Dewey les avait regardés mourir, car il avait été parmi les quelque vingt témoins invités à la cérémonie. Il n’avait jamais assisté à une exécution et, lorsqu’il pénétra dans l’entrepôt glacial, après minuit, le décor le surprit : il s’était attendu à un cadre d’une dignité appropriée, pas à cette caverne tristement illuminée et encombrée de bois de charpente et d’autres débris. Mais l’échafaud en soi, avec ses deux cordes pâles attachées à une traverse, était assez imposant ; et, de façon inattendue, il en était de même du bourreau qui projetait une ombre immense de son perchoir sur la plateforme en haut des treize marches de bois. L’exécuteur des hautes œuvres, gentleman anonyme à la peau tannée comme du cuir et que l’on avait fait venir du Missouri pour l’événement qui lui rapportait six cents dollars, était attifé d’un vieux complet à rayures et à veste croisée, trop ample pour l’étroite silhouette qu’il renfermait : le veston lui tombait presque sur les genoux ; et il avait sur la tête un chapeau de cow-boy qui avait peut-être été d’un vert éclatant à l’époque de son achat, mais qui était maintenant une excentricité tachée de sueur et usée.

Dewey fut également déconcerté par la conversation factice et désinvolte des autres témoins qui attendaient le début de ce que l’un d’entre eux appela les « festivités ».

« J’ai entendu dire qu’ils voulaient les laisser tirer à la courte paille pour savoir qui allait y passer le premier. Ou jouer à pile ou face. Mais Smith a dit pourquoi pas par ordre alphabétique. J’imagine que c’est parce que S vient après H. Ah ! »

« T’as lu dans le journal de cet après-midi ce qu’ils ont commandé pour leur dernier repas ? Ils ont commandé le même menu. Crevettes. Frites. Pain à l’ail. Glaces, fraises et crème fouettée. Paraît que Smith a à peine touché au sien. »

« Ce Hickock a un sens de l’humour. On me racontait qu’il y a une heure, un des gardiens lui a dit : “Ça doit être la nuit la plus longue de votre vie.” Et Hickock a ri ; il a répondu : “Non. La plus courte.” »

« T’as entendu parler des yeux de Hickock ? Il les a laissés à un oculiste. Aussitôt qu’ils vont le détacher, ce médecin va lui arracher les yeux et les planter dans la tête d’un autre type. J’peux pas dire que j’voudrais être ce type-là. Je me sentirais tout drôle avec ces yeux-là dans la tête. »

« Nom de Dieu. Dis-moi pas qu’il pleut. Toutes les glaces grandes ouvertes ! Ma nouvelle Chevrolet. Nom de Dieu ! »

La pluie subite vint frapper le toit élevé de l’entrepôt. Le bruit qui évoquait assez bien le rataplan des tambours d’un défilé annonça l’arrivée de Hickock. Accompagné de six gardiens et d’un aumônier qui murmurait des prières, il pénétra sur les lieux de sa mort, menottes aux mains et portant un hideux harnais de courroies de cuir qui lui fixaient les bras au torse. Au pied de l’échafaud, le directeur lui donna lecture de l’ordre officiel d’exécution, un document de deux pages ; et tandis que le directeur lisait, les yeux de Hickock, affaiblis par cinq ans de ténèbres cellulaires, parcoururent la petite assemblée jusqu’au moment où, ne voyant pas ce qu’il cherchait, il demanda au gardien le plus proche, à voix basse, si un des membres de la famille Clutter était présent. Recevant une réponse négative, le prisonnier sembla déçu, comme s’il pensait que le protocole entourant ce rituel de vengeance n’était pas observé comme il faut.

Comme à l’accoutumée, après avoir fini sa lecture, le directeur demanda au condamné s’il avait une dernière déclaration à faire. Hickock fit un signe de la tête. « Je veux simplement dire que je ne tiens rancune à personne. Vous m’envoyez dans un monde meilleur que celui-ci ne l’a jamais été » ; puis, comme pour accentuer ce qu’il venait de dire, il échangea une poignée de main avec les quatre hommes principalement responsables de sa capture et de sa condamnation et qui avaient tous demandé la permission d’assister aux exécutions : les agents du K.B.I. Roy Church, Clarence Duntz, Harold Nye et Dewey en personne. « Heureux de vous voir », dit Hickock avec son sourire le plus séduisant : c’était comme s’il accueillait des invités à ses propres funérailles.

Le bourreau toussa – il souleva son chapeau de cow-boy d’un air impatient et le remit en place, geste évoquant un urubu qui se gonfle et qui lisse ensuite les plumes de son cou – et Hickock, poussé par un gardien, gravit les marches de l’échafaud. « Le Seigneur a donné, le Seigneur reprend. Loué soit le nom du Seigneur », entonna l’aumônier, tandis que la pluie se mettait à tomber de plus belle, que la corde était ajustée et qu’un léger bandeau noir était placé devant les yeux du prisonnier. « Puisse le Seigneur avoir pitié de ton âme. » La trappe s’ouvrit et Hickock balança au bout de la corde devant tout le monde pendant une bonne vingtaine de minutes avant que le médecin de la prison ne dise enfin : « Je déclare cet homme mort. » Un corbillard dont les phares étincelants étaient perlés de gouttes de pluie s’avança dans l’entrepôt ; placé sur une civière et caché sous une couverture, le corps fut porté jusqu’au corbillard et emporté dans la nuit.

Le suivant du regard, Roy Church secoua la tête : « J’aurais jamais cru qu’il avait tant de cran. Prendre ça comme il l’a fait. Je le prenais pour un lâche. »

L’homme à qui il s’adressait, un autre détective, dit : « Voyons, Roy. Ce type était un voyou. Un vrai salaud. Il le méritait bien. »

Church continua à secouer la tête d’un air pensif.

En attendant la deuxième exécution, un journaliste et un gardien échangèrent quelques propos. Le reporter dit : « C’est votre première pendaison ?

— J’ai vu Lee Andrews.

— Moi, c’est la première fois.

— Ouais. Ça vous plaît ? »

Le journaliste fit la moue. « Dans notre bureau, personne ne voulait faire ce reportage. Moi non plus. Mais c’est moins pire que je l’aurais cru. C’est simplement comme plonger d’un tremplin. Seulement, avec une corde au cou.

— Ils sentent rien. La trappe s’ouvre, ils ont le cou cassé, et ça y est. Ils ressentent rien.

— Vous êtes certain ? Moi j’étais vraiment près. J’pouvais l’entendre râler.

— Hum, hum ! mais il sentait rien. Autrement, ça serait pas humain.

— Eh bien, j’imagine qu’on leur donne un tas de pilules. Des calmants.

— Fichtre, non. C’est contre les règlements. Voilà Smith.

— Bon Dieu, j’savais pas que c’était un tel avorton.

— Ouais, il est petit. Mais la tarentule aussi. »

Comme on le faisait entrer dans l’entrepôt, Smith reconnut son vieil ennemi, Dewey ; il cessa de mâcher un bout de chewing-gum Doublemint qu’il avait dans la bouche, il fit un sourire et un clin d’œil à l’intention de Dewey, désinvolte et malicieux. Mais, après que le directeur de la prison lui eut demandé s’il avait quelque chose à dire, son expression devint sérieuse. Ses yeux sensibles contemplèrent gravement les visages qui l’entouraient, dévièrent dans la direction du bourreau baigné d’ombre, puis retombèrent sur ses propres mains entravées de menottes. Il regarda ses doigts qui étaient tachés d’encre et de peinture car il avait passé ses trois dernières années dans l’Allée de la Mort à peindre des autoportraits et des visages d’enfants, généralement les enfants des prisonniers qui lui apportaient des photographies d’une progéniture rarement entrevue. « Je pense, dit-il, que c’est une chose épouvantable de mettre quelqu’un à mort de cette façon. Je ne crois pas à la peine capitale, ni moralement, ni légalement. J’avais peut-être quelque chose à apporter, quelque chose… » Il perdit son assurance ; la timidité troubla sa voix qui devint presque inaudible. « Ça n’aurait pas de sens de m’excuser pour ce que j’ai fait. Ce serait même déplacé. Mais je le fais. Je m’excuse. »

Manches, corde, bandeau ; mais, avant que le bandeau ne soit ajusté, le prisonnier cracha son chewing-gum dans la paume de la main tendue de l’aumônier. Dewey ferma les yeux, il les tint fermés jusqu’à ce qu’il entende le bruit sourd qui annonce un cou brisé par une corde. Comme la plupart des officiers de police américains Dewey est certain que la peine capitale exerce un effet préventif sur les crimes violents, et il avait le sentiment que si jamais ce châtiment avait été mérité, c’était bien dans le cas présent. L’exécution précédente ne l’avait pas troublé, il n’avait jamais pensé grand bien de Hickock qui lui semblait « un petit escroc sans envergure qui était allé trop loin, un type vide et sans valeur ». Mais, bien qu’il fût le vrai meurtrier. Smith provoquait une autre réaction, car il possédait une qualité que le détective ne pouvait négliger l’aura d’un animal exilé, une créature qui se traînait avec ses blessures. Dewey se souvint de la première fois qu’il avait rencontré Perry dans la salle d’interrogatoire du quartier général de la police de Las Vegas : l’homme-enfant, le nabot assis sur la chaise métallique, ses petits pieds chaussés de bottes n’arrivant pas jusqu’au plancher. Et lorsque Dewey rouvrit les yeux à présent c’est ce qu’il vit : les mêmes pieds d’enfant, qui pendaient et se balançaient.

Dewey s’était imaginé qu’avec la mort de Smith et de Hickock il aurait le sentiment d’avoir atteint un point culminant, qu’il éprouverait une sensation de délivrance après avoir mené à bien son juste dessein. Mais, au lieu de cela, il se surprit à évoquer une rencontre fortuite dans le cimetière de Valley View, un incident qui datait d’un an et qui, rétrospectivement, avait d’une certaine façon plus ou moins clos l’affaire Clutter, en ce qui le concernait.

Les pionniers qui fondèrent Garden City étaient forcément des Spartiates, mais quand vint le temps d’installer un vrai cimetière, ils étaient bien déterminés à créer, en dépit du sol aride et des difficultés que présentait le transport de l’eau, un magnifique contraste avec les rues poussiéreuses, les plaines sévères. Le résultat, qu’ils appelèrent Valley View, est situé au-dessus de la ville sur un plateau d’une altitude modérée. Tel qu’on le voit aujourd’hui, c’est une île sombre léchée par le ressac onduleux des champs de blé avoisinants, un bon refuge contre la chaleur du jour, car il y a de nombreux sentiers pleins de fraîcheur, ombragés d’un bout à l’autre par des arbres plantés voici des générations.

Un après-midi du mois de mai précédent, époque où les champs sont incendiés par l’or vert du blé au milieu de sa croissance, Dewey avait passé plusieurs heures à Valley View, enlevant les mauvaises herbes sur la tombe de son père, devoir qu’il avait trop longtemps négligé. Dewey avait cinquante et un ans, quatre de plus que lorsqu’il avait dirigé l’enquête Clutter ; mais il était encore mince et agile et toujours agent principal du K.B.I. pour l’ouest du Kansas ; pas plus tard qu’une semaine auparavant, il avait attrapé deux voleurs de bétail. Son rêve de s’installer sur sa ferme ne s’était pas réalisé, car la peur de sa femme à l’idée de vivre dans ce genre de solitude n’avait jamais diminué. Au lieu de cela, les Dewey avaient fait construire une nouvelle maison en ville ; ils en étaient fiers, ainsi que de leurs deux fils qui avaient la voix grave à présent et qui étaient aussi grands que leur père. L’aîné allait entrer à l’Université à l’automne.

Quand il eut achevé d’arracher les mauvaises herbes, Dewey se promena le long des sentiers calmes. Il s’arrêta près d’une pierre tombale où un nom avait été récemment gravé : Tate. Le juge Tate était mort d’une pneumonie au mois de novembre dernier ; des couronnes de fleurs, des roses séchées et des rubans délavés par la pluie jonchaient encore le sol humide. Tout près, des pétales plus frais se répandaient sur un tertre funéraire plus récent : la tombe de Bonnie Jean Ashida, la fille aînée des Ashida qui, en visite à Garden City, avait été tuée dans une collision automobile. Morts, naissances, mariages – tiens, justement l’autre jour il avait entendu dire que l’amoureux de Nancy Clutter, le jeune Bobby Rupp, s’était marié.

Les tombes de la famille Clutter, quatre tombes réunies sous une seule pierre grise, se trouvent dans un coin éloigné du cimetière, au-delà des arbres, en plein soleil, presque à l’orée éclatante du champ de blé. Comme il s’approchait, Dewey vit qu’il y avait déjà un autre visiteur : une jeune fille élancée aux mains gantées de blanc, aux cheveux lisses couleur de miel foncé et aux longues jambes élégantes. Elle lui sourit et il se demanda qui elle était.

« M’avez-vous oubliée, Mr. Dewey ? Susan Kidwell. »

Il éclata de rire ; elle fit de même. « Sue Kidwell. Grands dieux ! » Il ne l’avait pas vue depuis le procès ; c’était une enfant à l’époque. « Comment allez-vous ? Et votre mère ?

— Bien, merci. Elle enseigne toujours la musique à l’École de Holcomb.

— J’suis pas allé par là ces derniers temps. Du changement ?

— Oh ! il est question de paver les rues. Mais vous connaissez Holcomb. En fait, je n’y suis pas souvent. C’est mon avant-dernière année à K.U., dit-elle, parlant de l’Université du Kansas. Je ne suis à la maison que pour quelques jours.

— C’est merveilleux. Sue. Qu’est-ce que vous étudiez ?

— Tout. Les beaux-arts surtout. J’adore ça. Je suis vraiment heureuse. » Elle promena son regard sur la plaine. « Nancy et moi, on avait l’intention d’aller à l’Université ensemble. On allait partager la même chambre. Ça m’arrive d’y penser. Soudain quand je suis très heureuse, je pense à tous les projets qu’on faisait. »

Dewey regarda la pierre grise où étaient inscrits quatre noms et la date de leur mort : 15 novembre 1959. « Venez-vous ici souvent ?

— De temps à autre. Grands dieux, que le soleil tape dur. » Elle se protégea les yeux avec des verres fumés. « Vous souvenez-vous de Bobby Rupp ? Il a épousé une belle fille.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Colleen Whitehurst. Elle est vraiment belle. Et très gentille aussi.

— Tant mieux pour Bobby. » Et, pour la taquiner, Dewey ajouta : « Mais vous ? Vous devez avoir un tas de soupirants.

— Rien de sérieux. Mais ça me rappelle. Avez-vous l’heure ? Oh ! s’écria-t-elle quand il lui dit qu’il était 4 heures passées, il faut que je me dépêche ! Mais j’ai été très heureuse de vous voir, Mr. Dewey.

— Et moi de même, Sue. Bonne chance », lui lança-t-il comme elle disparaissait le long du sentier, jolie fille qui se hâtait, ses cheveux lisses ondoyant et luisant dans le soleil – une jeune femme comme Nancy Clutter aurait pu l’être. Puis, retournant chez lui, il se dirigea vers les arbres, s’engagea sous leur voûte, laissant derrière lui le ciel immense, le murmure des voix du vent dans les blés qui ployaient sous le vent.