un riz espagnol dès le lendemain matin, mais il m’a simplement serré la main encore plus fort.

« Et cette nuit-là, entre toutes, il a fallu le laisser seul. Wendle et moi, c’est rare qu’on sorte, mais on avait reçu une invitation depuis un bon moment et Wendle était d’avis qu’il fallait y aller. Mais je regretterai toujours de l’avoir laissé seul. Le lendemain je lui ai préparé son riz. Il ne voulait pas y toucher. C’est à peine s’il voulait me parler. Il détestait le monde entier. Mais le matin où les hommes sont venus pour le conduire au pénitencier, il m’a remerciée et donné une photo de lui. Un petit instantané de lui quand il avait seize ans. Il a dit que c’était comme ça qu’il voulait que je me souvienne de lui, comme le garçon sur la photo.

« Le pire, ça a été les adieux. Sachant où il allait et ce qui allait lui arriver. Son écureuil, pour sûr qu’il s’ennuie de Perry. Il vient continuellement à la cellule à sa recherche. J’ai essayé de lui donner à manger, mais il ne veut pas avoir affaire à moi. Y a que Perry qu’il aimait. »

*

Les prisons sont importantes pour l’économie du comté de Leavenworth, Kansas. C’est là que se trouvent les deux pénitenciers de l’État, un pour les hommes et un pour les femmes ; c’est aussi à Leavenworth que se trouve la plus grande prison fédérale, et à Fort Leavenworth la principale prison militaire du pays, le sinistre Établissement disciplinaire de l’Armée et de l’Aviation des États-Unis. Si tous les pensionnaires de ces institutions étaient remis en liberté, ils pourraient peupler une petite ville.

La plus ancienne des prisons est le pénitencier du Kansas pour hommes, palace noir et blanc à tourelles qui confère un aspect particulier à une ville de province par ailleurs assez ordinaire, Lansing. Construite durant la guerre de Sécession, elle reçut son premier pensionnaire en 1864. De nos jours le nombre de prisonniers se situe en moyenne aux alentours de deux mille ; le directeur actuel, Sherman H. Crouse, tient un registre où est inscrit le total quotidien selon la race (par exemple, Blancs 1 405, Noirs 360, Mexicains 12, Indiens 6). Quelle que soit sa race, chaque prisonnier est citoyen d’un village de pierre qui existe à l’intérieur des murs escarpés et garnis de mitrailleuses de la prison : douze arpents gris de rues cimentées, de bâtisses cellulaires et d’ateliers.

À l’extrémité sud de l’enceinte de la prison se trouve un étrange petit immeuble : un sombre édifice à un étage ayant la forme d’un cercueil. Officiellement appelé la « Maison de relégation et d’isolement », cet établissement constitue une prison à l’intérieur d’une prison. Les prisonniers ont baptisé le rez-de-chaussée le « Trou » ; l’endroit où les plus difficiles d’entre eux, les « fortes têtes » qui font toujours des ennuis, sont relégués de temps à autre. On accède à l’étage supérieur par un escalier circulaire en fer ; c’est là que se trouve l’Allée de la Mort.

Ce fut en fin d’après-midi, un jour pluvieux d’avril, que les assassins des Clutter gravirent l’escalier pour la première fois. Arrivés de Garden City à Lansing après un voyage de quatre cents miles en voiture qui dura huit heures, les nouveaux venus furent déshabillés et douchés ; on leur coupa les cheveux très court et ils reçurent des uniformes en grosse toile et des pantoufles de feutre (dans la plupart des prisons américaines, ces pantoufles sont les chaussures habituelles du condamné) ; puis une escorte armée les conduisit à travers un crépuscule humide jusqu’à l’édifice en forme de cercueil, leur fit gravir l’escalier en spirale et les jeta dans deux des douze cellules en rangée qui forment l’Allée de la Mort de Lansing.

Les cellules sont identiques. Elles mesurent deux mètres sur trois et ne sont pas meublées, à l’exception d’une couchette, un W.-C., une cuvette et une ampoule qui reste toujours allumée au plafond, jour et nuit. Les fenêtres des cellules sont très étroites et non seulement obstruées mais couvertes d’un grillage métallique noir comme un voile de veuve ; ainsi, les visages de ceux qui ont été condamnés à la pendaison ne peuvent être que vaguement discernés par les passants. Les condamnés eux-mêmes peuvent voir à l’extérieur assez facilement ; ce qu’ils voient est un terrain désert en terre battue qui sert de stade de baseball l’été, au bout du terrain une partie du mur de la prison et, plus haut, un morceau de ciel.

Le mur est en pierre brute ; des pigeons nichent dans les crevasses. Située dans la partie du mur visible aux occupants de l’Allée de la Mort, une porte de fer rouillée aux gonds grinçant lugubrement fait s’envoler les pigeons chaque fois qu’on l’ouvre. La porte donne sur un entrepôt caverneux où, même par les plus chaudes journées, l’air est humide et frais. On y garde un certain nombre de choses : des réserves de métal employé par les prisonniers pour fabriquer des plaques minéralogiques de voiture, du bois de charpente, de vieilles machines, des accessoires de baseball, et aussi un gibet en bois naturel qui sent vaguement le pin. Car c’est la salle d’exécution de l’État ; quand on amène un homme ici pour le pendre, les prisonniers disent soit qu’il est « allé au Coin », soit qu’il a « rendu visite à l’entrepôt ».

Conformément à la sentence du tribunal, Smith et Hickock devaient « visiter l’entrepôt » six semaines plus tard : une minute après minuit le vendredi 13 mai 1960.

*

Le Kansas a aboli la peine capitale en 1907 ; en 1935, à cause d’une épidémie soudaine de criminels professionnels qui se déchaînèrent dans le Midwest (Alvin « Old Creepy » Karpis, Charles « Pretty Boy » Floyd, Clyde Barrow et sa maîtresse homicide, Bonnie Parker), les législateurs de l’État en votèrent le rétablissement. Cependant, le bourreau n’eut pas l’occasion d’exercer ses talents avant 1944 ; au cours des dix années suivantes il eut neuf occasions supplémentaires. Mais au cours des six dernières années, ou depuis 1954, il n’y avait pas eu d’indemnité versée à un bourreau dans le Kansas (sauf à l’Établissement disciplinaire de l’Armée et de l’Aviation, qui possède aussi un gibet). Feu George Docking, gouverneur du Kansas de 1957 à 1960, fut responsable de cette lacune, car il était absolument opposé à la peine de mort (« Simplement que ça me plaît pas de tuer les gens »).

Or, à cette époque, avril 1960, il y avait dans les prisons des États-Unis cent quatre-vingt-dix personnes qui attendaient l’exécution civile ; cinq, y compris les assassins des Clutter, se trouvaient parmi les pensionnaires de Lansing. À l’occasion, les gens importants qui visitent la prison sont invités à jeter ce qu’un haut fonctionnaire appelle « un petit coup d’œil à l’Allée de la Mort ». On confie ceux qui acceptent à un gardien, et, tout en précédant le touriste sur la passerelle de fer qui fait face aux cellules, on peut s’attendre à ce que ce dernier identifie les condamnés avec ce qu’il doit considérer comme d’amusantes civilités. « Et voici, dit-il en 1960 à un visiteur, Mr. Perry Edward Smith. Maintenant, la porte suivante, c’est le copain de Mr. Smith, Mr. Richard Eugene Hickock. Et ici, nous avons Mr. Earl Wilson. Et, après Mr. Wilson, faites la connaissance de Mr. Bobby Joe Spencer. Et quant à ce dernier gentleman, je suis certain que vous reconnaissez le célèbre Mr. Lowell Lee Andrews. »

Earl Wilson, solide noir chanteur d’hymnes, avait été condamné à mort pour avoir kidnappé, violé et torturé une jeune femme blanche ; bien qu’elle eût survécu, la victime était demeurée gravement mutilée. Bobby Joe Spencer, jeune efféminé de race blanche, avait avoué le meurtre d’une femme d’un certain âge de Kansas City, propriétaire de la pension où il habitait. Avant de quitter ses fonctions en janvier 1961, le gouverneur Docking, qui n’avait pas été réélu (en grande partie à cause de son attitude à l’égard de la peine capitale), commua la peine de ces deux hommes en emprisonnement à vie, ce qui signifiait généralement qu’ils pourraient solliciter leur remise en liberté conditionnelle dans sept ans. Cependant, Bobby Joe Spencer ne tarda pas à tuer encore une fois : il poignarda un autre jeune prisonnier, son rival dans l’affection d’un bagnard plus âgé (comme le dit un gardien de la prison : « Deux petites gouapes qui se battaient pour un mac »). Ce geste valut à Spencer une deuxième condamnation à vie. Mais le public ne savait pas grand-chose de Wilson ou de Spencer ; en comparaison de Smith et Hickock ou du cinquième homme de l’Allée, Lowell Lee Andrews, la presse les avait plutôt négligés.

Deux ans plus tôt, Lowell Lee Andrews, énorme garçon de dix-huit ans à la vue faible, portant des verres à monture en corne et pesant dans les cent cinquante kilos, était en seconde à l’Université du Kansas ; c’était un élève brillant qui se spécialisait en biologie. Bien qu’il fût de nature solitaire, renfermée et peu communicative, ses proches, tant à l’Université que dans la ville de Wolcott, Kansas, où il habitait, le considéraient comme exceptionnellement doux et d’un « excellent naturel » (par la suite, un journal du Kansas publia un article à son sujet sous le titre : « Le plus gentil garçon de Wolcott »). Mais le jeune érudit tranquille recelait une seconde personnalité insoupçonnée, issue d’un blocage affectif et d’un esprit tourmenté à travers lequel passaient de froides et cruelles pensées. Sa famille – ses parents et une sœur un peu plus âgée, Jennie Marie – aurait été stupéfaite si elle avait connu les rêves diurnes que faisait Lowell Lee au cours de l’été et l’automne 1958 ; le fils brillant, le frère adoré, projetait de les empoisonner tous.

Andrews père était un fermier prospère ; il n’avait pas beaucoup d’argent en banque mais possédait des terres évaluées à environ deux cent mille dollars. Le désir d’hériter de cette propriété était évidemment le mobile du projet qu’avait formé Lowell Lee de détruire sa famille. Car le mystérieux Lowell Lee, celui que masquait le pieux étudiant en biologie, se prenait pour un cerveau du crime au cœur de glace : il voulait porter des chemises de soie comme celles des gangsters et conduire des voitures sport écarlates ; il voulait être reconnu pour autre chose qu’un écolier à lunettes, chaste, studieux et obèse ; et tout en ne détestant aucun membre de sa famille, du moins consciemment, les assassiner semblait la façon la plus rapide et la plus logique de satisfaire les désirs dont il était la proie. Il avait décidé d’employer l’arsenic ; après avoir empoisonné les victimes, il se proposait de les border dans leurs lits et de mettre le feu à la maison dans l’espoir que les enquêteurs crussent à une mort accidentelle. Cependant, un détail le troublait : à supposer que l’autopsie révèle la présence de l’arsenic ? Et à supposer qu’on puisse prouver qu’il avait acheté le poison ? Vers la fin de l’été, il échafauda un autre plan. Il passa trois mois à le polir. Finalement, une nuit de novembre où il faisait près de zéro, il fut prêt à passer à l’action.

C’était durant la semaine de Thanksgiving, et Lowell Lee était à la maison pour les vacances, tout comme Jennie Marie, une fille intelligente mais plutôt quelconque, qui allait au collège en Oklahoma. Le soir du 29 novembre, aux alentours de 7 heures, Jennie Marie était assise dans le salon avec ses parents à regarder la télévision ; Lowell Lee s’était enfermé dans sa chambre et lisait le dernier chapitre des Frères Karamazov. Après avoir terminé, il se rasa, revêtit son meilleur complet et se mit à charger une carabine semi-automatique de calibre 22 et un revolver Ruger du même calibre. Il glissa le revolver dans un étui qui pendait à sa ceinture, mit la carabine sur son épaule et se rendit d’un pas tranquille, par un couloir, jusqu’au salon qui n’était éclairé que par l’écran tremblotant de la télévision. Il fit de la lumière, ajusta sa carabine, pressa la détente et frappa sa sœur entre les deux yeux, la tuant sur le coup. Il fit feu trois fois sur sa mère et deux fois sur son père. Les yeux exorbités, les bras tendus, la mère se dirigea vers lui en chancelant ; elle essaya de parler, sa bouche s’ouvrit, se referma, mais Lowell Lee dit : « La ferme ! » Pour s’assurer qu’elle obéirait, il tira sur elle encore trois fois. Cependant, Mr. Andrews était toujours vivant ; sanglotant, gémissant, il rampa sur le plancher en direction de la cuisine, mais à la porte de la cuisine le fils sortit le revolver de son étui et vida complètement le chargeur ; puis il rechargea l’arme et la vida une nouvelle fois ; son père reçut dix-sept balles en tout.

Selon les déclarations qu’on lui attribua, Andrews ne ressentit « rien du tout. Le moment était arrivé et je faisais ce que j’avais à faire. Un point c’est tout ». Après les meurtres, il releva une fenêtre de sa chambre et enleva le grillage ; puis il se promena à travers la maison, vidant les tiroirs des commodes, en éparpillant le contenu : son intention était de faire croire que le crime avait été commis par des voleurs. Ensuite, au volant de la voiture de son père, il couvrit une distance de quarante miles sur des routes que la neige avait rendues glissantes ; il se rendit jusqu’à Lawrence, ville où se trouve l’Université du Kansas ; en chemin il se gara sur un pont, démonta les armes du crime et s’en débarrassa en jetant les pièces dans la rivière Kansas. Mais, naturellement, le but véritable du voyage était de se procurer un alibi. Il s’arrêta d’abord à la pension universitaire où il logeait ; il parla à la propriétaire, lui racontant qu’il était venu chercher sa machine à écrire et qu’en raison du mauvais temps le voyage de Wolcott à Lawrence avait pris deux heures. Prenant congé, il se rendit dans un cinéma où, contrairement à son habitude, il bavarda avec une ouvreuse et une vendeuse de friandises. À 11 heures, à la fin du film, il revint à Wolcott. Le chien bâtard de la famille l’attendait sous la véranda ; il geignait de faim ; alors, Lowell Lee entra dans la maison, enjamba le corps de son père et prépara un bol de lait chaud et de bouillie ; puis, tandis que le chien le lapait, il téléphona au bureau du shérif et dit : « Je m’appelle Lowell Lee Andrews. J’habite au 6040 Wolcott Drive, et je désire signaler un vol… »

Quatre policiers appartenant au bureau du shérif du comté de Wyandotte se rendirent sur les lieux. Un d’entre eux, l’agent Meyers, décrivit la scène comme suit : « Il était 1 heure du matin quand on est arrivés sur place. Toutes les lumières de la maison étaient allumées. Et ce gros garçon aux cheveux noirs, Lowell Lee, était assis sous la véranda et caressait son chien. Il lui flattait la tête. Le lieutenant Athey a demandé au garçon ce qui s’était passé ; celui-ci a montré la porte du doigt, d’un air vraiment décontracté, et a dit : “Jetez un coup d’œil là-dedans !” » Après avoir regardé, les policiers étonnés firent venir le coroner du comté, et cet homme aussi fut frappé par l’indifférence et l’insensibilité du jeune Andrews, car, lorsque le coroner lui demanda quelles dispositions il désirait voir prendre pour les funérailles, Andrews répondit en haussant les épaules : « Je me fous pas mal de ce que vous en faites. »

Deux enquêteurs supérieurs apparurent bientôt et commencèrent à interroger l’unique survivant de la famille. Bien qu’ils fussent convaincus qu’il mentait, les détectives écoutèrent avec respect l’histoire qu’il raconta : il était allé à Lawrence pour prendre une machine à écrire ; il était allé au cinéma et à son retour chez lui, après minuit, il avait découvert que les chambres à coucher avaient été saccagées et que sa famille avait été assassinée. Il ne démordit pas de son histoire et n’en aurait peut-être rien changé, à la suite de son arrestation et de son transfert à la prison du comté, si les autorités n’avaient obtenu l’aide du Révérend Mr. Virto C. Dameron.

Personnage à la Dickens, orateur onctueux et jovial, ne parlant jamais que des feux de l’enfer, le Révérend Dameron était pasteur de l’Église Baptiste Grandview de Kansas City, Kansas, église que fréquentait régulièrement la famille Andrews. Éveillé par un appel urgent du coroner du comté, Dameron se présenta à la prison vers 3 heures du matin, sur quoi les détectives qui avaient interrogé le suspect avec acharnement mais sans succès se retirèrent dans une autre pièce, laissant le pasteur seul en tête à tête avec son paroissien. L’entrevue s’avéra fatale pour ce dernier qui en fit le récit suivant à un ami plusieurs mois après : « Mr. Dameron a dit : “Allons, Lee, je te connais depuis toujours. Depuis que t’étais haut comme trois pommes. Et je connaissais ton père depuis toujours, on a grandi ensemble, on était des amis d’enfance. Et c’est pour ça que je suis ici, pas seulement parce que je suis ton pasteur, mais parce que tu es comme un membre de ma propre famille. Et parce que t’as besoin d’un ami en qui tu peux avoir confiance et à qui tu peux parler. Cet événement terrible m’a mis dans un état atroce et je suis tout aussi anxieux que toi de voir les coupables attrapés et punis”.

« Il voulait savoir si j’avais soif, ce qui était le cas, et il est allé me chercher un coca ; après ça, il s’est mis à parler des vacances de Thanksgiving, il a demandé si je me plaisais à l’école, et tout à coup, il a dit : “Voyons, Lee, il semble que ces gens aient certains doutes quant à ton innocence. Je suis certain que tu serais d’accord pour subir un test au détecteur de mensonges afin de convaincre ces hommes de ton innocence et qu’ils se mettent au boulot pour attraper les coupables.” Puis il a dit : “Lee, t’as pas fait cette chose atroce, n’est-ce pas ? Si tu l’as faite, c’est le moment de purifier ton âme.” L’instant suivant, j’ai pensé quelle différence ça peut bien faire et je lui ai raconté la vérité, presque tous les détails. Il ne cessait de hocher la tête, de rouler les yeux et de se frotter les mains, et il a dit que c’était une chose terrible et que j’aurais à en répondre devant le Tout-Puissant, qu’il faudrait que je purifie mon âme en disant aux policiers ce que je lui avais raconté ; il m’a demandé si j’étais prêt à le faire. » Recevant un signe affirmatif, le conseiller spirituel du prisonnier passa dans une pièce voisine où attendaient quantité de policiers, et il les invita d’un air exultant : « Entrez. Le garçon est prêt à faire une déclaration. »

L’affaire Andrews devint le départ d’une croisade légale et médicale. Avant le procès au cours duquel Andrews plaida non coupable pour cause de folie, le personnel psychiatrique de la Clinique Menninger entreprit un examen approfondi de l’accusé, d’où résulta un diagnostic de « schizophrénie, type simple ». Par « simple » les médecins qui avaient établi le diagnostic voulaient dire qu’Andrews ne souffrait pas d’illusions, de fausses perceptions, d’hallucinations, mais de la maladie primaire de dissociation entre la pensée et les sensations. Il comprenait la nature de ses actes, qu’ils étaient interdits et qu’il était passible de châtiment. « Mais – nous citons ici le Dr. Joseph Satten, un des experts – Lowell Lee Andrews ne ressentait pas la moindre émotion. Il se considérait comme la seule personne importante et la seule personne qui ait un sens au monde. Et dans son propre monde solitaire, il lui semblait tout aussi normal de tuer sa mère que de tuer un animal ou une mouche. »

L’opinion du Dr. Satten et de ses collègues était que le crime d’Andrews était un exemple si indiscutable de responsabilité amoindrie que le cas offrait une occasion idéale de contester la règle M’Naghten devant les tribunaux du Kansas. La règle M’Naghten, comme nous l’avons précisé plus haut, ne reconnaît aucune forme de folie tant que l’accusé est capable de reconnaître la différence entre le bien et le mal, légalement, non pas moralement. Au grand désespoir des psychiatres et des hommes de loi libéraux, la règle est acceptée dans les tribunaux du Commonwealth britannique, et, aux États-Unis, dans les tribunaux de tous les États à l’exception d’une demi-douzaine environ et du District of Columbia qui se conforment à la règle Durham, plus indulgente bien que moins pratique selon certains esprits. La règle Durham dit simplement qu’un accusé n’est pas criminellement responsable si son acte illégal est le produit d’une maladie ou d’une déficience mentales.

Bref, ce que les défenseurs d’Andrews, une équipe composée de psychiatres de la Clinique Menninger et de deux avocats de premier ordre, espéraient obtenir, c’était une victoire qui eût la dimension d’un événement légal. La condition essentielle était de persuader le tribunal de substituer la règle Durham à la règle M’Naghten. En cas de succès, alors Andrews, en raison des preuves abondantes de sa schizophrénie, ne serait certainement pas condamné à la pendaison, ni même à l’emprisonnement, mais interné à l’hôpital d’État pour fous criminels.

Cependant, la défense n’avait pas tenu compte du conseiller religieux de l’accusé, l’infatigable Révérend Mr. Dameron, qui apparut au procès comme témoin à charge principal et qui raconta au tribunal, dans le style rococo et exalté d’un prédicateur ambulant qu’il avait fréquemment mis son ancien élève de l’École du dimanche en garde contre la colère menaçante de Dieu : « Je dis que rien au monde ne vaut plus cher que ton âme, et tu as reconnu de nombreuses fois dans nos conversations que ta foi est faible, que tu ne crois pas en Dieu. Tu sais maintenant que tout péché se dresse contre Dieu et que Dieu est ton juge final et que tu dois Lui répondre. C’est ce que j’ai dit pour lui faire sentir l’atrocité de la chose qu’il avait faite et qu’il lui fallait répondre de ce crime au Tout-Puissant. »

Apparemment le Révérend Dameron était déterminé à ce que le jeune Andrews réponde non seulement au Tout-Puissant mais également à des puissances plus temporelles, car ce fut son témoignage, ajouté aux aveux de l’accusé, qui régla l’affaire. Le président du tribunal maintint la règle M’Naghten et le jury accorda à l’État la peine de mort qu’il demandait.

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Le vendredi 13 mai, première date fixée pour l’exécution de Smith et de Hickock, passa sans qu’il leur arrive le moindre mal, la Cour suprême du Kansas leur ayant accordé un sursis en attendant le résultat des démarches qu’avaient entreprises leurs avocats pour obtenir un nouveau procès. À ce moment-là, le verdict d’Andrews était réexaminé par le même tribunal.

La cellule de Perry était contiguë à celle de Dick ; bien qu’ils ne pussent se voir, ils pouvaient facilement converser ; pourtant, Perry parlait rarement à Dick, et ce n’était pas en raison d’une animosité ouverte entre eux (après avoir échangé quelques reproches sans conviction, leurs rapports s’étaient changés en une tolérance mutuelle : l’acceptation de frères siamois qui ne se plaisent guère mais qui n’y peuvent rien) ; c’était parce que Perry, circonspect comme à l’habitude, secret, soupçonneux, détestait que les gardiens et les autres prisonniers surprennent ses « affaires personnelles », tout spécialement Andrews, ou Andy comme on l’appelait dans l’Allée de la Mort. L’accent cultivé d’Andrews et le côté précis de son intelligence universitaire exaspéraient Perry qui, bien qu’il n’eût pas dépassé la sixième, se croyait plus instruit que la plupart des gens et prenait plaisir à les corriger, tout particulièrement pour la grammaire et la prononciation. Mais voilà que soudain quelqu’un, « juste un gosse », le reprenait constamment. Était-il tellement surprenant qu’il n’ouvre jamais la bouche ? Il valait mieux la boucler que de s’exposer à une des remarques insolentes du potache, comme : « Ne dis pas que tu es désintéressé quand tu veux dire qu’une chose t’est indifférente. » Andrews était bien intentionné, sans méchanceté, mais Perry aurait aimé le faire frire dans de l’huile bouillante ; pourtant, il ne l’admit jamais, il ne laissa jamais ses compagnons deviner pourquoi, après un de ces incidents humiliants, il s’assit dans son coin et ne toucha pas aux repas qu’on lui apportait trois fois par jour. Au début juin, il s’arrêta complètement de manger ; il dit à Dick : « Tu peux attendre la corde. Mais moi pas » et à partir de cet instant il refusa de boire et de manger, ou d’adresser la parole à qui que ce fût.

Le jeûne dura cinq jours avant que le directeur de la prison ne le prenne au sérieux. Le sixième jour, il ordonna qu’on transporte Smith à l’hôpital de la prison, mais cette mesure n’affaiblit pas la résolution de Perry ; lorsqu’on essaya de le nourrir de force, il se débattit, secoua la tête et serra les mâchoires jusqu’à ce qu’elles soient aussi raides que des fers à cheval. En fin de compte, il fallut le ligoter et le nourrir par perfusions intraveineuses ou par un tube introduit dans une de ses narines. Malgré tout, au cours des neuf semaines suivantes, son poids passa de soixante-quinze à cinquante-deux kilos, et l’on avertit le directeur qu’il serait impossible de maintenir le patient en vie indéfiniment rien qu’en le nourrissant de force.

Bien qu’impressionné par la volonté de Perry, Dick ne voulut pas admettre que son intention fût de se tuer ; même quand on annonça que Perry était dans le coma, il dit à Andrews, avec qui il s’était lié d’amitié, que son ancien complice faisait semblant d’être malade. « Il veut simplement leur faire croire qu’il est cinglé. »

Andrews, qui était un boulimique (il avait rempli un album de photos de victuailles allant du gâteau aux fraises au porc rôti), dit : « Peut-être qu’il est cinglé. Se laisser crever de faim comme ça.

— Il veut seulement sortir d’ici. Il fait semblant. Pour qu’ils disent qu’il est fou et qu’ils le mettent chez les dingues. »

Par la suite, Dick prit goût à citer la réponse d’Andrews, car elle lui semblait un exemple frappant de « l’étrange façon de penser » du garçon, de sa suffisance rêveuse. « Eh bien, aurait dit Andrews, pour sûr que ça m’a pas l’air d’un moyen facile. Se laisser crever de faim. Parce que tôt ou tard, on va tous sortir d’ici. Soit en marchant ou les pieds devant. Personnellement j’m’en fous que ce soit en marchant ou les pieds devant. En fin de compte ça revient au même. »

Dick dit : « Ce qui va pas chez toi, Andy, c’est que t’as aucun respect de la vie humaine. Y compris la tienne. »

Andrews approuva. « Et, fit-il, j’vais te dire encore autre chose. Si jamais je sors d’ici en vie je veux dire en faisant la belle, eh bien, peut-être que personne saura jamais où Andy est allé, mais pour sûr qu’ils sauront par où Andy est passé. »

Tout l’été, Perry oscilla entre un état de stupeur à demi éveillé et un sommeil léger trempé de sueur. Des voix vociféraient dans sa tête ; une voix lui demandait continuellement : « Où est Jésus ? Où ? » Et il s’éveilla un jour en criant : « L’oiseau est Jésus ! L’oiseau est Jésus ! » Sa vieille chimère théâtrale préférée, celle où il se voyait comme « Perry O’Parsons, l’Homme Orchestre », revint sous la forme d’un rêve périodique. Le centre géographique du rêve était une boîte de nuit de Las Vegas où, portant un haut-de-forme et un smoking blancs, il se pavanait sous les feux de la rampe, jouant tour à tour de l’harmonica, de la guitare, du banjo et du tambour ; il chantait You Are My Sunshine et faisait un numéro de danse à claquettes sur un petit escalier doré ; en haut, debout sur une plateforme, il s’inclinait. Il n’y avait pas le moindre applaudissement, pas un seul, et pourtant des milliers de clients étaient entassés dans la vaste pièce aux couleurs criardes, un auditoire étrange, surtout des hommes et surtout des nègres. Les dévisageant, le comédien en nage comprenait finalement leur silence, car il s’apercevait soudain que c’étaient des fantômes, les esprits de ceux qui avaient été légalement annihilés, pendus, envoyés à la chambre à gaz, électrocutés, et il se rendait compte au même moment qu’il était là pour les rejoindre, que les marches peintes en or conduisaient à un échafaud, que la plateforme où il se trouvait s’ouvrait sous ses pieds. Son haut-de-forme culbutait ; urinant et déféquant, Perry O’Parsons entrait dans l’éternité.

Un après-midi, s’échappant d’un rêve, il s’éveilla et trouva le directeur de la prison debout à côté de son lit. Le directeur dit : « J’ai l’impression que vous avez fait un petit cauchemar ? » Mais Perry refusa de répondre, et le directeur, qui était venu à l’hôpital à plusieurs reprises pour essayer de persuader le prisonnier de cesser son jeûne, dit : « J’ai quelque chose ici. De la part de votre père. J’ai pensé que vous voudriez peut-être y jeter un coup d’œil. » Les yeux dilatés et brillants dans un visage qui était maintenant d’une pâleur presque phosphorescente, Perry regarda attentivement le plafond ; ayant placé une carte postale sur la table de chevet du patient, le visiteur repoussé s’en alla.

Cette nuit-là, Perry regarda la carte. Elle était adressée au directeur de la prison et elle avait été mise à la poste à Blue Lake, Californie ; tracé d’une écriture familière et serrée, le message disait : « Cher Monsieur, il paraît que mon fils Perry se trouve encore sous votre garde. Je vous prie de m’écrire ce qu’il a fait de mal et de me dire si je pourrais le voir si je venais. Ici tout va bien et j’espère qu’il en est de même pour vous. Tex J. Smith. » Perry déchira la carte, mais elle resta gravée dans son esprit car ces quelques mots frustes avaient ressuscité sa capacité émotive, avaient réveillé l’amour et la haine et lui avaient rappelé qu’il était toujours ce qu’il avait essayé de ne plus être – vivant. « Et j’ai simplement décidé, annonça-t-il par la suite à un ami, qu’il valait mieux rester comme ça. Si quelqu’un voulait prendre ma vie, j’allais pas l’aider. Il faudrait qu’il se batte pour l’avoir. »

Le lendemain matin il demanda un verre de lait, le premier aliment qu’il prenait de son plein gré depuis quatorze semaines. Grâce à un régime de lait de poule et de jus d’orange, il reprit graduellement du poids ; en octobre, le médecin de la prison, le Dr. Robert Moore, le jugea suffisamment rétabli pour retourner dans l’Allée de la Mort. Lorsqu’il y arriva, Dick lui dit en riant : « Bienvenue à la maison, coco. »

*

Deux années s’écoulèrent.

Le départ de Wilson et de Spencer laissa Smith, Hickock et Andrews seuls sous l’éclairage brûlant et derrière les fenêtres voilées de l’Allée de la Mort. Les privilèges accordés aux prisonniers ordinaires leur étaient refusés ; pas de poste de radio ou de jeux de cartes, pas même de séance d’exercice physique ; en fait, on ne les laissait jamais sortir de leurs cellules, sauf le samedi pour les conduire aux douches et leur remettre ensuite des vêtements propres pour la semaine ; les seules autres occasions d’élargissement momentané étaient les visites très espacées de leurs avocats et de leurs parents. Mrs. Hickock venait une fois par mois ; son mari était mort, elle avait perdu sa ferme, et, comme elle le raconta à Dick, elle vivait tantôt chez un parent, tantôt chez un autre.

Perry avait le sentiment d’exister « à de grandes profondeurs », peut-être parce que l’Allée de la Mort était habituellement grise et calme comme le fond de l’Océan ; le silence n’était interrompu que par les ronflements, les quintes de toux, le bruissement des pantoufles, le battement d’ailes des pigeons qui nichaient dans les murs de la prison. Mais pas toujours. « Des fois, écrivit Dick dans une lettre à sa mère, on ne peut pas s’entendre penser. Ils jettent des types dans les cellules d’en bas, ce qu’on appelle le Trou, et il y en a un tas qui se débattent comme des forcenés. Ils crient et jurent tout le temps. Comme c’est intolérable, tout le monde commence à hurler qu’ils se taisent. Je voudrais bien que tu m’envoies des boules Quiès. Seulement, on me permettrait pas de les garder. Pas de repos pour les méchants, j’imagine. »

Le petit immeuble avait plus d’un siècle et le changement de saisons accélérait sa décrépitude : le froid de l’hiver imprégnait la pierre et le fer, et l’été, quand la température montait souvent au-dessus de quarante-cinq, les vieilles cellules étaient des chaudrons malodorants. « Tellement chaud que la peau me cuit, écrivit Dick dans une lettre datée du 5 juillet 1961. J’essaie de ne pas trop bouger. Je reste assis sur le plancher. Mon lit est trop trempé de sueur pour m’étendre dessus, et l’odeur me rend malade parce qu’on prend un seul bain par semaine et qu’on porte toujours les mêmes vêtements. Pas la moindre aération et les ampoules ne font qu’augmenter la chaleur. Les insectes viennent sans cesse s’écraser contre les murs. »

Contrairement aux prisonniers ordinaires, les condamnés à mort ne sont pas assujettis à un travail quotidien ; ils peuvent faire de leur temps ce qui leur plaît : dormir toute la journée, comme le faisait fréquemment Perry (« Je fais semblant d’être un tout petit bébé qui peut pas garder les yeux ouverts ») ; ou, comme c’était l’habitude d’Andrews, lire toute la nuit. Andrews lisait en moyenne de quinze à vingt volumes par semaine ; son goût englobait à la fois les belles-lettres et la littérature de bas étage, et il aimait la poésie, particulièrement celle de Robert Frost, mais il admirait également Whitman, Emily Dickinson, et les poèmes comiques d’Ogden Nash. Bien que la nature inextinguible de sa soif littéraire eût bientôt épuisé les rayons de la bibliothèque de la prison, l’aumônier ainsi que d’autres personnes qui éprouvaient de la sympathie pour Andrews l’approvisionnaient en colis de la bibliothèque de Kansas City.

Dick bouquinait passablement lui aussi, mais son intérêt se limitait à deux thèmes : le sexe, tel qu’on le trouve dans les romans de Harold Robbins et d’Irving Wallace (après que Dick lui eut passé un de ces romans, Perry le renvoya avec une note indignée : « Saleté dégénérée pour sales esprits dégénérés ! »), et les livres de loi. Chaque jour il passait des heures à feuilleter des textes légaux, recueillant des matériaux dont il attendait qu’ils aident à annuler sa condamnation. Toujours à la poursuite de la même cause, il bombarda de lettres des organismes tels que l’Union américaine des Libertés civiques et l’Association du Barreau du Kansas : lettres attaquant son procès comme une « parodie de justice » et exhortant les destinataires à l’aider à obtenir un nouveau procès. Perry accepta de rédiger des plaidoyers du même genre, mais lorsque Dick suggéra qu’Andy suive leur exemple en écrivant des protestations pour son propre compte, Andrews répondit : « J’vais m’occuper de mon cou, occupez-vous du vôtre. » (En fait, le cou de Dick n’était pas la partie de son anatomie qui l’inquiétait le plus dans l’immédiat. « Je perds des poignées de cheveux, confia-t-il dans une autre lettre à sa mère. Je suis désespéré. Autant que je puisse me souvenir, personne n’a jamais été chauve dans notre famille, et l’idée d’être un vilain vieux déplumé me met hors de moi. »)

Arrivant au travail par une soirée d’automne en 1961, les deux gardiens de nuit de l’Allée de la Mort avaient des nouvelles. « Eh bien, annonça l’un d’eux, vous pouvez vous attendre à avoir de la compagnie, les gars. » Le sens de la remarque était évident pour son auditoire : ça signifiait que deux jeunes soldats qui étaient passés en jugement pour le meurtre d’un employé de chemin de fer du Kansas avaient été condamnés à mort. « Oui m’sieur, dit le gardien, confirmant cette nouvelle, ils ont eu la peine de mort. » Dick dit : « Bien sûr. C’est drôlement à la mode dans le Kansas. Les jurys la donnent comme s’ils donnaient des bonbons à des gosses. »

L’un des soldats, George Ronald York, était âgé de dix-huit ans ; son compagnon, James Douglas Latham, avait un an de plus. Ils étaient tous deux exceptionnellement bien de leur personne, ce qui explique peut-être pourquoi des hordes d’adolescentes avaient suivi leur procès. Bien que reconnus coupables d’un seul assassinat, les deux jeunes soldats avaient fait sept victimes au cours d’une randonnée meurtrière à travers le pays.

Blond aux yeux bleus, Ronnie York était né et avait été élevé en Floride où son père était un scaphandrier bien connu et bien payé. Les York avaient une vie familiale agréablement confortable, et Ronnie, trop aimé et trop adulé par ses parents et par une jeune sœur pour qui il était un dieu, en était le centre adoré. Le milieu de Latham était à l’extrême opposé, tout aussi triste que celui de Perry Smith. Né dans le Texas, c’était le dernier enfant de parents prolifiques et sans le sou qui se battirent jusqu’au moment où ils se séparèrent finalement, laissant leur progéniture voler de ses propres ailes, dispersée çà et là, errante et rejetée comme une poignée d’herbes folles du Texas. À l’âge de dix-sept ans, ayant besoin d’un refuge, Latham s’engagea dans l’Armée ; deux ans plus tard, reconnu coupable de s’être absenté sans permission, il fut incarcéré à la prison de Fort Hood, Texas. Ce fut là qu’il rencontra Ronnie York, qui purgeait aussi une peine de prison pour s’être absenté sans permission. Bien que très différents, même physiquement – York était grand et impassible, tandis que le Texan était un jeune homme de petite taille aux yeux d’un brun chaud animant un petit visage déluré et bien dessiné – ils découvrirent qu’ils partageaient au moins une opinion inébranlable : le monde était détestable, et tous ceux qui en faisaient partie seraient mieux morts. « C’est un monde pourri, dit Latham. Rien d’autre à faire que d’être dégueulasse. C’est tout ce que l’homme comprend. Brûle sa grange, il comprendra. Empoisonne son chien. Tue-le. » Ronnie déclara que Latham avait « mille fois raison », et il ajouta : « De toute façon, c’est leur faire une faveur que de les tuer. »

Ce fut à deux femmes de Georgie qu’ils choisirent de faire cette faveur la première fois, de respectables ménagères qui eurent le malheur de rencontrer York et Latham peu de temps après que les deux meurtriers se furent évadés de la prison de Fort Hood, qu’ils eurent volé une camionnette et pris la direction de Jacksonville, Floride, la ville où habitait York. Le lieu de rencontre fut un poste d’essence dans la banlieue obscure de Jacksonville ; la date, la nuit du 29 mai 1961. Au départ, les deux soldats en fuite s’étaient rendus dans la ville de Floride avec l’intention de rendre visite à la famille de York ; une fois sur place, cependant, York décida qu’il ne serait peut-être pas sage de contacter ses parents ; son père avait parfois un tempérament assez violent. Il en discuta avec Latham, et ils se dirigeaient vers La Nouvelle-Orléans lorsqu’ils s’arrêtèrent au poste d’essence Esso pour faire le plein. À côté d’eux, une autre voiture absorbait de l’essence ; les deux braves femmes qui allaient devenir leurs victimes y avaient pris place ; après une journée de courses et de détente à Jacksonville, elles retournaient chez elles dans une petite ville près de la frontière qui sépare la Georgie de la Floride. Hélas, elles s’étaient égarées. York, à qui elles demandèrent leur chemin, fut très obligeant : « Contentez-vous de nous suivre. On va vous mettre sur la bonne route. » Mais la route où ils les conduisirent était loin d’être la bonne en fait : un étroit chemin de campagne qui se terminait dans un marais. Néanmoins, les dames suivirent en toute confiance jusqu’à ce que le véhicule de tête s’arrête et qu’elles voient, dans la lumière de leurs phares, les deux jeunes hommes serviables qui s’approchaient à pied, et voient, mais trop tard, qu’ils étaient tous deux armés d’un fouet noir. Les fouets appartenaient au propriétaire du camion volé, un éleveur de bétail ; l’idée de Latham était de s’en servir comme garrots, ce qu’ils firent après avoir dévalisé les femmes. À La Nouvelle-Orléans, les deux garçons achetèrent un pistolet et gravèrent deux encoches sur la crosse.

Au cours des dix jours qui suivirent, des encoches furent ajoutées à Tullahoma, Tennessee, où ils entrèrent en possession d’une élégante Dodge rouge décapotable en abattant son propriétaire, un voyageur de commerce ; et dans la banlieue de Saint Louis, Illinois, où deux autres hommes furent assassinés. La victime du Kansas qui fit suite aux précédentes était un grand-père ; il s’appelait Otto Ziegler et avait soixante-deux ans ; c’était un type robuste et amical, le genre de personne peu susceptible de dépasser des automobilistes en panne sans leur offrir son aide. Filant à toute vitesse sur une grand-route du Kansas par un beau matin de juin, Mr. Ziegler aperçut une voiture sport rouge garée au bord de la route, le capot relevé, et deux jeunes hommes bien tournés qui tripotaient le moteur. Comment ce bon Mr. Ziegler pouvait-il savoir que la voiture n’était pas en panne, que c’était une ruse inventée pour voler et tuer les bons samaritains éventuels ? Ses derniers mots furent : « Puis-je vous aider ? » À une distance de six mètres, York fit feu et la balle traversa le crâne du vieillard, puis il se tourna vers Latham et dit : « Un beau coup de feu, pas vrai ? »

Leur dernière victime fut le cas plus pathétique. C’était une jeune fille âgée de dix-huit ans seulement ; elle était employée comme servante dans un motel du Colorado où les deux énergumènes passèrent une nuit au cours de laquelle elle s’abandonna à eux. Ils lui dirent alors qu’ils étaient en route pour la Californie et ils l’invitèrent à les suivre. « Viens donc, lui conseilla Latham, peut-être qu’on deviendra tous des vedettes de cinéma. » La jeune fille et sa valise de carton faite à la hâte finirent en épaves sanglantes au fond d’un ravin près de Craig, Colorado ; mais quelques heures à peine après qu’elle eut été abattue et jetée là, ses assassins se produisaient effectivement devant des caméras de cinéma.

Des descriptions des occupants de la voiture rouge, fournies par des témoins qui les avaient remarqués rôdant dans la région où le corps d’Otto Ziegler avait été découvert, furent diffusées à travers les États de l’Ouest et du Midwest. Des barrages routiers furent dressés et des hélicoptères surveillèrent les grand-routes ; ce fut grâce à un barrage dans l’Utah que l’on attrapa York et Latham. Plus tard, au quartier général de la police de Sait Lake City, on permit à une compagnie de télévision locale de filmer une interview des tueurs. Si l’on voit le résultat sans la bande sonore, on a l’impression qu’il s’agit de deux joyeux athlètes éclatants de santé parlant de hockey ou de baseball, mais pas de meurtres et du rôle, avoué avec vantardise, qu’ils avaient tenu dans la mort de sept personnes. « Pourquoi, demande l’interviewer, pourquoi avez-vous fait ça ? » Et York répond avec un sourire complaisant : « On déteste le monde entier. »

Chacun des cinq États qui se disputèrent le droit de poursuivre York et Latham applique la peine de mort : la Floride (chaise électrique), le Tennessee (chaise électrique), l’Illinois (chaise électrique), le Kansas (pendaison) et le Colorado (chambre à gaz). Mais, comme il avait les preuves les plus solides, le Kansas l’emporta.

Les hommes de l’Allée de la Mort rencontrèrent leurs nouveaux compagnons pour la première fois le 2 novembre 1961. Escortant les arrivants jusqu’à leurs cellules, un gardien les présenta : « Mr. York, Mr. Latham, j’aimerais que vous rencontriez Mr. Smith, ici. Et Mr. Hickock. Et Mr. Lowell Lee Andrews, “le plus gentil garçon de Wolcott !” »

Après le passage du cortège, Hickock entendit Andrews pouffer de rire et dit : « Qu’est-ce que cet enfant de putain trouve si drôle ?

— Rien, dit Andrews. Mais je pensais : si on compte mes trois, vos quatre et leur sept, ça en fait quatorze à nous cinq. Et quatorze divisé par cinq donne une moyenne de…

— Quatorze divisé par quatre, rectifia sèchement Hickock. Il y a quatre tueurs ici et un pigeon. J’suis pas un sale tueur. J’ai jamais touché à un cheveu sur la tête d’un homme. »

Hickock continua à écrire des lettres protestant contre sa condamnation, et l’une d’entre elles donna finalement un résultat. Le destinataire, Everett Steerman, président du Comité d’aide juridique de l’Association du Barreau du Kansas, fut troublé par les assertions de l’expéditeur qui insistait sur le fait que lui et son coaccusé n’avaient pas eu un procès équitable. Selon Hickock, « l’ambiance hostile » de Garden City avait empêché de constituer un jury impartial, et par conséquent on aurait dû renvoyer l’affaire devant une autre cour. Quant aux jurés qui avaient été choisis, deux au moins avaient nettement montré qu’ils présumaient les accusés coupables au cours de l’examen de sélection des jurés. (« Lorsqu’on lui demanda de dire ce qu’il pensait de la peine capitale, un de ces hommes dit qu’il était habituellement contre, mais pas dans ce cas ») ; malheureusement, l’examen des jurés n’avait pas été consigné par écrit parce que la loi du Kansas ne l’exige pas, à moins qu’une demande spéciale ne soit faite. D’autre part, plusieurs jurés « étaient de bonnes connaissances des victimes. Même chose pour le juge. Le juge Tate était un ami intime de Mr. Clutter ».

Mais personne ne fut traîné dans la boue par Hickock autant que les deux avocats de la défense, Arthur Fleming et Harrison Smith, dont « l’incompétence et l’insuffisance » étaient la raison principale de la situation actuelle du correspondant, car ils n’avaient préparé ni offert aucune défense réelle, et il était sous-entendu que ce manque d’effort avait été voulu, que c’était un geste de connivence entre la défense et le ministère public.

C’étaient là de graves accusations portant atteinte à la probité de deux avocats respectés et d’un magistrat distingué, et, même si elles n’étaient que partiellement vraies, les droits constitutionnels des accusés eussent alors été violés. Poussée par Mr. Steerman, l’Association du Barreau prit un parti sans précédent dans l’histoire juridique du Kansas : on désigna un jeune avocat de Wichita, Russel Shultz, pour étudier les accusations et, si les preuves le justifiaient, remettre en cause la validité de la condamnation en introduisant une demande d’habeas corpus auprès de la Cour suprême du Kansas qui venait de maintenir le verdict.

Il semblerait que l’enquête de Shultz ait été plutôt unilatérale puisqu’elle ne consista guère qu’en une entrevue avec Smith et Hickock d’où l’avocat ressortit avec des phrases percutantes pour la presse : « La question est de savoir si de pauvres accusés, tout simplement coupables, ont droit à une défense complète. Je ne crois pas que l’État du Kansas souffre longuement ni grandement de la mort de ces requérants. Mais je ne crois pas qu’il puisse jamais se remettre de la mort d’une justice équitable. »

Shultz présenta sa demande d’habeas corpus et la Cour suprême du Kansas désigna un de ses propres magistrats à la retraite, l’Honorable Walter G. Thiele, pour entreprendre une audience complète. Presque deux ans après le procès, tous les acteurs s’assemblèrent donc à nouveau dans la salle du tribunal de Garden City. Les seuls participants importants à manquer à l’appel furent les accusés ; à leur place, pour ainsi dire, se trouvaient le juge Tate, le vieux Mr. Fleming et Harrison Smith dont les carrières étaient compromises, non pas à cause des assertions des requérants à proprement parler, mais à cause du crédit que leur accordait ouvertement l’Association du Barreau.

Il fallut six jours pour mener l’audience à son terme ; elle fut transférée à un certain moment à Lansing, où le juge Thiele reçut la déposition de Hickock et de Smith ; en fin de compte chaque point fut couvert. Huit jurés déclarèrent sous la foi du serment qu’ils n’avaient jamais connu aucun membre de la famille assassinée ; quatre admirent avoir vaguement connu Mr. Clutter, mais chacun d’eux, y compris N.L. Dunnan, l’employé de l’aéroport ayant fait la réponse controversée au cours de l’examen de sélection du jury, déclara qu’il avait pris place au banc des jurés avec un esprit impartial. Shultz contesta les dires de Dunnan : « Monsieur, croyez-vous que vous auriez accepté d’affronter un jury dont un des membres aurait été dans un état d’esprit comme le vôtre ? » Dunnan répondit affirmativement ; Shultz lui demanda alors : « Vous souvenez-vous qu’on vous ait demandé si vous étiez pour ou contre la peine de mort ? » Faisant un signe d’assentiment, le témoin répondit : « Je leur ai dit que, dans des conditions normales, je serais probablement contre. Mais que pour un crime de cette ampleur, je voterais probablement pour. »

Shultz eut affaire à plus forte partie avec Tate : il se rendit bientôt compte qu’il tenait un tigre par la queue. Répondant aux questions concernant ses prétendus liens intimes avec Mr. Clutter, le juge dit : « Il [Clutter] a plaidé une fois, devant ce tribunal, une affaire à laquelle j’ai présidé, une poursuite en dommages-intérêts contre un avion qui s’était abattu sur sa propriété ; il portait plainte pour des dégâts causés à des arbres fruitiers, je crois. À part ça, je n’ai pas eu d’autre occasion de le fréquenter. Absolument aucune. Je le voyais peut-être une ou deux fois au cours de l’année… » S’empêtrant, Shultz changea de sujet. « Savez-vous, demanda-t-il, quelle était l’attitude des gens de cette ville après l’arrestation de ces deux hommes ? – Je crois que si, dit le juge avec une assurance mordante. Je crois que l’attitude envers eux était la même qu’envers toute autre personne accusée d’un crime, qu’ils devaient être jugés comme le veut la loi, qu’ils devaient être condamnés s’ils étaient coupables ; qu’ils devaient recevoir le même traitement équitable que toute autre personne. Nul n’était prévenu contre eux parce qu’ils étaient accusés d’un crime. – Vous voulez dire, fit sournoisement Shultz, que vous ne voyiez aucune raison pour que la Cour accorde de son propre chef le renvoi devant un autre tribunal ? » Les lèvres de Tate s’affaissèrent, ses yeux lancèrent des éclairs. « Mr. Shultz, dit-il, comme si le nom était un sifflement prolongé, la Cour ne peut pas renvoyer une affaire de son propre chef. Ce serait contraire à la loi du Kansas. Il m’était impossible d’accorder un renvoi à moins qu’une requête ne soit introduite dans les règles. »

Mais pourquoi une telle requête n’avait-elle pas été faite par les avocats de la défense ? Shultz posa maintenant cette question aux avocats eux-mêmes, car le but principal de l’audience était, selon le point de vue de l’avocat de Wichita, de jeter le discrédit sur eux et de prouver qu’ils n’avaient pas fourni à leurs clients une protection minimum. Fleming et Smith résistèrent à l’assaut avec élégance, particulièrement Fleming qui, arborant une audacieuse cravate rouge et un sourire immuable, endura Shultz avec une résignation de gentleman. Expliquant pourquoi il n’avait pas sollicité un renvoi devant un autre tribunal, il dit : « Je pensais que puisque le Révérend Cowan, le pasteur de l’église méthodiste, homme influent dans cette ville, homme estimé, s’était déclaré, comme plusieurs autres pasteurs de la ville, contre la peine capitale, qu’au moins le levain avait été semé dans la région et qu’il y aurait probablement plus de gens ici portés à la clémence en matière de châtiment que dans d’autres parties de l’État. Puis je crois que c’est un des frères de Mrs. Clutter qui a fait une déclaration publiée dans la presse indiquant qu’il ne pensait pas que les accusés devraient être exécutés. »

Shultz avait un tas d’accusations, mais derrière chacune d’elles se trouvait l’implication que Fleming et Smith avaient délibérément négligé leurs devoirs sous l’influence des habitants de la ville. Shultz maintenait que les deux hommes avaient trahi leurs clients en ne les consultant pas suffisamment (Mr. Fleming répondit : « J’ai travaillé sur cette affaire au mieux de mes compétences, y consacrant plus de temps qu’à la plupart des cas ») ; en renonçant à une audience préliminaire (Smith répondit : « Mais, monsieur, ni Mr. Fleming ni moi n’avions été désignés comme avocats au moment du désistement ») ; en faisant à la presse des remarques préjudiciables aux accusés (Shultz à Smith : « Vous rendez-vous compte qu’un reporter, Ron Kull, du Daily Capital de Topeka, a rapporté vos paroles, le deuxième jour du procès, disant que la culpabilité de Mr. Hickock ne faisait aucun doute, mais que vous ne vous intéressiez qu’à obtenir l’emprisonnement à vie plutôt que la peine de mort ? » Smith à Shultz : « Non, monsieur. Si on m’a attribué ces paroles, c’est à tort ») ; et en ne préparant pas une défense appropriée.

Ce fut sur ce dernier point que Shultz insista le plus ; par conséquent, il convient de reproduire l’opinion écrite de trois magistrats fédéraux sur le sujet à la suite d’une démarche ultérieure auprès de la Cour d’appel de la 10e juridiction des États-Unis : « Nous pensons, cependant, que ceux qui ont observé la situation rétrospectivement ont perdu de vue les problèmes qu’eurent à affronter les avocats Smith et Fleming quand ils entreprirent la défense de ces requérants. Lorsqu’ils acceptèrent la nomination de ces défenseurs, chaque requérant avait fait des aveux complets ; ils ne prétendirent pas alors, et ne le firent jamais sérieusement par la suite devant les tribunaux de l’État, que ces aveux n’avaient pas été spontanés. Un poste de radio volé au domicile des Clutter et vendu par les requérants à Mexico avait été retrouvé, et les avocats savaient que d’autres preuves de leur culpabilité étaient alors entre les mains du Ministère public. Lorsqu’ils furent mis en demeure de répondre aux accusations lancées contre eux, ils demeurèrent muets et le tribunal dut plaider non coupables à leur place. Il n’y avait alors aucune preuve formelle autorisant les avocats à plaider la folie, et aucune n’a été avancée depuis le procès. La tentative de plaider la folie en raison de blessures graves subies dans un accident qui remontait à plusieurs années – les migraines et les évanouissements occasionnels de Hickock – n’était rien de moins que s’accrocher au brin d’herbe proverbial. Les avocats faisaient face à une situation où des crimes atroces, commis sur des personnes innocentes, avaient été avoués. Dans ces circonstances, ils auraient été excusables de conseiller aux requérants de plaider coupables et de s’en remettre à la pitié du tribunal. Leur seul espoir était que, par quelque caprice du destin, la vie de ces individus égarés puisse être épargnée. »

Dans son rapport à la Cour suprême du Kansas, le juge Thiele trouva que les requérants avaient eu un procès constitutionnellement équitable ; sur quoi le tribunal rejeta la demande de cassation du verdict et fixa une nouvelle date pour l’exécution : le 25 octobre 1962. Il se trouvait justement que Lowell Lee Andrews, dont le dossier s’était rendu par deux fois jusqu’à la Cour suprême des États-Unis, devait être pendu un mois plus tard.

Les assassins des Clutter, à qui un juge fédéral avait accordé un sursis, échappèrent à leur rendez-vous. Celui d’Andrews fut maintenu.

*

Dans les cas de condamnation à mort aux États-Unis, il se passe en moyenne dix-sept mois entre la sentence et l’exécution. Récemment, au Texas, l’auteur d’un vol à main armée fut électrocuté un mois après avoir été reconnu coupable ; mais en Louisiane, en ce moment même, deux hommes condamnés pour viol attendent depuis une durée record de douze ans. L’écart dépend un peu du hasard et beaucoup de l’importance des contestations de procédure. La plupart des avocats qui s’occupent de ces affaires sont désignés par le tribunal et travaillent sans rémunération ; mais, afin d’éviter de futurs procès en appel, fondés sur des plaintes de représentation insuffisante, les tribunaux désignent presque toujours des hommes de première qualité qui défendent les accusés avec une vigueur digne d’éloges. Cependant, même un avocat de peu de talent arrive à ajourner la date du châtiment pendant des années, car le système d’appels qui pénètre la jurisprudence américaine équivaut à une roue de fortune judiciaire, un jeu de hasard plus ou moins établi en faveur du criminel, que les participants jouent interminablement, en premier lieu devant les tribunaux de l’État, puis devant les Cours fédérales jusqu’à ce qu’ils arrivent au tribunal final, la Cour suprême des États-Unis. Mais une défaite en ce haut lieu ne signifie pas que le conseiller du requérant ne puisse découvrir ou imaginer de nouvelles raisons de faire appel ; il le peut habituellement, et la roue tourne ainsi une fois de plus, tourne jusqu’à ce que, peut-être quelques années plus tard, le prisonnier revienne devant la plus haute Cour de la nation, probablement pour recommencer encore la lutte lente et cruelle. Mais par intervalles la roue s’arrête un instant pour déclarer un vainqueur, ou, quoique de plus en plus rarement, un perdant : les avocats d’Andrews se battirent jusqu’au dernier moment, mais leur client monta sur l’échafaud le vendredi 30 novembre 1962.

*

« Il faisait froid cette nuit-là », dit Hickock s’adressant à un journaliste avec qui il correspondait et à qui on permettait périodiquement de lui rendre visite. « Froid et humide. Il avait plu en diable et le terrain de baseball était tellement détrempé qu’on avait de la boue jusqu’aux cojones. Alors quand ils ont conduit Andy au hangar, il a fallu le faire marcher le long du sentier. On était tous à nos fenêtres à regarder : Perry et moi, Ronnie York, Jimmy Latham. C’était juste après minuit et le hangar était illuminé comme une citrouille d’Halloween. Les portes grandes ouvertes. On pouvait voir les témoins, un tas de gardiens, le médecin et le directeur de la prison, chaque foutu truc, mais pas l’échafaud. Il était dans le fond, de biais, mais on pouvait voir son ombre. Une ombre sur le mur comme l’ombre d’un ring.

« Ils avaient confié Andy à l’aumônier et à quatre gardiens ; quand ils sont arrivés à la porte, ils se sont arrêtés un instant. Andy regardait l’échafaud, ça se sentait. Il avait les mains attachées par-devant. Tout d’un coup, l’aumônier a tendu les mains et lui a enlevé ses lunettes. Ça faisait pitié en un sens de voir Andy sans lunettes. Ils l’ont conduit à l’intérieur, et je me demandais s’il y voyait suffisamment pour monter l’escalier. C’était vraiment calme, rien qu’un chien qui aboyait au loin. Un chien, quelque part, en ville. Puis on a entendu le bruit et Jimmy Latham a demandé : “Qu’est-ce que c’est ?” ; et je lui ai dit ce que c’était : la trappe.

« Puis tout est redevenu vraiment calme. À part ce chien. Ce pauvre Andy, il a balancé longtemps au bout de la corde. Ils ont dû avoir un drôle de nettoyage à faire. Toutes les deux minutes, le médecin venait à la porte et faisait deux pas dehors ; il restait là, le stéthoscope à la main. On peut pas dire que son boulot l’amusait, il haletait, on aurait dit qu’il suffoquait, et il pleurait aussi. Jimmy a dit : “Regardez-moi cette tapette.” J’imagine qu’il sortait pour que les autres voient pas qu’il pleurait. Puis il revenait écouter si le cœur d’Andy battait encore. On aurait dit qu’il s’arrêterait jamais. En fait, le cœur lui a battu pendant dix-neuf minutes.

« Andy était un drôle de gosse, dit Hickock, souriant de travers en plaçant une cigarette entre ses lèvres. C’était comme je lui ai déjà dit : il avait pas de respect pour la vie humaine, même pas pour la sienne. Juste avant qu’on le pende, il s’est attablé et il a mangé deux poulets rôtis. Et le dernier après-midi, il a fumé des cigares, il a bu du coca-cola et il a écrit de la poésie. Quand ils sont venus le chercher, on a fait nos adieux et je lui ai dit : “À bientôt, Andy. Parce que je suis certain qu’on va au même endroit. Alors, jette un coup d’œil aux alentours pour voir si tu pourrais pas nous trouver un petit coin au frais en enfer.” Il a ri et il a dit qu’il ne croyait ni au ciel ni à l’enfer, rien qu’à la poussière. Et il a raconté qu’une tante et un oncle à lui étaient venus le voir et lui avaient dit qu’un cercueil l’attendait pour le conduire dans un petit cimetière dans le nord du Missouri. L’endroit même où étaient enterrés ceux qu’il avait tués. Ils avaient l’intention de mettre Andy juste à côté d’eux. Il a dit qu’il pouvait à peine se retenir de rire quand ils lui ont dit ça. J’ai dit : “Eh bien, t’as du pot d’avoir une tombe. Probable que Perry et moi ils vont nous envoyer à la dissection.” On a blagué comme ça jusqu’à ce qu’il soit l’heure de partir et, juste à ce moment-là, il m’a donné un bout de papier avec un poème écrit dessus. J’sais pas si c’est de lui. Ou s’il l’a copié dans un livre. J’ai l’impression que c’est de lui. Si ça vous intéresse, je vais vous l’envoyer. »

C’est ce qu’il fit plus tard, et il se trouva que le message d’adieu d’Andrews était la neuvième strophe de l’Élégie écrite dans un cimetière de campagne, de Gray :

L’éclat héraldique et les pompes de la puissance,

Et tout ce que la beauté et la richesse ont jamais donné

Attendent pareillement l’heure inévitable :

Les sentiers de la gloire mènent tous au tombeau.

« Andy me plaisait vraiment. Il était cinglé, pas vraiment cinglé comme on l’a crié sur tous les toits ; mais, vous savez, simplement loufoque. Il parlait toujours de s’évader et de gagner sa vie comme tueur à gages. Il aimait s’imaginer parcourant Chicago ou Los Angeles avec une mitraillette dans une boîte à violon. Zigouillant des types. Il disait qu’il demanderait mille dollars par macchabée. »

Hickock rit, probablement de l’absurdité des ambitions de son ami, soupira et secoua la tête. « Mais pour un type de son âge, c’était la personne la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée. Une bibliothèque humaine. Quand ce garçon lisait un livre, il l’oubliait pas. Bien sûr il connaissait rien de la vie. Moi je suis un ignorant, sauf en ce qui concerne la vie. J’en ai vu des vertes et des pas mûres. J’ai vu un Blanc recevoir le fouet. J’ai vu des bébés venir au monde. J’ai vu une fille qui avait pas plus de quatorze ans prendre trois types à la fois et leur en donner pour leur argent. Une fois je suis tombé d’un bateau à cinq miles de la côte. J’ai nagé cinq miles et ma vie me défilait devant les yeux à chaque brassée. Un jour j’ai serré la main du président Truman dans le hall de l’hôtel Muehlebach. Harry S. Truman. Quand je conduisais une ambulance pour l’hôpital, j’ai vu tous les côtés imaginables de la vie, des choses qui feraient vomir un chien. Mais Andy, il connaissait pas la moindre chose, à part ce qu’il avait lu dans les livres.

« Il était aussi innocent qu’un petit enfant, un gosse avec une boîte de bonbons. Il avait jamais fait l’amour avec une femme, un homme ou un mulet. Il le disait lui-même. C’est peut-être ce qui me plaisait le plus en lui, il mentait jamais. Nous autres, dans l’Allée, on est tous des baratineurs. Moi le premier. On raconte des boniments. Il faut bien parler de quelque chose. On se vante. Autrement on n’existe pas, on est rien qu’un pauvre type qui végète dans sa cellule de deux mètres sur trois. Mais Andy restait dans son coin. Il disait que ça servait à rien de raconter des choses qui sont jamais arrivées.

« Mais ce vieux Perry, il était pas mécontent de voir partir Andy. Andy avait la chose que Perry veut le plus au monde : de l’instruction. Et Perry pouvait pas lui pardonner ça. Vous savez comment Perry emploie toujours des mots rares dont le sens lui échappe à moitié. On dirait un de ces nègres qui vont à l’Université. Ce qu’il pouvait se mettre en boule quand Andy l’attrapait et lui tapait sur les doigts. Bien sûr, Andy essayait simplement de lui donner ce qu’il voulait, de l’instruction. La vérité, c’est que personne peut s’entendre avec Perry. Il a pas un seul ami ici. Nom de Dieu, pour qui se prend-il ? Il se moque de tout le monde. Il traite les gens de pervers et de dégénérés. Il arrête pas de déblatérer sur la pauvreté de leur niveau intellectuel. Malheureux qu’on puisse pas tous avoir une âme sensible comme le petit Perry. Des saints. Mais moi je connais des durs qui iraient volontiers au Coin s’ils pouvaient être seuls avec Perry dans les douches rien que pour une bonne petite minute. La façon dont il prend York et Latham de haut ! Ronnie dit qu’il voudrait bien savoir où il pourrait mettre la main sur un fouet. Il dit qu’il aimerait bien coincer Perry. Je le blâme pas. Après tout, on est tous dans le même bain, et c’est de gentils garçons. »

Hickock eut un rire lugubre ; il haussa les épaules et dit : « Vous me comprenez. Gentils, c’est une façon de parler. La mère de Ronnie York est venue le voir plusieurs fois. Un jour, dans la salle d’attente, elle a rencontré ma mère, et maintenant elles sont devenues de grandes copines. Mrs. York veut que ma mère aille lui rendre visite chez elle en Floride, peut-être même vivre là. Nom de Dieu, j’aimerais bien qu’elle le fasse. Comme ça, elle aurait pas à subir ce supplice. Prendre l’autocar une fois par mois pour venir me voir ici. Sourire, essayer de trouver quelque chose à dire, me réconforter. Pauvre femme. Je ne sais pas comment elle fait pour supporter ça. Je me demande comment elle est pas devenue folle. »

Les yeux inégaux de Hickock se tournèrent vers une fenêtre du parloir ; bouffi, pâle comme un lis funèbre, son visage luisait dans la faible lueur du soleil d’hiver qui filtrait à travers la vitre striée par les barreaux.

« La pauvre femme. Elle a écrit au directeur demandant si elle pouvait parler à Perry la prochaine fois qu’elle vient ici. Elle voulait entendre Perry lui-même lui dire qu’il a tué ces gens, que je n’ai jamais pressé la détente. Mon seul espoir, c’est qu’on ait un nouveau procès un jour et que Perry témoigne et dise la vérité. Seulement, j’en doute. Il est bien déterminé à ce qu’on parte ensemble. Dos à dos. C’est pas juste. Y a plus d’un type qui a tué et qui a jamais vu l’intérieur d’une cellule de condamné à mort. Et moi, je n’ai jamais tué personne. Si vous avez cinquante mille dollars à dépenser, vous pouvez descendre la moitié de Kansas City en vous marrant. » Un large sourire oblitéra subitement son indignation éplorée. « Oh, oh ! Voilà que je recommence. Vieux pleurnicheur. On s’attendrait à ce que j’apprenne. Sincèrement, j’ai fait tout mon possible pour m’entendre avec Perry. Seulement, il est tellement porté à critiquer les autres. Faux jeton. Tellement jaloux de la moindre petite chose. Chaque lettre que je reçois, chaque visite. À part vous, personne vient jamais le voir, dit-il, faisant un signe de la tête en direction du journaliste qui connaissait aussi bien Smith que Hickock. À part vous et son avocat. Vous souvenez-vous quand il était à l’hôpital ? Avec sa grève de la faim bidon ? Et que son père lui a envoyé une carte postale ? Eh bien, le directeur a écrit au père de Perry lui disant qu’il était le bienvenu ici n’importe quand. Mais il s’est jamais montré. J’sais pas, des fois il faut avoir pitié de Perry. Il doit être une des personnes les plus seules qu’il y ait jamais eues. Bah ! Qu’il aille au diable. C’est vraiment de sa propre faute. »

Hickock fit glisser une autre cigarette d’un paquet de Pall Mall ; son nez se plissa et il dit : « J’ai essayé de cesser de fumer. Puis je me suis dit quelle différence ça peut bien faire dans les circonstances actuelles. Avec un peu de chance, peut-être que j’attraperai le cancer et que je battrai l’État à son propre jeu. Pendant un moment, je fumais des cigares. Ceux d’Andy. Le matin après qu’ils l’aient pendu, je me suis éveillé et je l’ai appelé : “Andy ?”, comme je le fais habituellement. Puis je me suis souvenu qu’il était en route pour le Missouri. Avec son oncle et sa tante. J’ai jeté un coup d’œil dans le couloir. Sa cellule avait été nettoyée et toutes ses affaires étaient empilées là. Le matelas qui avait été enlevé de son lit, ses pantoufles, et l’album avec les photos de victuailles – il appelait ça son frigo. Et cette boîte de cigares Macbeth. J’ai dit au gardien qu’Andy voulait que je les prenne, qu’il me les avait laissés dans son testament. En fait, je les ai jamais tous fumés. Peut-être que c’était la pensée d’Andy, mais ils m’ont donné une indigestion.

« Eh bien, qu’est-ce qu’on peut dire sur la peine capitale ? Je suis pas contre. Ce n’est qu’une vengeance, mais j’ai rien contre la vengeance. C’est très important. Si j’étais apparenté aux Clutter ou à ceux que York et Latham ont tués, je ne pourrais pas dormir en paix tant que les coupables balanceraient pas au bout d’une corde. Ces gens qui écrivent des lettres aux journaux ; il y en avait deux dans un journal de Topeka l’autre jour : une venant d’un pasteur, disant, en fait, qu’est-ce que c’est que cette farce légale, pourquoi ces enfants de garce de Smith et Hickock ont pas la corde au cou, comment se fait-il que ces enfants de garce de tueurs mangent encore l’argent des contribuables ? Eh bien je les comprends. Ils sont furieux parce qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent, la vengeance. Et ils ne l’obtiendront pas si je peux les en empêcher. Je crois à la pendaison. En autant que c’est pas moi qui suis pendu. »

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Mais il finit par l’être.

Trois autres années s’écoulèrent, et au cours de ces années, deux avocats exceptionnellement habiles de Kansas City, Joseph P. Jenkins et Robert Bingham, remplacèrent Shultz, ce dernier ayant abandonné l’affaire. Désignés par un juge fédéral et travaillant bénévolement (mais poussés par la conviction très ferme que les accusés avaient été victimes d’un « inéquitable procès de cauchemar »), Jenkins et Bingham introduisirent de nombreuses procédures d’appel dans le cadre du système des Cours fédérales, évitant de la sorte trois dates d’exécution : le 25 octobre 1962, le 8 août 1963 et le 18 février 1965. Les avocats soutenaient que leurs clients avaient été condamnés injustement parce qu’on ne leur avait désigné un défenseur qu’après qu’ils eurent avoué et renoncé à une audience préliminaire ; parce qu’ils n’avaient pas été convenablement représentés à leur procès et qu’ils avaient été condamnés sur le vu de pièces à conviction saisies sans mandat de perquisition (le fusil et le couteau pris chez les Hickock) ; parce qu’on n’avait pas renvoyé l’affaire devant un autre tribunal bien que le climat du procès ait été « saturé » de publicité préjudiciable aux accusés.

Avec ces arguments, Jenkins et Bingham réussirent à porter l’affaire trois fois devant la Cour suprême des États-Unis : « Big Boy » comme l’appellent de nombreux prisonniers qui font appel ; mais, à chaque occasion, la Cour, qui n’accompagne ses décisions d’aucun commentaire dans de tels cas, rejeta les appels en refusant de délivrer les ordonnances nécessaires qui auraient donné droit aux requérants à une audience complète devant la Cour. En mars 1965, après que Smith et Hickock eurent été enfermés dans leurs cellules de l’Allée de la Mort pendant près de deux mille jours, la Cour suprême du Kansas décréta que leurs vies devaient se terminer entre minuit et 2 heures le mercredi 14 avril 1965. Par la suite, un recours en grâce fut adressé au gouverneur du Kansas récemment élu, William Avery ; mais Avery, riche fermier sensible à l’opinion publique, refusa d’intervenir ; décision qu’il croyait être dans « le meilleur intérêt des habitants du Kansas ». (Deux mois plus tard, Avery rejeta également les recours en grâce de York et de Latham, qui furent pendus le 22 juin 1965.)

Aux premières lueurs de ce mercredi matin, prenant son petit déjeuner dans le restaurant d’un hôtel de Topeka, Alvin Dewey lut en première page du Star de Kansas City, une manchette qu’il attendait depuis longtemps : pendus pour leur crime sanglant. Écrit par un reporter de l’Associated Press, l’article commençait ainsi : « Richard Eugene Hickock et Perry Edward Smith, associés dans le crime, sont morts sur l’échafaud de la prison de l’État, tôt ce matin, pour l’un des meurtres les plus sanglants des annales criminelles du Kansas. Hickock, trente-trois ans, est mort le premier à 0 h 41 ; Smith, trente-six ans, est mort à 1 h 19… »

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