Ce lundi 16 novembre 1959 était encore une autre journée idéale pour la chasse au faisan dans les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, un jour où le ciel était magnifiquement clair, aussi éclatant que du mica. Au cours des années précédentes, il était souvent arrivé à Andy Erhart de passer de longs après-midi à chasser le faisan à River Valley Farm, la propriété de son bon ami Herb Clutter, et il avait été fréquemment accompagné, lors de ces parties de chasse, par trois autres des meilleurs amis de Herb : le Dr. J.E. Dale, vétérinaire ; Carl Myers, propriétaire de laiterie ; et Everett Ogbum, homme d’affaires. Comme Erhart, directeur du Centre agricole expérimental de l’Université du Kansas, ils étaient tous des citoyens connus de Garden City.
Ce jour-là, ce quatuor de vieux compagnons de chasse s’était rassemblé encore une fois pour faire le trajet habituel, mais dans un esprit inhabituel et armé d’un équipement bizarre, n’ayant rien à voir avec le sport : des balais et des seaux, des brosses à parquet et un panier plein de serpillières et de détersifs puissants. Ils portaient leurs plus vieux vêtements. Car, sentant que cela leur incombait, un devoir de chrétiens, ces hommes s’étaient portés volontaires pour nettoyer certaines des quatorze pièces de la demeure principale de River Valley Farm : pièces où quatre membres de la famille Clutter avaient été assassinés, comme le déclaraient leurs actes de décès, « par une personne ou des personnes inconnues ».
Erhart et ses compagnons roulaient en silence. L’un d’eux remarqua plus tard : « Ça vous coupait simplement le sifflet. L’étrangeté de la chose. Se rendre là où on avait toujours été si bien reçus. » En l’occurrence, ils furent reçus par un policier de la route. L’agent, gardien d’une barricade que les autorités avaient dressée à l’entrée de la ferme, leur fit signe de continuer, et ils firent un demi-mile de plus, sur l’allée à l’ombre des ormes qui menait à la maison des Clutter. Alfred Stoecklein, le seul ouvrier qui vivait dans la propriété à présent, les attendait pour les laisser entrer.
Ils descendirent en premier lieu dans la salle de la chaudière, au sous-sol, où Mr. Clutter avait été trouvé en pyjama, étendu sur l’emballage de carton du matelas. Après quoi, ils allèrent dans la salle de jeu où Kenyon avait été abattu. Le canapé, relique récupérée et réparée par Kenyon, et que Nancy avait couvert de housses et de coussins décorés de devises, était une ruine éclaboussée de sang ; comme la boîte du matelas, il allait falloir le brûler. Au fur et à mesure que les nettoyeurs progressaient du sous-sol aux chambres à coucher de l’étage où Nancy et sa mère avaient été assassinées dans leurs lits, augmentait le tas des objets destinés au feu : des couvertures et des draps souillés de sang, des matelas, une descente de lit, un ours en peluche.
Alfred Stoecklein, qui parlait habituellement assez peu, avait beaucoup de choses à dire tout en allant chercher de l’eau chaude et en aidant au nettoyage. Il aurait bien voulu « que les gens cessent de caqueter et essaient de comprendre » pourquoi lui et sa femme n’avaient entendu « rien de rien », bien que leur maison fût située à cent mètres à peine de celle des Clutter – pas le moindre écho d’un bruit de fusil –, des actes de violence qui avaient eu lieu. « Le shérif et tous ces types qui sont venus ici pour dénicher des preuves et prendre des empreintes, ils ont du bon sens, ils ont compris comment ça s’est passé. Pourquoi on n’a rien entendu. D’abord, le vent. Un vent d’ouest comme il soufflait ce soir-là, ça pousse les bruits dans l’autre sens. Et puis, y a cette grosse grange à millet entre leur maison et la nôtre. C’te grange amortirait n’importe quel vacarme avant d’arriver jusqu’à nous. Et avez-vous déjà pensé à ça ? Celui qui a fait ça, il devait certainement savoir qu’on n’entendrait rien. Autrement, il se serait pas risqué à faire ça, tirer quatre coups de fusil au beau milieu de la nuit ! Mais voyons donc, il serait cinglé. Ben sûr, probable qu’il est cinglé de toute façon. Pour aller faire ce qu’il a fait. M’est avis que celui qui a fait ça avait tout calculé de A jusqu’à Z. Il savait certainement. Et y a une chose que je sais moi aussi. Moi et la patronne, on a passé not’ dernière nuit ici. On va s’installer dans une maison le long de la grand-route. »
Les hommes travaillèrent de midi à la tombée de la nuit. Quand le moment arriva de brûler les choses qu’ils avaient rassemblées, ils les entassèrent dans une camionnette et, avec Stoecklein au volant, ils se rendirent au fin fond d’un champ au nord de la ferme, un endroit plat et plein de couleur, bien que ce fût une couleur unique, le jaune fauve chatoyant du chaume de novembre. Rendus là, ils déchargèrent la camionnette et firent une pyramide des coussins de Nancy, de la literie, des matelas, du canapé de la salle de jeu ; Stoecklein arrosa le tout d’essence et y jeta une allumette.
Parmi ceux qui étaient là, nul n’avait été plus intime avec la famille Clutter qu’Andy Erhart. Plein de douceur, de bienveillance et de dignité, cet érudit aux mains calleuses et au cou brûlé par le soleil avait été le condisciple de Herb à l’Université du Kansas. « Nous étions amis depuis trente ans », raconta-t-il par la suite, et, au cours de ces décennies, Erhart avait vu son ami passer de la situation peu rémunérée d’agent agricole du comté à celle d’un des fermiers les mieux connus et les plus respectés de la région : « Tout ce que Herb avait, il l’avait gagné, avec l’aide de Dieu. C’était un homme modeste, mais fier, comme il avait le droit de l’être. Il a élevé une belle famille. Il a fait quelque chose de sa vie. » Mais cette vie, et ce qu’il en avait fait, comment cela avait-il pu arriver, se demandait Erhart en regardant prendre le feu. Comment était-il possible que tant d’efforts, une vertu si évidente fussent en une nuit réduits à cette fumée qui s’éclaircissait en s’élevant, aspirée par l’immense ciel anéantissant ?
*
Le Kansas Bureau of Investigation, organisme d’État dont le quartier général se trouve à Topeka, dispose d’un personnel de dix-neuf détectives expérimentés dispersés à travers l’État, et les services de ces hommes sont disponibles chaque fois qu’une affaire semble dépasser la compétence des autorités locales. Le représentant du bureau à Garden City – l’agent responsable d’une bonne partie de l’ouest du Kansas – est un bel homme élancé âgé de quarante-sept ans, Alvin Adams Dewey, issu d’une famille établie au Kansas depuis quatre générations. Il était inévitable que le shérif du comté de Finney, Earl Robinson, demandât à Al Dewey de s’occuper de l’affaire Clutter. Inévitable et approprié. Car Dewey, lui-même ancien shérif du comté de Finney (de 1947 à 1955) et, avant ça, agent spécial du F.B.I. (il avait servi entre 1940 et 1945 à La Nouvelle-Orléans, à San Antonio, à Denver, à Miami et à San Francisco), était professionnellement qualifié pour venir à bout d’une affaire aussi compliquée que les meurtres Clutter, apparemment sans mobile et sans le moindre indice. En outre, son attitude à l’égard du crime en faisait, comme il le raconta par la suite, « une affaire personnelle ». Il poursuivit en disant que sa femme et lui « aimaient vraiment beaucoup Herb et Bonnie » et « les voyaient chaque dimanche à l’église, se rendaient fréquemment visite », ajoutant : « Mais même si je n’avais pas connu la famille et si je ne les avais pas tellement appréciés, ça reviendrait au même. Parce que j’ai vu des choses terribles, bon Dieu oui ! Mais rien d’aussi sadique que ça. Peu importe le temps que ça prendra, peut-être le restant de mes jours, je vais savoir ce qui s’est passé dans cette maison : le qui et le pourquoi. »
En fin de compte, dix-huit hommes en tout furent affectés à l’affaire à plein temps, parmi lesquels se trouvaient trois des enquêteurs les plus qualifiés du K.B.I. : les agents spéciaux Harold Nye, Roy Church et Clarence Duntz. À l’arrivée de ce trio à Garden City, Dewey eut la certitude qu’une « puissante équipe » avait été formée. « Y a quelqu’un qui ferait mieux d’ouvrir l’œil et le bon », dit-il.
Le bureau du shérif se trouve au deuxième étage du palais de justice du comté de Finney, un édifice quelconque en pierre et en ciment, situé au centre d’un square rempli d’arbres et non sans attrait par ailleurs. Garden City, qui était autrefois une ville frontière plutôt rude, est aujourd’hui tout à fait assagie. Dans l’ensemble, le shérif n’est pas trop occupé, et son bureau, trois pièces presque sans meubles, est ordinairement un endroit calme fréquenté par les habitués du tribunal ; Mrs. Edna Richardson, son accueillante secrétaire, a généralement une cafetière sur le feu et amplement de temps pour « papoter ». Ou du moins jusqu’à ce que « cette affaire Clutter arrive », comme elle se plaignit, amenant avec elle « tous ces étrangers, tout ce tapage dans les journaux ». L’affaire qui occupait alors cinq colonnes à la une, à l’est aussi loin que Chicago, à l’ouest aussi loin que Denver, avait en effet attiré à Garden City une nuée de journalistes.
Le lundi, à midi, Dewey tint une conférence de presse dans le bureau du shérif. « Je vais avancer des faits, pas des théories, annonça-t-il aux journalistes rassemblés. Maintenant, le fait principal dans cette affaire, la chose à ne pas perdre de vue, c’est qu’on n’est pas face à un meurtre mais à quatre. Et on ne sait pas lequel des quatre était la cible principale. La victime principale. Ça aurait pu être Nancy ou Kenyon, ou l’un des parents. Il y en a qui disent : “Eh bien, ça a dû être Mr. Clutter.” Parce qu’il a eu la gorge tranchée ; il a été le plus maltraité. Mais ça, c’est de la théorie, pas des faits. Ça nous aiderait de connaître l’ordre dans lequel la famille est morte, mais le coroner ne peut pas nous dire ça ; il sait seulement que les meurtres se sont produits à un moment donné entre 23 heures samedi et 2 heures dimanche matin. » Puis, répondant aux questions, il dit que non, ni l’une ni l’autre des femmes n’avaient été « sexuellement molestées », et que, pour autant qu’on le sache actuellement, rien n’avait été volé dans la maison, et oui, il trouvait en fait que c’était une « étrange coïncidence » que Mr. Clutter ait souscrit une assurance de quarante mille dollars, avec double indemnité, huit heures avant sa mort. Cependant, Dewey était à peu près « absolument certain » qu’il n’existait aucun lien entre ce contrat et le crime ; comment pourrait-il y en avoir un, alors que les seules personnes à obtenir un bénéfice financier étaient les deux enfants survivants de Mr. Clutter, les filles aînées, Mrs. Donald Jarchow et Miss Beverly Clutter ? Eh oui, dit-il aux reporters, il avait certainement une opinion sur la question de savoir si les meurtres étaient l’œuvre d’un homme ou de deux, mais il préférait ne pas la révéler.
En fait, à ce moment et sur ce sujet, Dewey hésitait. Il avait encore deux opinions – ou, pour employer son mot, « concepts » – et, en reconstituant le crime, il avait développé à la fois un « concept du tueur unique » et un « concept des deux tueurs ». Dans le premier cas, il estimait que le meurtrier était un ami de la famille, ou, du moins, un homme qui avait une connaissance plus que superficielle de la maison et de ses habitants – quelqu’un qui savait que les portes étaient rarement fermées à clé, que Mr. Clutter dormait seul dans la grande chambre à coucher du rez-de-chaussée, que Mrs. Clutter et les enfants occupaient des chambres séparées à l’étage. Cette personne c’est ainsi que Dewey voyait les choses, s’était approchée de la maison à pied, probablement aux alentours de minuit. Les fenêtres étaient sans lumière, les Clutter endormis, et quant à Teddy, le chien de garde de la ferme, eh bien ! Teddy était bien connu pour sa crainte des fusils.
Il se serait couché à la vue de l’arme de l’intrus, il aurait poussé des petits cris plaintifs et se serait éloigné en rampant. En pénétrant dans la maison, le tueur avait d’abord réglé le problème des téléphones – l’un dans le bureau de Mr. Clutter, l’autre dans la cuisine – et puis, après avoir coupé les fils, il s’était rendu à la chambre à coucher de Mr. Clutter et l’avait éveillé. À la merci du visiteur armé d’un fusil, Mr. Clutter avait été obligé d’obéir à ses ordres, forcé de l’accompagner à l’étage supérieur où ils avaient éveillé le reste de la famille. Puis, avec de la corde et du sparadrap fournis par le tueur, Mr. Clutter avait ligoté et bâillonné sa femme, ligoté sa fille (qui, inexplicablement, n’avait pas été bâillonnée), et les avait attachées à leurs lits. Ensuite, le père et le fils avaient été escortés au sous-sol, et là, Mr. Clutter avait dû bâillonner Kenyon et l’attacher au canapé de la salle de jeu. Puis Mr. Clutter avait été conduit dans la salle de la chaudière, frappé sur la tête, bâillonné et ficelé. Et puis, libre d’agir à son gré, le meurtrier les avait tués les uns après les autres, prenant soin de ramasser chaque fois la cartouche utilisée. Après avoir terminé, il avait éteint toutes les lumières, et il était parti.
Les choses auraient pu se passer de cette façon ; c’était très possible. Mais Dewey avait des doutes : « Si Herb avait pensé que sa famille était en danger, en danger mortel, il se serait battu comme un tigre. Et Herb n’était pas une poule mouillée, c’était un homme puissant et en grande forme. Kenyon aussi : grand comme son père, plus grand, un garçon large d’épaules. Il est difficile de voir comment un homme seul, armé ou non, aurait pu les maîtriser tous les deux. » En outre, il y avait une raison de supposer qu’ils avaient été attachés tous les quatre par la même personne : dans les quatre cas, on avait employé le même genre de nœud, une demi-clé.
Dewey, ainsi que la majorité de ses collègues, préférait la deuxième hypothèse, qui était identique à la première sur bien des points essentiels, la différence importante résidant dans le fait que le tueur n’était pas seul, qu’il avait un complice qui l’avait aidé à maîtriser tous les membres de la famille, à les bâillonner et les attacher. Pourtant, sur le plan théorique, ceci n’était pas sans failles non plus. Dewey trouvait difficile, par exemple, de comprendre « comment deux individus pouvaient atteindre le même degré de fureur, le genre de fureur de psychopathe qu’il fallait pour commettre un crime semblable. » Il continua à expliquer : « À supposer que le meurtrier soit quelqu’un que la famille connaissait, un concitoyen ; à supposer que ce soit un homme ordinaire, ordinaire si l’on ne tient pas compte d’un dérangement mental, une rancune démentielle à l’égard des Clutter, ou de l’un des Clutter, où a-t-il trouvé un complice, quelqu’un d’assez cinglé pour l’aider ? Ça ne colle pas. Ça n’a pas de sens. Mais il est vrai que si on va au fond des choses, y a rien qui colle. »
Après la conférence de presse, Dewey se retira dans son bureau, une pièce que le shérif lui avait prêtée temporairement. Elle contenait une table et deux chaises droites. La table était jonchée de ce que Dewey espérait voir devenir un jour ou l’autre des pièces à conviction devant un tribunal : le sparadrap et les mètres de corde trouvés sur les victimes et scellés à présent dans des sacs de matière plastique (en tant qu’indices, aucun de ces deux articles ne semblait très prometteur, car c’étaient des produits courants, que l’on pouvait obtenir n’importe où aux États-Unis), et les photographies prises sur les lieux du crime par un photographe de la police – vingt agrandissements sur papier glacé du crâne fracassé de Mr. Clutter, du visage démoli de son fils, des mains liées de Nancy, des yeux glacés par la mort et encore grands ouverts de sa mère, et ainsi de suite. Au cours des jours suivants, Dewey allait passer de nombreuses heures à examiner ces photos, espérant qu’il pourrait « soudainement voir quelque chose », qu’un détail significatif se révélerait : « Comme ces puzzles. Ceux où l’on doit trouver : “Combien d’animaux se cachent dans ce dessin ?” En un sens, c’est ce que j’essaie de faire. Trouver les animaux cachés. Je sens qu’ils doivent être là, si seulement je pouvais les voir. » En fait, une des photos, un gros plan de Mr. Clutter et de la boîte à matelas sur laquelle il était étendu, avait déjà fourni une surprise précieuse : des traces de pas, les marques poussiéreuses de chaussures dont les semelles étaient faites de motifs en losange. Les empreintes, qui n’étaient pas visibles à l’œil nu, apparurent sur la pellicule ; en effet, l’éclat pénétrant d’un flash avait révélé leur présence avec une précision magnifique. Les empreintes ainsi qu’une autre trace de pas trouvée sur la même boîte de carton – l’impression nette et sanglante de la moitié d’une semelle Cat’s Paw – étaient les seuls « indices sérieux » dont les enquêteurs pouvaient se targuer. Mais ils se gardaient bien de le faire ; Dewey et son équipe avaient décidé de tenir secrète l’existence de ces preuves.
Parmi les autres pièces qui se trouvaient sur la table de Dewey, il y avait le journal de Nancy Clutter. Il l’avait parcouru rapidement, rien de plus et, maintenant, il se mit à lire consciencieusement les notes quotidiennes qui commençaient lors de son treizième anniversaire et qui se terminaient environ deux mois avant son dix-septième ; les confidences nullement fracassantes d’une enfant intelligente qui adorait les animaux, qui aimait lire, cuisiner, coudre, danser, monter à cheval ; une jeune fille pure, jolie, recherchée, qui trouvait « amusant de flirter », mais qui n’était cependant « vraiment et réellement amoureuse que de Bobby ». Dewey lut d’abord la dernière note qui consistait en trois lignes écrites une heure ou deux avant la mort de Nancy : « Jolene K. est venue et je lui ai appris à faire une tarte aux cerises. Travaillé avec Roxie. Bobby ici et nous avons regardé la télé. Parti à 11 heures. »
Le jeune Rupp, que l’on savait être la dernière personne à avoir vu la famille en vie, avait déjà répondu à un interrogatoire serré, et bien qu’il eût raconté une histoire sans détours, disant qu’il avait passé « une soirée tout à fait ordinaire » avec les Clutter, il devait subir un interrogatoire au cours duquel il serait soumis au détecteur de mensonges.
La vérité toute simple était que les policiers n’étaient pas encore tout à fait disposés à l’écarter comme suspect. Dewey lui-même ne croyait pas que le garçon eût « quelque chose à voir avec ça » ; tout de même, il était vrai qu’en ce début d’enquête Bobby était la seule personne à qui l’on pût attribuer un mobile, quelque faible qu’il fût. Ici et là dans le journal, Nancy se référait à la situation qui était censée avoir créé le mobile : l’insistance de son père pour qu’elle « rompe » avec Bobby, qu’ils cessent « de se voir tellement l’un l’autre » son objection étant que les Clutter étaient méthodistes et les Rupp catholiques, circonstance qui, selon lui, anéantissait complètement tout espoir que le jeune couple puisse avoir de se marier un jour. Mais la note du journal qui intriguait particulièrement Dewey n’avait aucun lien avec l’impasse méthodiste-catholique des Clutter et des Rupp. Elle concernait plutôt un chat, le mystérieux décès de l’animal favori de Nancy, Boobs, qu’elle avait trouvé, d’après ce qu’elle avait noté dans son journal deux semaines avant sa propre mort, « étendu dans la grange », victime d’un empoisonneur, ou du moins c’est ce qu’elle soupçonnait (sans dire pourquoi) : « Pauvre Boobs. Je l’ai enterré dans un endroit spécial. » À la lecture de ces lignes, Dewey sentit que ça pourrait être « très important ». Si le chat avait été empoisonné, ce geste ne pourrait-il pas avoir été un petit prélude venimeux aux meurtres ? Il décida de trouver « l’endroit spécial » où Nancy avait enterré son chat, même si cela voulait dire passer au peigne fin la vaste totalité de River Valley Farm.
Tandis que Dewey s’affairait avec le journal, ses principaux assistants, les agents Church, Duntz et Nye, parcouraient la région dans tous les sens, parlant, comme le dit Duntz, « à tous ceux qui pouvaient nous raconter quelque chose » : le corps enseignant de l’École de Holcomb, où Nancy et Kenyon obtenaient les meilleures notes et où ils étaient inscrits au tableau d’honneur ; les ouvriers de River Valley Farm (au printemps et en été le personnel s’élevait parfois jusqu’à dix-huit hommes, mais, en cette saison de jachère, il était réduit à Gerald Van Vleet, trois ouvriers et Mrs. Helm ; les amis des victimes ; leurs voisins ; et, tout particulièrement leurs parents. De près ou de loin, il en était arrivé une vingtaine pour assister aux funérailles qui devaient avoir lieu mercredi matin.
Le plus jeune des agents du K.B.I., Harold Nye, un petit homme plein d’allant, âgé de trente-quatre ans, aux yeux inquiets et méfiants, dont le nez, le menton et l’esprit étaient également aigus, s’était vu attribuer ce qu’il appelait « la tâche fichtrement délicate » d’interroger les parents des Clutter : « C’est pénible pour vous, et c’est pénible pour eux. Quand il s’agit d’un meurtre, on ne peut pas respecter la douleur. Ni la vie privée. Ni les sentiments personnels. Il faut poser les questions. Et il y en a qui blessent profondément. » Mais aucune des personnes qu’il interrogea, et aucune des questions qu’il posa (« J’explorais l’arrière-plan émotif. Je croyais que la réponse pourrait être une autre femme, un triangle. Réfléchissez un peu : Mr. Clutter était un homme assez jeune, en parfaite santé, mais sa femme, elle, était à moitié invalide, elle faisait chambre à part… ») n’apporta un renseignement utile ; les deux filles survivantes elles-mêmes ne pouvaient trouver de mobile au crime. Bref, Nye n’apprit que ceci : « De tous les habitants de ce vaste monde, les Clutter étaient les moins susceptibles d’être assassinés. »
À la fin de la journée, quand les trois agents se réunirent dans le bureau de Dewey, il apparut que Duntz et Church avaient eu plus de chance que Nye – Frère Nye, comme ils l’appelaient. (Les membres du K.B.I. ont un faible pour les sobriquets ; Duntz est connu comme « Le Vieux », injustement, puisqu’il n’a pas tout à fait la cinquantaine ; c’est un homme de forte carrure et agile, avec un bon gros visage de matou ; Duntz qui a la soixantaine, les joues roses et l’air professoral, mais qui est « un dur », selon ses collègues, et « le tireur le plus rapide du Kansas », s’appelle « Frisé », parce qu’il est partiellement chauve.) Au cours de leur enquête, les deux hommes avaient relevé des « pistes pleines de promesses ».
L’histoire de Duntz concernait un père et son fils que nous nommerons ici John Senior et John Junior. Quelques années auparavant, John Senior avait conclu avec Mr. Clutter une petite transaction d’affaires dont l’issue irrita John Senior, qui eut l’impression que Clutter l’avait « roulé ». Or John Senior et son fils « picolaient » tous les deux ; en effet, John Junior avait été fréquemment incarcéré pour alcoolisme. Un jour regrettable, le père et le fils, animés de ce courage que les ivrognes puisent dans la boisson, se présentèrent à la maison des Clutter avec l’intention de « vider leur sac avec Herb ». Ils n’en eurent pas l’occasion, car Mr. Clutter, buveur d’eau agressivement opposé à l’alcool et aux ivrognes, s’empara d’un fusil et les chassa de sa propriété. Les John n’avaient pas pardonné ce manque de courtoisie ; pas plus tard qu’un mois auparavant, John Senior avait dit à une connaissance : « Chaque fois que je pense à ce salaud, les mains me démangent. J’voudrais l’étouffer. »
La piste de Church était d’une nature identique. Lui aussi, il avait entendu parler d’une personne qui était ouvertement hostile à Mr. Clutter : un certain Mr. Smith (bien que ce ne soit pas son nom véritable) qui croyait que le maître de River Valley Farm avait tiré sur son chien de chasse et l’avait tué. Church avait inspecté la ferme de Smith et il y avait aperçu, pendu au chevron d’une grange, un bout de corde attaché avec le même genre de nœud que celui utilisé pour ligoter les quatre Clutter.
Dewey dit : « Un de ceux-là, peut-être que c’est notre affaire. Une chose personnelle, une rancune devenue incontrôlable.
— À moins que ça ait été le vol », dit Nye, bien que le vol en tant que mobile eût été longuement discuté et, à ce moment-là, plus ou moins écarté. Il y avait de bons arguments contre, le meilleur étant que la répugnance de Mr. Clutter pour l’argent liquide était la fable du comté ; il n’avait pas de coffre-fort et il ne portait jamais de sommes importantes sur lui. En outre, si le vol était l’explication, pourquoi le voleur n’avait-il pas pris les bijoux que portait Mrs. Clutter – une alliance en or et un diamant monté sur bague ? Tout de même, Nye n’était pas convaincu : « Toute cette histoire a une odeur de cambriolage. Et le portefeuille de Clutter ? Quelqu’un l’a laissé ouvert et vide sur le lit de Clutter, j’pense vraiment pas que ce soit le propriétaire. Et le sac de Nancy ? Le sac était sur le plancher de la cuisine. Comment est-il arrivé là ? Et pas un sou dans la maison. Ah ! oui, deux dollars. On a trouvé deux dollars dans une enveloppe sur le bureau de Nancy. Et on sait que Clutter a encaissé un chèque de soixante dollars juste la veille. On estime qu’il aurait dû en rester au moins cinquante. Alors il y en a qui disent : “Personne ne tuerait quatre êtres humains pour cinquante dollars.” Et ils disent : “Bien sûr, peut-être que le tueur a pris l’argent, mais rien que pour essayer de nous mettre sur une fausse piste, nous faire croire que le vol était le mobile du crime.” Je me le demande. »
Comme la nuit tombait, Dewey interrompit le débat pour téléphoner à sa femme. Marie, à la maison, et l’avertir qu’il ne rentrerait pas pour dîner. Elle dit : « Oui. D’accord Alvin », mais il remarqua dans le ton de sa voix une inquiétude inhabituelle. Les Dewey, qui avaient deux jeunes fils, étaient mariés depuis dix-sept ans, et Marie, originaire de la Louisiane et ancienne sténographe du F.B.I., qu’il avait rencontrée durant son stage à La Nouvelle-Orléans, comprenait les difficultés de sa profession – les heures anormales, les coups de fil l’appelant dans des régions lointaines de l’État.
Il dit : « Quelque chose qui ne va pas ?
— Non, ça va, le rassura-t-elle. Seulement, quand tu rentreras ce soir, il faudra que tu sonnes à la porte. J’ai fait changer toutes les serrures. »
Il comprenait à présent, et il dit : « T’en fais pas, chérie, Ferme les portes à clé et allume la lumière de la véranda. »
Quand il eut raccroché, un de ses collègues demanda : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Marie a peur ?
— Bon Dieu, dit Dewey. Elle et tous les autres. »
*
Pas tout le monde. Certainement pas la veuve qui était receveuse des postes de Holcomb, l’intrépide Mrs. Myrtle Clare ; elle méprisait ses concitoyens, parce qu’ils « avaient les foies, qu’ils tremblaient dans leurs bottes et qu’ils avaient peur de fermer l’œil », et elle disait d’elle-même : « Cette vieille, elle dort aussi bien qu’avant. S’il y en a qui veulent me jouer un tour, qu’ils essaient. » (Onze mois plus tard un groupe de bandits masqués et armés la prit au mot en envahissant le bureau de poste et en la soulageant de neuf cent cinquante dollars.) Comme d’habitude, les opinions de Mrs. Clare n’étaient conformes qu’à celles de très peu de gens. « Ici, d’après le propriétaire d’une quincaillerie de Garden City, les serrures et les verrous sont les articles qui se vendent le mieux. Les gens se fichent pas mal de la marque ; tout ce qu’ils veulent, c’est que ça tienne. » L’imagination bien sûr, peut ouvrir n’importe quelle porte, tourner la clé et laisser entrer la terreur. Mardi, à l’aube, les occupants d’une voiture, des chasseurs de faisan venus du Colorado – des étrangers qui ignoraient tout du drame local – furent renversés par ce qu’ils virent en traversant la plaine et en passant par Holcomb : des fenêtres illuminées, presque chaque fenêtre de chaque maison, et, dans les pièces brillamment éclairées, des gens tout habillés, même des familles au grand complet, qui étaient demeurés assis toute la nuit, les yeux grands ouverts, attentifs, aux aguets. Que craignaient-ils ? « Ça pourrait arriver encore. » À quelques variantes près, ceci était la réponse habituelle. Cependant, une femme, une institutrice, remarqua : « L’émotion serait deux fois moins grande si c’était arrivé à n’importe qui, sauf aux Clutter. N’importe qui de moins admiré. Prospère. Assuré. Mais cette famille représentait tout ce que les gens du pays respectent et apprécient vraiment, et qu’une chose semblable puisse leur arriver, eh bien, c’est comme d’apprendre qu’il n’y a pas de bon Dieu. On a l’impression que la vie n’a plus de sens. Je crois que les gens sont beaucoup plus déprimés qu’effrayés. »
Une autre raison, la plus simple, la plus laide, était que cette communauté, jusqu’ici pacifique, de voisins et de vieux amis, devait soudainement passer par l’expérience unique de la méfiance réciproque ; on comprend facilement qu’ils étaient convaincus que le meurtrier se trouvait parmi eux, et, du premier au dernier, ils souscrivaient à une opinion formulée par Arthur Clutter, un frère du mort, qui avait dit, en parlant à un journaliste dans le hall d’un hôtel de Garden City le 17 novembre : « Quand on aura tiré cette affaire au clair, j’suis prêt à parier que celui qui a fait ça vivait à moins de dix miles de l’endroit où nous sommes actuellement. »
*
Environ quatre cents miles à l’est d’où se trouvait actuellement Arthur Clutter, deux jeunes gens partageaient une table à l’Eagle Buffet, un restaurant de Kansas City. L’un d’eux – dont le visage était étroit et qui avait un chat bleu tatoué sur la main droite – avait expédié plusieurs sandwiches à la salade de poulet et il dévorait des yeux maintenant le repas de son camarade : un hamburger intact et un verre de root beer où trois aspirines étaient en train de se dissoudre.
« Perry, coco, dit Dick, tu ne veux pas ce hamburger ? J’vais le prendre. »
Perry poussa l’assiette en travers de la table. « Bon Dieu ! Tu peux pas me laisser me concentrer ?
— Pas besoin de le lire cinquante fois. »
Il se référait à un article en première page du Kansas City Star du 17 novembre. L’article dont le titre disait : PEU D’INDICES DANS LE QUADRUPLE ASSASSINAT, faisait suite aux premières nouvelles des meurtres publiées la veille ; il se terminait par un paragraphe récapitulatif :
« Les enquêteurs sont à la recherche d’un tueur ou de tueurs dont l’habileté est évidente si son (ou leur) mobile ne l’est pas. Car ce tueur ou tueurs ont soigneusement coupé les fils téléphoniques des deux appareils de la maison. Lié et bâillonné leurs victimes expertement, sans trace de lutte avec l’une d’entre elles. N’ont rien dérangé dans la maison, n’ont laissé aucun indice qu’ils avaient cherché quelque chose, à l’exception peut-être du porte-billets (de Clutter). Ont tué quatre personnes dans différentes parties de la maison, ramassant calmement les douilles utilisées. Sont arrivés dans la maison et l’ont quittée probablement avec l’arme du crime ; sans être vus. Ont agi sans motif, si l’on rejette une tentative de cambriolage manquée, ce que les enquêteurs sont enclins à faire.
“Car ce tueur ou tueurs”, dit Perry, lisant à voix haute. C’est incorrect. La grammaire est, ou devrait être : “Car ce tueur ou ces tueurs”. » Sirotant sa root beer corsée d’aspirines, il continua : « De toute façon, je n’en crois rien. Toi non plus. Avoue, Dick. Sois honnête. Tu ne crois pas à cette histoire d’absence d’indices ? »
Hier, après avoir étudié les journaux, Perry avait posé la même question et Dick, qui pensait avoir réglé l’affaire (« Écoute. Si ces cow-boys pouvaient établir le moindre rapport, on aurait déjà entendu des bruits de sabots à cent miles d’ici »), en avait marre de l’entendre à nouveau. Ça l’ennuyait trop pour qu’il pût élever la moindre protestation quand Perry poursuivit le sujet une fois de plus : « J’ai toujours écouté mes pressentiments. C’est pourquoi je suis vivant aujourd’hui. Tu connais Willie-Jay ? Il disait que j’étais un médium-né, et il s’y connaissait dans ce domaine-là, ça l’intéressait. Il disait que j’avais un haut degré de “perception extra-sensorielle”. Un peu comme avoir un radar incorporé – tu sens les choses avant de les voir. Les grandes lignes des événements futurs. Prends, par exemple, mon frère et sa femme. Jimmy et sa femme. Ils étaient fous l’un de l’autre, mais il était foutument jaloux, et il la rendait si malheureuse, étant jaloux et pensant toujours qu’elle le trompait dans son dos, qu’elle s’est tuée, et le lendemain Jimmy s’est tiré une balle dans la tête. Quand c’est arrivé – c’était en 1949, et j’étais en Alaska avec papa dans les parages de Circle City – j’ai dit à papa : “Jimmy est mort.” On a eu les nouvelles une semaine plus tard. Rien de plus vrai. Une autre fois, au Japon, j’aidais à charger un navire, et je me suis assis pour me reposer une minute. Soudainement, une voix intérieure m’a dit : “Saute !” J’ai fait un bond peut-être de trois mètres je suppose, et juste à ce moment-là une tonne de matériel est venue s’écraser exactement à l’endroit où j’étais assis. Je pourrais te donner une centaine d’exemples. Je m’en fous que tu me croies ou non. Par exemple, juste avant d’avoir mon accident de moto j’ai vu la chose tout entière se dérouler : je l’ai vue mentalement – la pluie, les traces de dérapage, moi étendu, saignant, et mes jambes brisées. C’est ce que j’ai maintenant. Une prémonition. Quelque chose me dit que c’est un piège. » Il frappa légèrement le journal : « Un tas de mensonges. »
Dick commanda un autre hamburger. Au cours de ces derniers jours, il avait connu une faim que rien – trois biftecks successifs, une douzaine de tablettes de chocolat Hershey, une livre de boules de gomme – ne semblait pouvoir rassasier. Perry, lui, n’avait pas d’appétit ; il vivait de root beer, d’aspirines et de cigarettes. « Pas étonnant que tu aies des palpitations, lui dit Dick. Oh ! je t’en prie, coco. Cesse de te faire du mauvais sang. On a mis dans le mille. C’est parfait.
— Tout compte fait, ça m’étonne d’entendre ça », dit Perry. Le calme de son ton soulignait la malice de sa réponse. Mais Dick encaissa, il sourit même, et son sourire était une proposition habile. Voici, disait ce sourire plein de candeur, un type très bien, direct, affable, un garçon par qui on n’hésiterait pas à se faire faire la barbe.
« D’accord, dit Dick. Peut-être que j’ai eu quelques renseignements erronés.
— Alléluia.
— Mais, dans l’ensemble, tout a été parfait. On a envoyé la balle de l’autre côté du mur. Elle est perdue. Et on la retrouvera pas. Il n’y a pas le moindre lien.
— Il y en a au moins un. »
Perry était allé trop loin. Il enchaîna : « Floyd, c’est bien le nom ? » Un coup bas, mais Dick le méritait vraiment, son assurance était comme un cerf-volant qui avait besoin d’être ramené. Néanmoins, Perry remarqua avec une certaine inquiétude les symptômes de fureur qui réordonnaient l’expression de Dick : la mâchoire, les lèvres, le visage tout entier se relâchaient ; des bulles de salive apparurent aux commissures des lèvres. Eh bien, s’il fallait se battre, Perry pouvait se défendre. Il était petit, il avait plusieurs centimètres de moins que Dick, et il ne pouvait pas compter sur ses jambes de nain qui étaient en mauvais état ; mais il était plus lourd que son ami, plus costaud, et il avait des bras capables d’étouffer un ours. En faire la preuve cependant – se battre, se brouiller pour de bon – était loin d’être désirable. Qu’il aime Dick ou non (et il ne détestait pas Dick, bien qu’il eût eu plus d’amitié pour lui autrefois, plus de respect), il était évident qu’ils ne pouvaient plus se séparer sans risques à présent. Ils étaient d’accord sur ce point, car Dick avait dit : « Si on se fait prendre, qu’on se fasse prendre ensemble. Comme ça, on pourra se soutenir l’un l’autre. Quand ils s’amèneront avec leur foutaise de confession, disant que t’as dit et que j’ai dit. » En outre, s’il se séparait de Dick, ça signifiait la fin de projets qui séduisaient encore Perry, et qu’ils estimaient tous deux encore réalisables, en dépit de récents échecs : une vie de plongées sous-marines et de chasse au trésor passée en commun sur des îles ou le long des côtes au sud de la frontière.
Dick dit : « Mr. Wells ! » Il ramassa une fourchette. « Ça vaudrait le coup. Si je me faisais pincer pour une histoire de chèque sans provision, ça vaudrait le coup. Seulement pour y retourner. » La fourchette s’abattit et se planta dans la table. « En plein cœur, mon coco.
— Je ne dis pas qu’il le ferait, dit Perry, disposé à faire une concession maintenant que la colère de Dick avait passé au-dessus de sa tête et frappé ailleurs. Il aurait bien trop peur.
— Bien sûr, dit Dick. Certainement, il aurait bien trop peur. » C’était merveilleux vraiment, la facilité avec laquelle Dick changeait d’humeur ; en un tournemain, toute trace de méchanceté, tout air bravache s’étaient évaporés. Il dit : « À propos de ton histoire de pressentiment. Dis-moi : puisque tu étais si foutument certain que tu allais te casser la gueule, pourquoi t’as pas laissé tomber ? Ça serait jamais arrivé si tu n’étais pas remonté en moto, pas vrai ? »
C’était une énigme à laquelle Perry avait réfléchi. Il croyait l’avoir résolue, mais la solution, bien que toute simple, était également un peu vague : « Non. Parce qu’une fois qu’une chose doit arriver, tout ce que tu peux faire, c’est espérer que ça n’arrivera pas. Ou que ça arrivera – ça dépend. Aussi longtemps que tu vis, il y a toujours quelque chose qui te guette, et même si c’est mauvais, et si tu sais que ça l’est, qu’est-ce que tu peux faire ? Tu peux pas t’arrêter de vivre. Comme mon rêve. Depuis mon enfance, j’ai toujours fait ce même rêve. Ça se passe en Afrique. Dans la jungle. Je me dirige à travers les arbres vers un arbre qui est isolé, tout seul. Bon Dieu, ce qu’il pue cet arbre : en un sens, il me rend malade avec son odeur. Seulement il est de toute beauté – il a des feuilles bleues et des diamants qui pendent de partout. Des diamants gros comme des oranges. C’est pourquoi je suis là – pour me ramasser un boisseau de diamants. Mais je sais que l’instant où j’essaie, dès que je tends la main, un serpent va me tomber dessus. Un serpent qui garde l’arbre. Ce gros enfant de putain vit dans les branches. Je sais ça à l’avance, tu vois ? Et bon Dieu, je ne sais pas comment me battre avec un serpent. Mais je me dis : Eh bien, j’vais courir le risque. En somme, j’ai plus envie des diamants que peur du serpent. Alors j’en cueille un, j’ai le diamant en main, je tire, et, à ce moment-là, le serpent me tombe dessus. On commence à se colleter, mais ce fils de putain est glissant comme tout et j’peux pas l’attraper, il m’écrase, on entend mes jambes craquer. C’est maintenant qu’arrive la partie qui me met en nage, rien que d’y penser. Il commence à m’avaler. Les pieds en premier. Comme si je m’enfonçais dans des sables mouvants. » Perry hésita. Il ne pouvait s’empêcher de remarquer que Dick, occupé à se nettoyer les ongles avec une dent de fourchette, ne s’intéressait pas à son rêve.
Dick dit : « Alors ? Le serpent t’avale ? Ou quoi ?
— Laisse tomber. C’est sans importance. » (mais ça en avait ! La fin était de la plus haute importance, une source de joie intime. Il l’avait un jour racontée à son ami Willie-Jay ; il lui avait décrit l’oiseau gigantesque, « l’espèce de perroquet » jaune. Naturellement, Willie-Jay était différent, un esprit sensible, « un saint ». Il avait compris. Mais Dick ? Dick pourrait sourire. Et Perry ne pouvait supporter ça : laisser qui que ce soit ridiculiser le perroquet qui était apparu dans ses rêves pour la première fois quand il avait sept ans, alors qu’il était un petit métis haï et plein de haine, vivant dans un orphelinat dirigé par des bonnes sœurs en Californie, des gardes-chiourme à cornettes qui le fouettaient parce qu’il mouillait son lit. C’était après une de ces raclées, il ne pourrait jamais l’oublier (« Elle m’a éveillé. Elle avait une lampe de poche, et elle m’a frappé avec. Frappé et frappé. Et quand la lampe s’est brisée, elle a continué à me frapper dans l’obscurité »), que le perroquet apparut, arriva dans son sommeil, un oiseau « plus grand que Jésus, jaune comme un tournesol », un ange-guerrier qui aveugla les nonnes à coups de bec, dévora leurs yeux, les massacra tandis qu’elles « imploraient sa pitié » – puis le souleva délicatement, l’enveloppa, l’emmena d’un coup d’aile au « paradis ».
Comme les années passaient, les tourments particuliers dont l’oiseau le délivrait changèrent ; d’autres – des enfants plus âgés, son père, une fille infidèle, un sergent qu’il avait connu dans l’armée – vinrent remplacer les bonnes sœurs, mais le perroquet demeura, un vengeur qui planait, menaçant. C’est ainsi que le serpent, ce gardien de l’arbre à diamants, n’achevait jamais de le dévorer mais était toujours dévoré lui-même. Et ensuite l’ascension pleine de félicité ! L’ascension vers un paradis qui, dans une version, n’était qu’une « sensation », un sentiment de puissance, d’inattaquable supériorité, sensation qui, dans une autre version, était transposée en « Un endroit réel. Comme tiré d’un film. Peut-être que c’est dans un film que je l’ai vu en fait – peut-être me suis-je souvenu d’un film. Parce que je me demande où j’aurais bien pu voir un jardin comme ça ailleurs. Avec des escaliers de marbre blanc, des fontaines. Et tout en bas, si on va au bord du jardin, on peut voir l’Océan. Fantastique ! Comme aux alentours de Carmel, Californie. La meilleure chose cependant, eh bien, c’est une grande, grande table. T’as jamais imaginé autant de nourriture. Des huîtres. Des dindes. Des hot dogs. Des fruits dont on pourrait faire un million de coupes de fruits. Et, écoute bien – ça ne coûte pas un sou. Je veux dire que j’ai pas à avoir peur d’y toucher. Je peux manger autant que ça me plaira, et ça me coûtera pas un sou. C’est comme ça que je sais où je suis. »)
Dick dit : « Je suis normal. Je ne rêve que de pépées blondes. À propos, tu connais l’histoire du cauchemar de la chèvre ? » C’était bien Dick, toujours une histoire sale à raconter sur n’importe quel sujet. Mais il raconta l’histoire avec tant de drôlerie que Perry, bien qu’il fût prude dans une certaine mesure, ne put s’empêcher de rire, comme d’habitude.
*
Parlant de son amitié avec Nancy Clutter, Susan Kidwell dit : « Nous étions comme des sœurs. Du moins, c’est le sentiment que j’avais à son égard, comme si elle était ma sœur. Je n’ai pas pu aller à l’école, pas ces tout premiers jours. Je ne suis retournée en classe qu’après les funérailles. Comme Bobby Rupp. Pendant un certain temps, nous étions toujours ensemble, Bobby Rupp et moi. C’est un garçon sympathique – il a bon cœur – mais il ne lui était jamais arrivé rien de bien terrible auparavant. Comme de perdre quelqu’un qu’il avait aimé. Et puis, par-dessus le marché, avoir à passer un test au détecteur de mensonges. Je ne veux pas dire que ça l’avait aigri ; il se rendait compte que les policiers faisaient leur devoir. Il m’était déjà arrivé quelques coups durs, deux ou trois, mais lui jamais : alors ça l’a bouleversé quand il a découvert que la vie n’est pas une longue partie de basket-ball. La plupart du temps, on se baladait simplement dans sa vieille Ford. Sur la grand-route. On allait jusqu’à l’aéroport et on revenait. Ou bien on allait au Cree-Mee – c’est un cinéma en plein air – et on restait dans la voiture, on buvait un coca-cola, on écoutait la radio. Le poste était toujours ouvert ; on n’avait rien à se dire. Sauf qu’une fois de temps à autre Bobby disait à quel point il avait aimé Nancy et qu’il ne pourrait jamais avoir de sentiments pour une autre fille. Eh bien, j’étais certaine que Nancy n’aurait pas voulu ça, et je le lui ai dit. Je me souviens – je crois que c’était lundi – que nous sommes allés jusqu’à la rivière. On a garé la voiture sur le pont. On peut voir la maison de cet endroit, la maison des Clutter. Et une partie de la propriété, le verger de Mr. Clutter et les champs de blé qui s’étendaient au loin. Très loin, dans un des champs, un feu flambait : ils brûlaient des choses de la maison. Partout où l’on regardait, il y avait quelque chose pour vous rappeler la tragédie. Des hommes avec des filets et des perches péchaient le long des berges de la rivière, mais c’était pas le poisson qui les intéressait. Bobby a dit qu’ils cherchaient les armes. Le couteau. Le fusil.
« Nancy adorait la rivière. Les nuits d’été, on avait coutume de monter toutes les deux sur le dos du cheval de Nancy, Babe, ce gros cheval gris. Nous allions jusqu’à la rivière et nous entrions dans l’eau. Puis Babe marchait dans l’eau peu profonde tandis qu’on jouait de la flûte et qu’on chantait Il se rafraîchissait. Je ne cesse de me demander, mon Dieu, qu’est-ce qui va lui arriver ? Babe. Une dame de Garden City a pris le chien de Kenyon. Elle a pris Teddy. Il s’est sauvé, il a trouvé son chemin jusqu’à Holcomb. Mais elle est venue et l’a repris. Et moi, j’ai le chat de Nancy, Evinrude. Mais Babe, j’imagine qu’ils vont le vendre. Ça aurait fait de la peine à Nancy. Elle serait furieuse. Une autre fois, la veille des funérailles, nous étions assis, Bobby et moi, près de la voie ferrée. On regardait passer les trains. Vraiment stupide. Comme des moutons dans une tempête de neige. Puis soudainement Bobby s’est éveillé et il a dit : “On devrait aller voir Nancy. On devrait être avec elle.” Alors nous sommes allés à Garden City, chez Phillips, l’entrepreneur de pompes funèbres de Main Street. Je crois que le jeune frère de Bobby était avec nous. Oui, j’en suis certaine. Parce que je me souviens que nous l’avons pris à la sortie de l’école. Et je me souviens qu’il a dit qu’il n’y aurait pas classe le lendemain, comme ça tous les enfants de Holcomb pourraient aller à l’enterrement. Et puis il a continué en nous disant ce que les enfants pensaient. Il a dit que les enfants étaient convaincus que c’était l’œuvre d’un “tueur à gages”. Je n’avais pas envie d’entendre parler de ça. Rien que des cancans, des ragots – tout ce que Nancy détestait. De toute façon, ça m’est égal de savoir qui a fait ça. En un sens, c’est à côté du problème. Mon amie est disparue. Savoir qui l’a tuée ne la ramènera pas. Le reste est sans importance. On ne voulait pas nous laisser entrer. Chez l’entrepreneur de pompes funèbres, je veux dire. Ils nous ont dit que personne ne pouvait “voir la famille”. À l’exception des parents. Mais Bobby a insisté, et finalement l’entrepreneur – il connaissait Bobby et j’imagine qu’il avait pitié de lui – a dit d’accord, n’en parlez pas, mais entrez. Maintenant, je souhaiterais ne jamais y être allée. »
Les quatre cercueils qui remplissaient complètement le petit salon encombré de fleurs allaient être scellés pour le service funèbre – ce qui était facile à comprendre, car, en dépit des soins apportés à l’aspect des victimes, l’effet que l’on avait atteint était inquiétant. Nancy portait sa robe de velours rouge cerise, son frère une chemise à carreaux de couleur éclatante ; les parents étaient tous deux mis avec plus de sobriété ; Mr. Clutter était vêtu d’un complet de flanelle bleu marine, son épouse d’une robe de crêpe bleu marine ; et – et c’était tout spécialement ceci qui donnait à la scène une ambiance effroyable – la tête de chacune des victimes était complètement enveloppée de coton, un cocon gonflé, deux fois la taille d’un ballon ordinaire, et le coton qui avait été vaporisé d’une substance brillante scintillait comme de la neige d’arbre de Noël.
Susan fit immédiatement demi-tour. « Je suis sortie et j’ai attendu dans la voiture, rappela-t-elle. De l’autre côté de la rue, un homme ratissait les feuilles. Je ne le quittais pas des yeux. Parce que je ne voulais pas fermer les yeux. Je pensais : “Si je les ferme, je vais m’évanouir.” Alors je l’ai regardé ratisser les feuilles et les brûler. Je le regardais sans vraiment le voir. Parce que tout ce que je pouvais voir, c’était la robe. Je la connaissais si bien. Je l’avais aidée à choisir le tissu. C’était son propre modèle, et elle l’a cousue elle-même. Je me souviens de son excitation la première fois qu’elle l’a portée. À une soirée. Tout ce que je pouvais voir, c’était le velours rouge de Nancy. Nancy dans sa robe. Elle dansait. »
*
Le Kansas City Star publia un long compte rendu des funérailles Clutter, mais l’édition dans laquelle se trouvait l’article datait déjà de deux jours avant que Perry, étendu sur le lit d’une chambre d’hôtel, ne finisse par le lire. Cependant, il se contenta de le parcourir, sautant d’un paragraphe à l’autre : « Mille personnes, la foule la plus considérable dans les cinq ans d’histoire de la Première Église méthodiste, ont assisté aujourd’hui aux funérailles des quatre victimes… De nombreuses élèves de l’École de Holcomb, camarades de classe de Nancy, ont fondu en larmes lorsque le Révérend Léonard Cowan a dit : “Dieu nous offre le courage, l’amour et l’espoir bien que nous errions parmi les ombres de la vallée de la mort. Je suis certain qu’il était avec eux lors de leurs dernières heures. Jésus ne nous a jamais promis que nous ne connaîtrions pas la souffrance ou le chagrin, mais Il a toujours dit qu’il serait à nos côtés pour nous aider à supporter le chagrin et la souffrance.”… Par un temps étonnamment chaud pour la saison, environ six cents personnes se sont rendues au cimetière de Valley View dans la banlieue nord de cette ville. Et là, au cours de la cérémonie de l’enterrement, elles ont récité le Pater. Leurs voix qui se fondaient en un murmure grave se répercutaient à travers le cimetière. »
Mille personnes ! Perry fut impressionné. Il se demanda ce qu’avaient coûté les funérailles. L’argent le préoccupait beaucoup, quoique d’une façon moins pressante qu’au début de la journée, une journée qu’il avait commencée « sans un radis ». Depuis lors, la situation s’était améliorée ; grâce à Dick, ils possédaient maintenant « un assez beau magot », suffisant pour se rendre au Mexique.
Dick ! Beau parleur. Débrouillard. Oui, il fallait le reconnaître. Bon Dieu, c’était incroyable la façon dont il pouvait « rouler un type ». Comme le commis du magasin de confection de Kansas City, Kansas, le premier endroit que Dick avait décidé de « frapper ». Quant à Perry, il n’avait jamais essayé de « passer un chèque ». Il était nerveux, mais Dick lui dit : « Tout ce que je te demande de faire, c’est de rester là. Ris pas, et sois pas étonné de ce que je vais raconter. Ces trucs-là, c’est une question d’oreille. » Pour ce genre de travail Dick semblait avoir une oreille impeccable. Il entra en coup de vent, présenta Perry au vendeur en coup de vent, comme « un de mes amis qui est sur le point de se marier », et poursuivit en disant : « J’suis son garçon d’honneur. Je l’aide, pour ainsi dire, à acheter les vêtements qu’il lui faudra. Ce que vous pourriez appeler son trousseau, ah ! ah ! » Le vendeur « avala l’hameçon », et bientôt Perry qui avait enlevé ses treillis était en train d’essayer un complet lugubre que le commis estimait être le vêtement « idéal pour une cérémonie de famille ». Après avoir fait des observations sur les proportions bizarres du client – le torse anormalement développé posé sur des jambes rabougries – il ajouta : « Je crains que nous n’ayons rien qui aille sans modifications. » Oh ! dit Dick, ça n’avait aucune importance, il y avait amplement le temps, le mariage n’aurait lieu que dans une semaine. Une fois la question du complet réglée, ils choisirent une série de vestes et de pantalons de mauvais goût qu’ils considéraient tout à fait indiqués pour ce qui allait être, selon Dick, une lune de miel en Floride. « Vous connaissez l’Eden Roc ? demanda Dick au vendeur. À Miami Beach ? Leurs réservations sont faites. Un cadeau des parents de sa fiancée, deux semaines à quarante dollars par jour. Qu’est-ce que vous en dites ? Un avorton moche comme lui, il se trouve une pépée qui est une vraie beauté et qui est bourrée de fric. Tandis que des types comme vous et moi, des types qui ont une belle gueule… » Le commis présenta la facture. Dick porta la main à la poche arrière de son pantalon, fronça les sourcils, fit claquer ses doigts et dit : « Nom de Dieu ! J’ai oublié mon portefeuille. » Ce qui sembla à son complice une astuce si grossière qu’un « négrillon d’un jour » ne se laisserait pas avoir. Apparemment, le commis n’était pas de cet avis car il sortit un chèque en blanc, et quand Dick l’eut établi pour un montant qui excédait de quatre-vingts dollars la facture, il lui remit sur-le-champ la différence en argent liquide.
Une fois encore, Dick dit : « Alors, tu te maries la semaine prochaine ? Eh bien, t’auras besoin d’une alliance. » Quelques instants plus tard, roulant dans la vieille Chevrolet de Dick, ils arrivèrent à un magasin qui s’appelait Bijoux de Luxe. Après y avoir acheté, en payant par chèque, une bague de fiançailles et une alliance serties de diamants, ils se rendirent à un mont-de-piété pour se débarrasser de ces articles. Perry était triste de les voir partir. Il commençait à croire à demi à l’épouse fictive, bien qu’elle ne fût ni riche ni belle dans la conception qu’il en avait, à l’opposé de Dick ; c’était plutôt une fille bien mise, qui s’exprimait avec grâce, probablement « diplômée d’une université », de toute façon « très intellectuelle », le genre de fille qu’il avait toujours voulu rencontrer mais qu’il n’avait en fait jamais connue.
À moins de compter Cookie, l’infirmière dont il avait fait la connaissance quand il avait été hospitalisé à la suite de son accident de motocyclette. Une chic fille, Cookie, et il lui avait plu ; elle avait eu pitié de lui, l’avait dorloté, l’avait poussé à lire de la « vraie littérature » – Autant en emporte le vent, This is My Beloved. Des épisodes sexuels d’une nature étrange et furtive s’étaient produits, et ils avaient parlé d’amour et de mariage aussi, mais finalement, une fois ses blessures guéries, il lui avait dit au revoir et lui avait offert, en guise d’explication, un poème qu’il prétendait avoir écrit :
Il y a une race d’hommes qui ne s’adapte pas,
Une race qui ne peut pas rester en place ;
Ils brisent le cœur de leurs amis et de leurs parents ;
Et ils parcourent le monde à volonté.
Ils vagabondent par terre et par mer,
Et ils gravissent les cimes des montagnes ;
Ils portent la malédiction du sang des gitans,
Et ils ne connaissent jamais de repos.
S’ils suivaient un droit chemin, ils iraient loin
Car ils sont forts et braves et fidèles ;
Mais ils se lassent vite des choses,
Ils ont soif de nouveau et d’insolite.
Il ne l’avait jamais revue et n’avait jamais eu de ses nouvelles ; cependant, de nombreuses années plus tard il avait fait tatouer son nom sur son bras, et un jour où Dick lui avait demandé qui était « Cookie », il avait répondu : « Personne. Une fille que j’ai failli épouser. » (Que Dick ait été marié – marié deux fois – et qu’il ait engendré trois fils était une chose qu’il enviait. Une femme, des enfants, c’étaient là des expériences « qu’un homme devait connaître », même si, comme dans le cas de Dick, elles ne « le rendaient pas heureux ou ne lui faisaient aucun bien. »
Ils mirent les bagues au clou pour cent cinquante dollars. Ils rendirent visite à une autre bijouterie, Goldman’s, et ils en sortirent tout doucement avec une montre-bracelet en or pour homme. Arrêt suivant, un magasin de caméras Elko, où ils « achetèrent » une caméra perfectionnée. « Pas de meilleur placement qu’une caméra, fit Dick à Perry. C’est la chose la plus facile à mettre au clou ou à vendre. Les caméras et les appareils de télé. » Puisqu’il en était ainsi, ils décidèrent d’obtenir un grand nombre de ces derniers, et, une fois leur mission accomplie, ils continuèrent à attaquer quelques autres grands magasins de confection – Sheperd & Foster’s, Rothschild’s, Shopper’s Paradise. Au coucher du soleil, au moment où les magasins fermaient, ils avaient les poches pleines d’argent et la voiture était pleine de marchandises qu’ils pouvaient vendre ou mettre au clou. Inspectant cette récolte de chemises et de briquets, d’appareils de grande valeur et de boutons de manchettes de pacotille, Perry se sentit démesurément grand – à présent le Mexique, une nouvelle chance, une « vraie vie ». Mais Dick semblait abattu. Il répondit aux compliments de Perry par un haussement d’épaules (« Je suis sincère, Dick. Tu as été étonnant. Moi-même, je te croyais la moitié du temps »). Et Perry était perplexe ; il ne pouvait comprendre que Dick, habituellement si imbu de lui-même, devienne subitement humble, qu’il ait l’air triste et qu’il se dégonfle alors qu’il avait de bonnes raisons de triompher. Perry dit : « Je te paie un verre. »
Ils s’arrêtèrent à un bar. Dick but trois Orange Blossom. Après le troisième, il demanda brusquement : « Et mon père ? Je me sens… Oh, bon Dieu ! c’est un si bon vieux. Et ma mère… Eh bien, tu l’as vue. Qu’est-ce qui va leur arriver ? Moi, je serai là-bas au Mexique. Ou ailleurs. Mais eux, ils seront ici quand ces chèques vont rebondir. Je connais papa. Il voudra rembourser. Comme il a déjà essayé de le faire. Et il ne peut pas, il est vieux et malade, il n’a rien.
— Je comprends ça », dit Perry avec sincérité. Sans être bon, il était sentimental, et l’affection que Dick portait à ses parents, le mauvais sang qu’il se faisait pour eux, touchaient vraiment Perry. « Mais bon Dieu, Dick, c’est très simple, dit-il. Nous, on peut payer les chèques. Une fois qu’on est au Mexique, une fois qu’on se met au boulot, on va faire de l’argent. Des tas.
— Comment ?
— Comment ? » Qu’est-ce que Dick pouvait bien vouloir dire ? La question stupéfia Perry. Après tout, ils avaient discuté d’une si grande variété d’aventures. La prospection de l’or, la plongée sous-marine à la recherche de trésors engloutis – ce n’étaient là que deux des projets que Perry avait proposés avec enthousiasme. Et il y en avait d’autres. Le bateau, par exemple. Ils avaient souvent parlé d’un bateau de pêche en haute mer qu’ils achèteraient et piloteraient eux-mêmes ; et ils le loueraient à des vacanciers – ceci en dépit du fait qu’ils n’avaient jamais manœuvré un canoë ou péché de quoi faire une friture. Et puis, aussi, il y avait de l’argent facile à gagner en Amérique du Sud, en faisant passer des voitures volées d’un pays à l’autre. (« Tu touches cinq cents dollars par voyage », ou c’est du moins ce que Perry avait lu quelque part.) Mais, de toutes les réponses possibles, il choisit de rappeler à Dick la fortune qui les attendait sur l’île des Cocotiers, un point minuscule au large du Costa Rica. « Sans blague, Dick, dit Perry. C’est authentique. J’ai une carte. J’ai toute l’histoire. Le trésor a été enterré là en 1821 – des lingots et des bijoux venant du Pérou. Il paraît que ça vaut soixante millions de dollars. Même si on ne trouvait pas tout, même si on n’en trouvait qu’une partie… Tu me suis, Dick ? » Jusqu’à présent, Dick l’avait toujours encouragé, il avait toujours écouté attentivement toutes ses histoires de cartes et de trésors, mais maintenant – et c’était la première fois que ça lui venait à l’esprit – il se demandait si Dick n’avait pas fait semblant, ne s’était pas moqué de lui tout ce temps.
Cette pensée qui lui était comme une douleur aiguë s’effaça car Dick lui dit avec un clin d’œil et un petit coup de poing pour jouer : « Bien sûr, coco. Je te suis. Jusqu’au bout. »
*
Il était 3 heures du matin et le téléphone sonna encore une fois. Non pas que l’heure eût quelque importance. Al Dewey était complètement éveillé de toute façon, de même que Marie et leurs fils, Paul, neuf ans, et Alvin Adams Dewey Junior, douze ans. Car qui pourrait dormir dans une maison – un modeste bungalow – où le téléphone avait sonné de deux minutes en deux minutes toute la nuit ? En sortant du lit, Dewey promit à sa femme : « Cette fois je débranche l’appareil. » Mais c’était une promesse qu’il n’osait pas tenir. Il est vrai que de nombreux appels émanaient de journalistes en quête de nouvelles, ou de gens qui essayaient d’être drôles, ou de bâtisseurs de théories (« Al ? Écoutez mon vieux, j’ai trouvé la solution. C’est une histoire de meurtre et de suicide. Je sais que Herb était dans une impasse financière. Il pouvait à peine joindre les deux bouts. Alors, qu’est-ce qu’il fait ? Il prend cette grosse police d’assurance, il tue Bonnie et les enfants et il se tue avec une bombe. Une grenade remplie de chevrotines… »), ou des personnes anonymes à l’esprit empoisonné (« Vous connaissez ces L. ? Des étrangers. Ils ne travaillent pas. Ils donnent des réceptions. Servent des cocktails. D’ou vient l’argent ? Ça me surprendrait pas le moins du monde qu’ils soient à l’origine de cette affaire Clutter… »), ou des femmes craintives, émues par les racontars qui circulaient, des racontars qui ne connaissaient pas de limites (« Écoute, Alvin. Je te connais depuis que tu es un petit garçon. Et je veux que tu me dises tout de suite si c’est vrai. J’aimais et je respectais Mr. Clutter, et je refuse à croire que cet homme, ce chrétien, je refuse de croire que c’était un coureur de jupons… »).
Mais la plupart de ceux qui téléphonaient étaient des citoyens qui désiraient être utiles (« Je me demande si vous avez interrogé l’amie de Nancy, Sue Kidwell ? J’ai parlé avec cette enfant, et elle a dit quelque chose qui m’a frappé. Elle a dit que, la dernière fois qu’elle a parlé à Nancy, Nancy lui a raconté que Mr. Clutter était vraiment de méchante humeur. Ça durait depuis trois semaines. Elle pensait qu’il était tourmenté par quelque chose, tellement qu’il s’était mis à fumer des cigarettes… »). Il arrivait aussi que des personnes officiellement concernées appellent – des représentants de la loi ou des shérifs d’autres parties de l’État (« Ça peut-être quelque chose à voir, peut-être pas, mais il y a ici un barman qui a entendu deux types discuter de l’affaire d’une manière qui donnait l’impression qu’ils étaient dans le coup jusque-là… »). Et, bien que le seul effet de ces conversations eût été un surcroît de travail pour les enquêteurs, il n’était pas exclu que la prochaine soit, comme le disait Dewey, « le coup de pot qui fasse tomber le rideau ».
En répondant au coup de fil en question, Dewey entendit immédiatement : « Je désire avouer.
— Qui est à l’appareil, je vous prie ? » demanda-t-il.
L’interlocuteur, un homme, répéta sa première affirmation et ajouta : « C’est moi qui ai fait le coup. Je les ai tous tués.
— Oui, répondit Dewey. Maintenant, si vous me donniez votre nom et votre adresse…
— Ah, ça non ! dit l’homme, la voix vibrante d’une indignation d’ivrogne. Je ne vous dirai rien. Pas avant d’avoir la récompense. Vous envoyez la récompense et, à ce moment-là, je vous dirai qui je suis. Un point, c’est tout. »
Dewey revint au lit. « Non, mon chou, dit-il. Rien d’important. Seulement un autre ivrogne.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il voulait avouer. À condition qu’on envoie la récompense d’abord. » (Un journal du Kansas, le News de Hutchinson, avait offert mille dollars pour tout renseignement conduisant à la solution du crime.)
« Alvin, es-tu en train d’allumer une autre cigarette ? Vraiment, Alvin, est-ce que tu ne peux pas au moins essayer de dormir ? »
Il était trop tendu pour dormir, même si le téléphone cessait de sonner, trop agité et trop déçu. Aucune de ses « pistes » n’avait abouti où que ce soit, sauf, peut-être, dans un cul-de-sac, face au plus nu de tous les murs. Bobby Rupp ? Le détecteur de mensonges l’avait éliminé. Et Mr. Smith, le fermier qui faisait des nœuds identiques à ceux utilisés par le meurtrier, lui aussi était un suspect éliminé, ayant prouvé qu’il était « dans l’Oklahoma » la nuit du crime. Ce qui laissait les John, père et fils, mais ils avaient également fourni des alibis vérifiables. « Par conséquent, pour citer Harold Nye, le résultat est un beau chiffre rond. Zéro. » Même la recherche de l’endroit où avait été enterré le chat de Nancy n’avait donné aucun résultat.
Néanmoins, il y avait eu un ou deux faits nouveaux significatifs. D’abord, en rangeant les vêtements de Nancy, Mrs. Elaine Selsor, sa tante, avait trouvé une montre-bracelet en or cachée dans le bout d’un soulier. Deuxièmement, accompagnée d’un agent du K.B.I., Mrs. Helm avait exploré chacune des pièces de River Valley Farm, inspecté la maison de fond en comble dans l’espoir de trouver quelque chose qui n’était pas à sa place ou quelque chose qui avait disparu, et elle avait réussi. Dans la chambre de Kenyon. Mrs. Helm avait regardé attentivement, arpenté la chambre, les lèvres pincées, touchant chaque objet : le vieux gant de baseball de Kenyon, les bottes de travail maculées de boue de Kenyon, ses pathétiques lunettes abandonnées. Durant ce temps, elle ne cessait de murmurer : « Il y a quelque chose qui tourne pas rond ici, je le sens, je le sais, mais je ne sais pas ce que c’est. » Et puis, subitement, elle le sut : « C’est le poste de radio ! Où est le petit poste de Kenyon ? »
Ces découvertes réunies obligèrent Dewey à reconsidérer la possibilité d’un « simple cambriolage » comme mobile. Il est certain que cette montre n’avait pas roulé accidentellement dans la chaussure de Nancy. Couchée dans l’obscurité, elle avait dû entendre des bruits – des bruits de pas, peut-être des voix – qui lui avaient fait supposer que des voleurs s’étaient introduits dans la maison ; sur quoi elle avait dû cacher la montre en vitesse ; c’était un cadeau de son père auquel elle tenait beaucoup. Quant au poste, un Zenith gris, pas de doute, il manquait. Tout de même, Dewey ne pouvait accepter la théorie que la famille eût été massacrée pour un profit aussi mince, « quelques dollars et un poste de radio ». L’accepter effacerait l’image qu’il avait du tueur, ou, plutôt, des tueurs. Ses collègues et lui avaient définitivement décidé de mettre le terme au pluriel. L’exécution adroite des crimes était une preuve suffisante qu’un des deux tueurs au moins était particulièrement rusé et impassible et qu’il était – devait certainement être – trop habile pour avoir commis un tel forfait sans un motif bien pesé. Et, ensuite, Dewey avait pris conscience de nombreuses particularités qui renforçaient sa conviction qu’un des meurtriers, au moins, avait un lien émotif avec ses victimes et qu’il avait eu pour elles, même en les exterminant, une certaine tendresse dénaturée. De quelle autre façon pouvait-on expliquer la boîte à matelas ?
L’histoire de la boîte à matelas était une des choses qui intriguaient le plus Dewey. Pourquoi les meurtriers avaient-ils pris la peine d’aller chercher la boîte à l’autre extrémité du sous-sol et de l’étendre sur le plancher devant la chaudière si ce n’était dans l’intention d’installer Mr. Clutter plus confortablement, de lui fournir, tandis qu’il contemplait le couteau qui s’approchait, une couche moins rude que le ciment froid ? Et en étudiant les photos de la scène du crime, Dewey avait observé d’autres détails qui semblaient confirmer sa théorie qu’un des tueurs était mû par des élans de délicatesse de temps à autre. « Ou – il n’arrivait jamais tout à fait à trouver le mot qu’il cherchait – quelque chose de maniaque. De tendre. Ces couvertures. Voyons, quel genre de personne ferait cela ? ligoter deux femmes de la façon dont Bonnie et sa fille avaient été attachées, et puis remonter les couvertures, les border avec un air de dire : “Faites de doux rêves et bonne nuit.” Ou le coussin sous la tête de Kenyon. Au début je pensais que le coussin avait peut-être été mis là pour faire de sa tête une cible plus simple. Maintenant que j’y pense, non, c’était pour la même raison que la boîte à matelas sur le plancher, pour installer la victime plus confortablement. »
Pour absorbantes qu’elles fussent, les spéculations de cet ordre ne satisfaisaient pas Dewey et ne lui donnaient guère le sentiment « d’aboutir à quelque chose ». Une affaire était rarement résolue par des « théories fantaisistes » ; il ne croyait qu’aux faits, « obtenus à la sueur de son front et certifiés sous serment ». La multitude de faits à rechercher et à passer au crible – et l’agent se proposait de les obtenir – n’était pas une mince affaire puisqu’elle consistait à dénicher et à contrôler des centaines de personnes, parmi lesquelles tous les anciens ouvriers de River Valley Farm, les amis et la famille, tous ceux avec qui Mr. Clutter avait fait des affaires, importantes ou pas, à remonter le passé à un pas de tortue. Car, comme l’avait dit Dewey à son équipe : « Il ne faut pas s’arrêter avant de connaître les Clutter mieux qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes. Jusqu’à ce qu’on trouve le lien entre ce qu’on a découvert dimanche dernier et quelque chose qui est arrivé il y a cinq ans peut-être. Le lien. Il faut bien qu’il y en ait un. Il le faut. »
Mrs. Dewey s’assoupit mais elle s’éveilla quand elle sentit son mari sortir du lit et l’entendit répondre au téléphone une fois de plus ; quand lui parvinrent, de la chambre voisine où ses fils dormaient, des sanglots, un petit garçon pleurait. « Paul ? » À l’ordinaire, Paul n’était ni agité ni turbulent, pas un pleurnicheur, jamais. Il était trop occupé à creuser des tunnels dans la cour ou à s’entraîner à devenir « le coureur le plus rapide du comté de Finney ». Mais il avait fondu en larmes au petit déjeuner ce matin-là. Sa mère n’avait pas eu besoin de lui demander pourquoi ; elle savait que, même s’il ne comprenait que vaguement les raisons du tumulte qui l’entourait, il se sentait menacé par lui, par le téléphone accablant, et les étrangers à la porte, et les yeux fatigués et inquiets de son père. Elle alla consoler Paul. Son frère, qui avait trois ans de plus, l’aidait : « Paul, dit-il, sois sage maintenant et demain je t’apprendrai à jouer au poker. »
Dewey était dans la cuisine ; Marie qui le cherchait l’y trouva attendant que le café passe, les photographies de la scène du crime étalées devant lui sur la table de la cuisine – des taches lugubres qui gâchaient le joli motif de fruits de la toile cirée de la table. (Une fois, il lui avait offert de regarder les photos. Elle avait refusé, disant : « Je veux me souvenir de Bonnie comme elle était, de même que tous les autres. ») Il dit : « Peut-être que les garçons devraient aller habiter chez maman. » Sa mère, qui était veuve, habitait non loin de là une maison qu’elle trouvait trop spacieuse et trop silencieuse ; les petits-fils étaient toujours les bienvenus. « Seulement pour quelques jours. Jusqu’à ce que… eh bien, jusqu’à…
— Alvin, crois-tu qu’on reviendra jamais à une vie normale ? » demanda Mrs. Dewey.
Leur vie normale était ainsi : ils travaillaient tous les deux, Mrs. Dewey était secrétaire dans un bureau, et ils se partageaient les tâches domestiques, prenant place à tour de rôle au fourneau et à l’évier. (« Quand Alvin était shérif, je sais qu’il y en a qui le taquinaient. Ils disaient : “Regardez là-bas qui s’amène ! Le shérif Dewey ! Un dur ! Il porte un revolver à six coups ! Mais, une fois rendu à la maison, le revolver est vite remplacé par le tablier !” ») À cette époque-là ils faisaient des économies pour construire une maison sur une terre que Dewey avait achetée en 1951, deux cent quarante arpents, plusieurs miles au nord de Garden City. Quand il faisait beau et tout particulièrement par les journées chaudes, quand le blé était haut et mûr, il aimait se rendre là-bas et s’exercer au tir, sur les corbeaux, les boîtes de conserve, ou se promener en imagination à travers la maison qu’il espérait avoir, et dans le jardin qu’il avait l’intention de cultiver, et sous des arbres qui avaient encore à être plantés. Il était assuré qu’un jour sa propre oasis de chênes et d’ormes se dresserait sur ces plaines sans ombre : « Un jour. Si Dieu le veut. »
La foi en Dieu et le rituel entourant cette foi – l’église tous les dimanches, le bénédicité, les prières avant de se mettre au lit – étaient une partie importante de la vie de Dewey. « Je ne vois pas comment on peut s’asseoir à une table sans avoir envie de la bénir, dit un jour Mrs. Dewey. Des fois, quand je reviens à la maison après le bureau, eh bien, je suis fatiguée. Mais il y a toujours du café sur le fourneau, et des fois un bifteck dans le réfrigérateur. Les garçons font du feu pour cuire le bifteck, et on parle, on se raconte notre journée, et quand arrive l’heure de dîner, je sais qu’on a bien des raisons d’être heureux et reconnaissants. Alors je dis : “Merci, Seigneur.”
Pas seulement parce que je dois le faire, parce que je le veux. »
À présent Mrs. Dewey dit : « Alvin, réponds-moi. Crois-tu qu’on aura jamais une vie normale à nouveau ? »
Il s’apprêtait à répondre quand le téléphone l’arrêta.
*
La vieille Chevrolet quitta Kansas City le samedi 21 novembre au soir. Les bagages étaient attachés aux pare-chocs et ficelés au toit ; le coffre était tellement bourré qu’il fut impossible de le fermer ; à l’intérieur, deux postes de télévision se trouvaient sur la banquette arrière, l’un sur l’autre. C’est à peine s’il y avait de la place pour les passagers : Dick qui conduisait, et Perry qui était assis avec la vieille guitare Gibson dans les bras, la chose à laquelle il tenait le plus au monde. Quant aux autres possessions de Perry – une valise en carton, un poste portatif Zenith, une cruche d’un gallon de sirop de root beer (il craignait de ne pas trouver sa boisson préférée au Mexique) et deux grandes caisses contenant des livres, des manuscrits, des souvenirs auxquels il attachait un grand prix (et quelle scène Dick n’avait-il pas faite ! Il avait juré, donné des coups de pied dans les caisses, les avait traitées de « cinq cents livres d’ordures pour les cochons ! ») – elles faisaient aussi partie du capharnaüm à l’intérieur de la voiture.
Vers minuit, ils franchirent la frontière de l’Oklahoma. Heureux d’être hors du Kansas, Perry se détendit enfin. Maintenant, c’était vrai. Ils étaient en route, en route pour ne plus jamais revenir, sans regrets, en ce qui le concernait, car il ne laissait rien derrière lui, ni personne qui se creuserait la tête pour se demander où il avait bien pu disparaître. On ne pouvait en dire autant de Dick. Il y avait ceux que Dick prétendait aimer : trois fils, une mère, un père, un frère ; des gens à qui il n’avait pas osé confier ses projets ni dire adieu, bien qu’il ne s’attendît pas à les revoir, pas dans cette vie.
*
MARIAGE CLUTTER-ENGLISH CÉLÉBRÉ SAMEDI : ce titre, publié dans le carnet mondain du Telegram de Garden City le 23 novembre, surprit de nombreux lecteurs. Il semblait que Beverly, la plus jeune des filles survivantes de Mr. Clutter, avait épousé Mr. Vere Edward English, le jeune étudiant en biologie à qui elle était fiancée depuis longtemps. Miss Clutter était vêtue de blanc, et le mariage, une grande cérémonie (« Mrs. Léonard Cowan était soliste et Mrs. Howard Blanchard organiste »), avait été « célébré à la Première Église méthodiste », l’église où la mariée avait assisté, trois jours plus tôt, aux funérailles de ses parents, de son frère et de sa sœur cadette. Cependant, selon le compte rendu du Telegram, « Vere et Beverly avaient projeté de se marier durant les fêtes de Noël. Les invitations étaient imprimées et le père de Beverly avait retenu l’église pour cette date. En raison de la tragédie inattendue et parce que de nombreux parents étaient venus d’endroits éloignés, le jeune couple avait décidé de se marier samedi. »
Le mariage terminé, le clan des Clutter se dispersa. Lundi, jour où les derniers parents quittèrent Garden City, le Telegram publia en première page une lettre écrite par Mr. Howard Fox, d’Oregon, Blinois, un des frères de Bonnie Clutter. Après avoir exprimé des sentiments de reconnaissance aux gens de la ville pour avoir ouvert « leurs demeures et leurs cœurs » à la famille frappée par le deuil, la lettre se changeait en plaidoyer : « Il y a beaucoup de ressentiment dans cette ville » (c’est-à-dire Garden City), écrivait Mr. Fox. « J’ai même entendu dire plus d’une fois qu’on devrait pendre l’assassin au premier arbre venu quand on lui mettrait la main dessus. Ne partageons pas ces sentiments. L’acte est consommé, et enlever une autre vie humaine n’y changera rien. Au contraire, pardonnons comme Dieu le désire. Il ne faut pas que nous gardions de rancune au fond de nos cœurs. Celui qui a fait cet acte va trouver très difficile, en effet, de vivre avec lui-même. Il ne connaîtra la paix de l’âme qu’en allant demander pardon à Dieu. Ne nous mettons pas en travers de sa route, mais prions plutôt pour qu’il puisse trouver la paix. »
*
La voiture était garée sur un promontoire où Perry et Dick s’étaient arrêtés pour pique-niquer. Il était midi. Dick scrutait le paysage avec une jumelle. Montagnes. Faucons tournoyant dans un ciel blanc. Une route poussiéreuse qui entrait en serpentant dans un village blanc et poussiéreux et qui en sortait de la même manière. C’était aujourd’hui sa deuxième journée au Mexique, et jusqu’à présent ça lui plaisait, même la nourriture. (En ce moment même il mangeait une tortilla huileuse et froide.) Ils avaient traversé la frontière à Laredo, Texas, le matin du 23 novembre, et ils avaient passé la première nuit dans un bordel de San Luis Potosi. Ils se trouvaient maintenant à deux cents miles au nord de leur prochaine destination, Mexico.
« Tu sais ce que je pense ? dit Perry. Je pense qu’on a quelque chose qui tourne pas rond. Pour faire ce qu’on a fait.
— Fait quoi ?
— Là-bas. »
Dick laissa tomber la jumelle dans un luxueux étui en cuir portant les initiales H.W.C. Il était contrarié. Foutument contrarié. Nom de Dieu, pourquoi Perry ne la bouclait-il pas ? Sacré nom de Dieu, quel foutu bien cela pouvait-il faire de toujours ramener le foutu truc sur le tapis ? C’était vraiment ennuyeux. D’autant plus qu’ils s’étaient mis d’accord, en un sens, pour ne pas parler de ce foutu truc. L’oublier simplement.
« Il faut avoir quelque chose qui ne tourne pas rond pour faire un truc comme ça, dit Perry.
— Pas moi, coco, fit Dick. Je suis un type normal. » Et Dick croyait vraiment ce qu’il disait. Il se trouvait aussi sain d’esprit et aussi équilibré que n’importe qui, peut-être un petit peu plus malin que la moyenne, c’est tout. Mais Perry ? Dans l’opinion de Dick, le Petit Perry avait « quelque chose qui ne tournait pas rond ». C’est le moins qu’on puisse dire. Le printemps dernier, quand ils avaient partagé la même cellule au pénitencier du Kansas, il avait découvert la plupart des petites singularités de Perry : il lui arrivait de se conduire comme un « vrai gosse », toujours en train de mouiller son lit et de pleurer dans son sommeil (« Papa, je t’ai cherché partout, où étais-tu, papa ? »), et Dick l’avait souvent vu « rester assis durant des heures à se sucer le pouce, penché sur ces foutus guides de trésors à la con ». Ce qui était un aspect des choses ; il y en avait d’autres. En un sens, ce vieux Perry était « foutument pas rassurant ». Prenez, par exemple, son caractère. Il pouvait se foutre en rogne « plus vite que dix Indiens soûls ». Et pourtant, on ne s’en apercevait pas. « Il pourrait être sur le point de vous tuer, mais vous ne l’auriez jamais deviné, pas à le voir et à l’entendre », dit un jour Dick. Car, si extrême que fût sa rage intérieure, Perry gardait l’apparence extérieure d’une jeune brute pleine de sang-froid, aux yeux sereins et légèrement endormis. Il y avait eu une époque où Dick avait cru pouvoir contrôler, régler la température de ces fièvres froides et subites qui enflammaient et glaçaient son ami. Il s’était trompé, et à la suite de cette découverte, il était devenu très peu sûr de Perry, ne sachant pas du tout quoi penser, sauf qu’il sentait qu’il devrait avoir peur de lui, et il se demandait réellement pourquoi il n’en était rien.
« Dans le fond, continua Perry, au fin fond de moi-même, je ne pensais jamais que je pourrais le faire. Une chose comme ça.
— Et ce nègre ? » demanda Dick. Silence. Dick se rendit compte que Perry le dévisageait. Une semaine plus tôt, à Kansas City, Perry avait acheté des lunettes de soleil, des lunettes de fantaisie avec une monture argentée et des verres réfléchissants. Dick les détestait ; il avait dit à Perry qu’il avait honte d’être vu avec « un type qui portait ce genre de truc de pédé ». En fait, c’étaient les verres réfléchissants qui l’ennuyaient ; c’était désagréable de savoir les yeux de Perry cachés derrière le secret de ces surfaces colorées et réfléchissantes.
« Mais un nègre, dit Perry, c’est différent. »
La remarque, le peu d’empressement qu’il mit à la prononcer, poussèrent Dick à demander : « Tu l’as vraiment fait ? Tu l’as tué, comme tu disais ? » C’était une question pertinente car, à l’origine, l’intérêt qu’il avait porté à Perry, son évaluation du caractère et du potentiel de Perry reposaient sur l’histoire que lui avait un jour racontée Perry, comment il avait battu un nègre à mort.
« Bien sûr, je l’ai fait. Seulement, un nègre, c’est pas la même chose. » Puis Perry dit : « Tu sais ce qui me tracasse réellement ? À propos de l’autre chose ? C’est simplement que j’y crois pas, qu’on puisse s’en tirer avec une chose semblable. Parce que je ne vois pas comment ça serait possible. Faire ce qu’on a fait. Et s’en tirer sans le moindre petit accroc. Je veux dire, c’est ça qui me tracasse, je ne peux pas me chasser de la tête l’idée qu’il faut qu’il arrive quelque chose. »
Bien qu’il eût fréquenté l’église durant son enfance, Dick n’avait jamais eu « un soupçon de foi » en Dieu ; et les superstitions ne le troublaient pas non plus. À l’encontre de Perry, il n’était pas convaincu qu’un miroir brisé signifiât sept ans d’infortune, ou qu’une nouvelle lune regardée par le fond d’un verre portât malheur. Mais Perry, avec ses intuitions aiguës et grincheuses, avait mis le doigt sur l’unique doute permanent de Dick. Dick lui aussi connaissait des moments où cette question lui trottait dans la tête : était-ce possible – « allaient-ils vraiment s’en tirer tous les deux avec une chose comme ça ? » Soudainement, il dit à Perry : « À présent, boucle-la ! » Puis il poussa le moteur à fond et descendit du promontoire en marche arrière. Devant lui, sur la route poussiéreuse, il aperçut un chien qui courait dans le soleil brûlant.
*
Montagnes. Faucons tournoyant dans un ciel blanc.
Lorsque Perry demanda à Dick : « Tu sais ce que je pense ? », il savait qu’il entamait une conversation qui déplairait à Dick et que lui-même aimerait tout autant éviter. Il était d’accord avec Dick : pourquoi continuer à en parler ? Mais il ne réussissait pas toujours à se retenir. Il avait des moments de faiblesse, des moments où des « choses lui revenaient à la mémoire » : une lumière bleue qui explosait dans une chambre noire, les yeux de verre d’un gros ours en peluche, et où des voix, quelques mots particulièrement, se mettaient à lui marteler le crâne : « Oh, non ! Je vous en prie ! Non ! Non ! Non ! Non ! Ne faites pas ça, je vous en prie ! » Et certains bruits revenaient : un dollar en argent qui roulait sur un parquet, des bruits de bottes sur un escalier de bois et les bruits de respirations, les râles, les inspirations hystériques d’un homme à la trachée sectionnée.
Lorsque Perry disait : « Je pense qu’on doit avoir quelque chose qui ne tourne pas rond », il faisait un aveu qui lui coûtait. Après tout, il était « pénible » d’imaginer qu’on puisse être « un peu dérangé », particulièrement si vous n’y étiez pour rien, si c’était « quelque chose que vous aviez en naissant ». Prenez sa famille ! Regardez ce qui s’était passé ! Sa mère, une alcoolique, était morte étouffée par ses propres vomissures. De ses enfants, deux fils et deux filles, seule la plus jeune, Barbara, avait mené une vie ordinaire, s’était mariée, avait commencé à élever une famille. Fern, l’autre fille, avait sauté de la fenêtre d’un hôtel de San Francisco. (Depuis ce jour-là, Perry avait « essayé de croire qu’elle avait glissé », car il avait adoré Fern. C’était un « être si doux », si « artistique », une danseuse « fantastique », et elle savait chanter aussi. « Si elle avait jamais eu la moindre chance, avec sa beauté et tout le reste, elle aurait pu réussir, devenir quelqu’un. » Il était triste de penser qu’elle avait enjambé le rebord d’une fenêtre et qu’elle était tombée de quinze étages. Et il y avait Jimmy, le fils aîné, Jimmy qui avait un jour acculé sa femme au suicide et qui s’était tué le lendemain.
Puis il entendit Dick qui disait : « Pas moi, coco, j’suis un type normal. » Tu parles d’une rigolade. Mais peu importe, passons. « Dans le fond, continua Perry, au fin fond, au fond de moi-même, je ne pensais jamais que je pourrais le faire. Une chose comme ça. » Et il reconnut instantanément son erreur ; Dick, bien sûr, répondrait en demandant : « Et le nègre ? » Quand il avait raconté cette histoire à Dick, c’était parce qu’il désirait l’amitié de Dick, il voulait que Dick le « respecte », croie qu’il était un « dur », un « type aussi viril » que l’était Dick pour lui. Et c’est ainsi qu’un jour, après avoir lu tous les deux un article du Reader’s Digest intitulé : « Savez-vous reconnaître la personnalité des autres ? » (« Dans la salle d’attente d’un dentiste ou dans une gare, essayez d’étudier les signes révélateurs des gens qui vous entourent. Observez leur façon de marcher, par exemple. Une démarche rigide peut révéler une personnalité inflexible et intransigeante ; une démarche traînante, un manque de détermination »), ils s’étaient mis à en discuter et Perry avait dit : « J’ai toujours été exceptionnellement doué pour reconnaître la personnalité des autres, autrement je serais mort aujourd’hui. Comme si j’étais incapable de savoir quand je puis faire confiance à quelqu’un. On fait toujours trop confiance. Mais j’en suis arrivé à me fier à toi, Dick. Tu verras que je blague pas, parce que je vais me mettre entre tes mains. Je vais te raconter quelque chose que je n’ai jamais raconté à personne. Même pas à Willie-Jay. La fois que j’ai réglé son compte à un type. » Et, tout en parlant, Perry vit qu’il avait éveillé l’intérêt de Dick ; il écoutait attentivement. « Ça s’est passé il y a deux ou trois étés. À Las Vegas. Je vivais dans une vieille maison de pension, un ancien boxon de luxe. Mais tout le luxe avait disparu. C’était un endroit qui aurait déjà dû être démoli depuis dix ans ; de toute façon, ça tombait en ruine tout seul. Les chambres les moins chères étaient dans le grenier, et je demeurais là-haut. De même que ce nègre. Il s’appelait King ; il était de passage. Y avait que nous deux là-haut – nous et un million de cucarachas. King était pas trop jeune, mais il avait travaillé comme terrassier et il avait fait un tas de boulots en plein air, il était bien bâti. Il portait des lunettes et il lisait beaucoup. Il ne fermait jamais sa porte. Chaque fois que je passais devant, il était toujours couché là, nu comme un ver. Il était en chômage et il disait qu’il avait mis de côté quelques dollars depuis son dernier emploi, disait qu’il voulait rester au lit pendant un certain temps, lire et s’éventer et boire de la bière. Il ne lisait que des conneries, des bandes illustrées et des trucs de cow-boys. C’était pas un mauvais type. Des fois on prenait une bière ensemble, et un jour il m’a prêté dix dollars. J’avais pas de raisons de lui faire du mal. Mais, un soir qu’on était assis dans le grenier, il faisait si chaud qu’on pouvait pas dormir, je lui ai dit : “Viens, King, allons faire un tour.” J’avais une vieille bagnole que j’avais rafistolée, gonflée et repeinte argent ; je l’appelais le “Fantôme d’Argent”. On a fait une longue promenade. Très loin dans le désert. Là-bas il faisait frais. On a garé la voiture et on a pris encore quelques bières. King est descendu et je l’ai suivi. Il ne m’avait pas vu ramasser cette chaîne. Une chaîne de vélo que je gardais sous le siège. En fait, je n’avais vraiment pas l’idée de le faire jusqu’à ce que je le fasse. Je l’ai frappé au visage. Brisé ses lunettes. J’ai continué. Ensuite, je n’ai rien ressenti. Je l’ai laissé là, et je n’en ai jamais entendu parler. Peut-être que personne ne l’a jamais trouvé. Rien que les busards. »
Il y avait du vrai dans son histoire. Perry avait connu, dans les circonstances racontées, un nègre du nom de King. Mais si l’homme était mort aujourd’hui, Perry n’y était pour rien ; il n’avait jamais porté la main sur lui. Pour autant qu’il le sache, King pourrait fort bien être au lit, quelque part, en train de s’éventer et de siroter une bière.
« Tu l’as vraiment fait ? Tu l’as tué comme tu disais ? » demanda Dick.
Perry n’était pas un menteur doué ou prolifique ; cependant, une fois qu’il avait raconté un mensonge, il n’en démordait pas. « Bien sûr que je l’ai fait. Seulement, un nègre, c’est pas la même chose. » Puis il dit : « Tu sais ce qui me tracasse vraiment ? À propos de cette autre chose ? Simplement que je ne crois pas qu’on puisse s’en tirer avec une chose semblable. » Et il soupçonnait que Dick n’y croyait pas non plus. Car Dick était au moins partiellement pénétré des appréhensions mystico-morales de Perry. Donc : « À présent, boucle-la ! »
La voiture roulait. Trente mètres en avant, un chien courait le long de la route. Dick fit un crochet dans sa direction. C’était un vieux bâtard à moitié mort, fragile et galeux, et le choc que fit le chien en heurtant la voiture fut à peine plus violent que celui qu’aurait causé un oiseau. Mais Dick était satisfait. « Eh bien, mon vieux ! » fit-il, et c’était là ce qu’il disait immanquablement après avoir écrasé un chien, chose qu’il faisait chaque fois que l’occasion s’en présentait. « Eh bien, mon vieux ! Pour sûr qu’on l’a écrabouillé ! »
*
Après Thanksgiving, la saison du faisan s’acheva, mais il n’en fut pas de même du bel été de la Saint-Martin avec son cortège de jours clairs et purs. Convaincus que l’affaire ne serait jamais résolue, les derniers journalistes étrangers quittèrent Garden City. Mais l’affaire était loin d’être terminée pour les gens du comté de Finney, et moins encore pour ceux qui fréquentaient le lieu de réunion préféré de Holcomb, le café Hartman.
« Depuis le début de cette histoire, on est complètement débordés », dit Mrs. Hartman, contemplant son domaine confortable dont chaque parcelle servait de siège, de plateforme ou d’accoudoir à des fermiers, valets de ferme et ouvriers agricoles qui sentaient le tabac et buvaient du café. « Rien qu’une bande de vieilles femmes, ajouta la cousine de Mrs. Hartman, la receveuse des postes Mrs. Clare, qui se trouvait là par hasard. Si c’était le printemps et s’il y avait du travail à faire, ils seraient pas ici. Mais le blé est rentré, l’hiver approche, ils ont rien d’autre à faire que de s’asseoir et se faire peur les uns les autres. Vous connaissez Bill Brown du Telegram ? Vous avez lu son éditorial ? Celui qu’il a intitulé “Un Autre Crime” ? Il disait : ‘‘Il est temps que chacun cesse de jacasser.” Parce que c’est un crime, ça aussi, de raconter de purs mensonges. Mais à quoi faut-il s’attendre ? Regardez autour de vous. Des serpents à sonnettes. De la vermine. Des colporteurs de cancans. Vous voyez autre chose ? Ah ! mon œil. »
Une des rumeurs qui avait pris naissance au café Hartman mettait en cause Taylor Jones, un gros fermier dont la propriété touche à River Valley Farm. Dans l’opinion d’une bonne partie de la clientèle du café, Mr. Jones et sa famille, et non pas les Clutter, devaient être les victimes du meurtrier. « C’est plus logique comme ça, raisonnait un des partisans de cette thèse. Taylor Jones est plus riche que Herb Clutter ne l’a jamais été. À présent, supposons que le type qui a fait ça était pas du pays. Supposons qu’il ait peut-être été engagé pour tuer et qu’il n’avait rien d’autre que des indications pour se rendre à la maison. Eh bien, ça serait drôlement facile de se tromper, tourner au mauvais endroit, et aboutir chez Herb au lieu de chez Taylor. » La « théorie Jones » était fréquemment répétée, particulièrement aux Jones, famille pleine de dignité et de bon sens qui refusait de se laisser troubler.
Un bar, quelques tables, un petit coin abritant un gril, un réfrigérateur et un poste, c’est tout ce dont se compose le café Hartman. « Mais ça plaît à nos clients, dit la propriétaire. Faut bien. Ils ont pas d’autre endroit où aller. À moins de faire sept miles dans un sens ou quinze dans l’autre. De toute façon, c’est un endroit amical et le café est bon depuis que Mabel s’est mise à travailler ici – Mabel étant Mrs. Helm. Après la tragédie, j’ai dit : “Mabel, maintenant que t’as plus de boulot, pourquoi ne viens-tu pas me donner un coup de main au café ? Cuisiner un peu. Servir au bar.” C’est ce qu’elle a fait ; y a qu’un seul mauvais côté, c’est que tout le monde vient ici lui casser les pieds avec leurs questions. À propos de la tragédie. Mais Mabel n’est pas comme ma cousine Myrt. Ou moi. Elle est timide. En plus, elle ne sait rien de particulier. Pas plus que personne d’autre. » Mais dans l’ensemble la clientèle de chez Hartman soupçonnait bien que Mabel Helm savait une ou deux choses qu’elle taisait. Et, naturellement, c’était vrai. Dewey avait eu plusieurs entretiens avec elle et lui avait demandé le secret sur tout ce qu’ils avaient dit. En particulier, elle ne devait pas mentionner le poste manquant ou la montre trouvée dans le soulier de Nancy. Ce qui explique pourquoi elle dit à Mrs. Archibald Williams Warren-Browne : « Ceux qui lisent les journaux en savent autant que moi. Plus. Parce que je ne les lis pas. »
Massive, courtaude, au début de la quarantaine, Mrs. Archibald William Warren-Browne, Anglaise douée d’un accent de la haute presque incompréhensible, ne ressemblait pas du tout aux autres habitués du café, et, dans ce cadre, elle faisait penser à un paon pris au piège dans une cage de dindons. Un jour, expliquant à une connaissance les raisons qui les avaient poussés, elle et son mari, à abandonner « des terres de famille dans le nord de l’Angleterre », à échanger la demeure ancestrale « le plus gentil, oh ! le plus joli vieux prieuré », pour une vieille ferme nullement gentille dans les plaines de l’ouest du Kansas, Mrs. Warren-Browne dit : « Les impôts, ma chère. Les droits de succession. Des droits de succession énormes, criminels. C’est ce qui nous a chassés d’Angleterre. Oui, nous sommes partis il y a un an. Sans regrets. Aucun. Ça nous plaît ici. Vraiment nous adorons ça. Quoique ce soit très différent de notre autre vie, bien sûr. La vie que nous avons toujours connue. Paris et Rome. Monte-Carlo. Londres. Naturellement, je pense à Londres de temps à autre. Oh ! ça ne me manque pas vraiment ; le rythme forcené, et jamais un taxi, et toujours à se préoccuper de son apparence. Vraiment pas. Nous adorons ça ici. J’imagine qu’il y a des gens – ceux qui connaissent notre passé, la vie que nous avons menée – qui se demandent si nous ne nous sentons pas un tantinet isolés, là-bas dans les champs de blé. Nous avions l’intention de nous établir dans l’Ouest. Dans le Wyoming ou le Nevada – la vraie chose. Nous espérions trouver un peu de pétrole en arrivant là-bas. Mais nous nous sommes arrêtés en chemin pour rendre visite à des amis à Garden City, des amis d’amis, en fait. Mais gentils au possible. Ils ont insisté pour que nous restions un peu. Et on s’est dit : Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas louer un lopin de terre et commencer à faire de l’élevage ? Ou de la culture. Décision que nous n’avons pas encore prise – élevage ou culture. Le Dr. Austin nous a demandé si nous ne trouvions peut-être pas ça un peu trop calme. En fait, non. En fait, je n’ai jamais connu de tintamarre semblable. Ça fait plus de bruit qu’un bombardement. Les sifflets des trains. Les coyotes. Des monstres qui hurlent toute la sacrée nuit. Un vacarme affreux. Et il me semble que ça m’agace davantage depuis les meurtres. Tellement de choses à faire. Notre maison – tout grince là-dedans ! Pas que je me plaigne, remarquez. C’est vraiment une maison tout à fait en état – il y a toutes les commodités modernes, mais quel boucan ! Et à la tombée de la nuit, quand il se met à venter, cet odieux vent de la plaine, on entend les plus épouvantables gémissements. Je veux dire, si on est un peu nerveux, on ne peut s’empêcher d’imaginer des choses idiotes. Mon Dieu ! Cette pauvre famille ! Non, nous ne les avons jamais rencontrés. J’ai vu Mr. Clutter une fois. Dans le bâtiment fédéral. » Au début de décembre, au cours d’un seul après-midi, deux des clients les plus fidèles du café annoncèrent leurs projets de plier bagage et de quitter non seulement le comté de Finney mais l’État. Le premier était un métayer qui travaillait pour Lester McCoy, homme d’affaires et propriétaire terrien bien connu de l’ouest du Kansas. Il dit : « J’ai causé avec Mr. McCoy. Essayé de lui faire comprendre ce qui se passe ici à Holcomb et dans le pays. Que personne peut dormir. Ma femme peut pas et elle m’empêche de le faire. Alors j’ai dit à Mr. McCoy que j’aime bien son endroit mais qu’il ferait mieux de se chercher un autre homme. Parce qu’on se remet en route. Pour l’est du Colorado. Peut-être que j’pourrai me reposer là-bas. »
La deuxième annonce fut faite par Mrs. Hideo Ashida qui s’arrêta au café avec trois de ses quatre enfants aux joues rouges. Elle les aligna au comptoir et dit à Mrs. Hartman : « Donnez une boîte de Cracker Jack à Bruce. Bobby veut un coca-cola. Bonnie Jean ? On sait ce que tu ressens, Bonnie Jean, mais allons, prends quelque chose. » Bonnie Jean hocha la tête et Mrs. Ashida dit : « Bonnie Jean a un peu le cafard. Elle ne veut pas partir d’ici. Quitter l’école. Et toutes ses amies !
— Mais allons donc, dit Mrs. Hartman, souriant à Bonnie Jean. Y a pas de quoi être triste. Passer de Holcomb à l’École de Garden City. Beaucoup plus de garçons. »
Bonnie Jean dit : « Vous ne comprenez pas. Papa nous emmène dans le Nebraska. »
Bess Hartman regarda la mère comme si elle s’attendait à la voir réfuter l’allégation de la fille.
« C’est vrai, Bess, dit Mrs. Ashida.
— Je ne sais pas quoi dire », fit Mrs. Hartman, avec une note d’étonnement indigné mais aussi de désespoir dans la voix. Les Ashida étaient un élément unanimement apprécié de la communauté de Holcomb, une famille agréablement pleine d’entrain, laborieuse, de bon voisinage et généreuse, quoiqu’elle n’eût pas grand chose à partager.
Mrs. Ashida dit : « Y a longtemps qu’on en parle. Hideo croit qu’on peut réussir mieux ailleurs.
— Quand avez-vous l’intention de partir ?
— Aussitôt qu’on aura vendu. Mais de toute façon pas avant Noël. À cause d’un marché qu’on a fait avec le dentiste. Pour le cadeau de Noël de Hideo. Moi et les gosses, on lui donne trois dents en or. Pour Noël. »
Mrs. Hartman soupira. « Je ne sais pas quoi dire. Sauf que je souhaiterais que vous ne partiez pas. Que vous ne nous abandonniez pas. » Elle soupira une autre fois. « Il semble qu’on perd tout le monde. D’une façon ou de l’autre.
— Grand Dieu, croyez-vous que j’aie envie de partir ? dit Mrs. Ashida. En ce qui concerne les gens, on n’a jamais connu d’endroit plus agréable. Mais Hideo, c’est lui l’homme, et il dit qu’on peut avoir une meilleure propriété dans le Nebraska. Et j’vais vous dire quelque chose, Bess. » Mrs. Ashida essaya de froncer les sourcils, mais son visage rond, lisse et joufflu n’y parvint pas tout à fait. « On avait l’habitude d’en discuter. Puis un soir j’ai dit : “D’accord, c’est toi qui décides, partons.” Après ce qui est arrivé à Herb et à sa famille, j’avais le sentiment que quelque chose venait de prendre fin ici. Je veux dire personnellement. Pour moi. Et alors, j’ai cessé de discuter. J’ai dit d’accord. » Elle plongea une main dans la boîte de Cracker Jack de Bruce. « Mon Dieu, j’en reviens pas. Je ne peux pas cesser d’y penser. J’aimais bien Herb. Savez-vous que j’ai été une des dernières personnes à le voir en vie ? Hum, hum ! Moi et les gosses. On était allés à la réunion du club des 4-H à Garden City et il nous a ramenés chez nous. La dernière chose que j’ai dite à Herb, je lui ai dit que je pouvais pas imaginer qu’il aurait jamais peur de quelque chose. Que peu importe la situation, il pourrait toujours s’en sortir rien qu’en parlant. » D’un air pensif, elle grignota un grain de Cracker Jack, but une gorgée de coca-cola de Bobby, puis elle dit : « C’est étrange, mais vous savez, Bess, j’parie qu’il n’avait pas peur. J’veux dire, peu importe comment ça s’est passé, j’parie qu’il n’y croyait pas jusqu’à la dernière minute. Parce que ça ne pouvait pas lui arriver. Pas à lui. »
*
Il faisait un soleil de plomb. Un petit bateau était ancré sur une mer calme : l’Estrellita, avec quatre personnes à bord : Dick, Perry, un jeune Mexicain, et Otto, un riche Allemand entre deux âges.
« Je vous en prie. Encore », dit Otto, et Perry, grattant sa guitare, chanta d’une voix douce et voilée une chanson des Smoky Mountains :
Dans ce monde aujourd’hui, pendant que nous sommes en vie.
Certains racontent pis que pendre sur notre compte.
Mais une fois morts et couchés dans nos cercueils.
Ils viennent toujours déposer quelques lis entre nos mains.
Donnez-moi quelques fleurs tandis que je suis en vie…
Après une semaine à Mexico, il avait filé avec Dick vers le sud : Cuernavaca, Taxco, Acapulco. Et c’était à Acapulco, dans un « boui-boui à jukebox », qu’ils avaient rencontré le vigoureux Otto aux jambes velues. Dick l’avait « raccroché ». Mais le monsieur, un avocat de Hambourg en vacances, « avait déjà un ami », un indigène d’Acapulco qui s’appelait le Cow-boy. « C’était quelqu’un de loyal, dit un jour Perry en parlant du Cow-boy. En certaines choses, aussi faux jeton que Judas, mais, mon vieux, un drôle de type ; il avait pas son pareil pour rouler quelqu’un. Il plaisait à Dick aussi. On s’entendait à merveille. »
Le Cow-boy trouva pour les deux vagabonds tatoués une chambre dans la maison d’un oncle ; il entreprit d’améliorer l’espagnol de Perry et partagea les bénéfices de sa liaison avec le villégiateur de Hambourg, en compagnie duquel et aux frais duquel ils buvaient et mangeaient et se payaient des femmes. L’hôte semblait considérer que ses pesos étaient bien dépensés, n’était-ce que parce qu’il appréciait les histoires de Dick. Chaque jour, Otto louait l’Estrellita, un bateau de pêche de haute mer, et les quatre amis allaient pêcher le long de la côte. Le Cow-boy tenait la barre ; Otto faisait des croquis et péchait ; Perry garnissait les hameçons, rêvassait, chantait et péchait quelquefois ; Dick ne faisait rien, il se contentait de se lamenter, de se plaindre du mouvement, demeurait immobile, abruti de soleil et sans énergie, comme un lézard à l’heure de la sieste. Mais Perry disait : « Enfin, ça y est. Comme ça devrait être. » Néanmoins, il savait que ça ne pouvait pas durer, que c’était, en fait, destiné à s’arrêter ce jour même. Otto retournait en Allemagne le lendemain, et Perry et Dick se remettaient en route pour Mexico, sur l’insistance de Dick. « Bien sûr, coco, avait-il dit lorsqu’ils avaient discuté du problème. C’est agréable et tout le reste. Le soleil qui vous tape sur le dos. Mais le pognon fout le camp. Et quand on aura vendu la voiture, qu’est-ce qui va nous rester ? »
La réponse était qu’il leur restait très peu, car à ce moment-là ils s’étaient presque entièrement débarrassés du matériel acquis le jour où ils avaient tiré tous ces chèques sans provision à Kansas City – la caméra, les boutons de manchettes, les postes de télévision. Ils avaient également vendu à un policier de Mexico, dont Dick avait fait la connaissance, des jumelles et un poste portatif de marque Zenith. « Voici ce qu’on va faire : on va retourner à Mexico, vendre la voiture, et peut-être que je pourrai trouver un emploi dans un garage. De toute façon ça ira beaucoup mieux là-bas. De meilleures occasions. Nom de Dieu, pour sûr que je pourrais m’envoyer cette Inez encore quelques fois. » Inez était une prostituée qui avait accosté Dick sur les marches du Palais des Beaux-Arts de Mexico (la visite faisait partie d’un circuit touristique suivi pour faire plaisir à Perry). Elle avait dix-huit ans, et Dick lui avait promis de l’épouser. Mais il avait également promis d’épouser Maria, une femme de cinquante ans, veuve d’un « banquier très en vue à Mexico ». Ils s’étaient rencontrés dans un bar, et le lendemain matin elle lui avait donné l’équivalent de sept dollars. « Alors, qu’est-ce que tu en dis ? fit Dick à Perry. On va vendre la tire. Trouver un boulot. Se mettre du pognon de côté. Et laisser venir. » Comme si Perry ne pouvait pas prévoir exactement ce qui allait arriver. À supposer qu’ils obtiennent deux ou trois cents dollars pour la vieille Chevrolet, Dick, tel que Perry le connaissait – et il le connaissait bien maintenant –, dépenserait immédiatement le tout en vodka et en femmes.
Pendant que Perry chantait, Otto le dessinait à grands traits dans un album de croquis. La ressemblance était passable, et l’artiste avait saisi un aspect plutôt caché de l’expression du modèle : son espièglerie, une malice puérile, amusée, qui évoquait un cupidon malveillant décochant des flèches empoisonnées. Il était nu jusqu’à la ceinture. (Perry « avait honte » d’enlever son pantalon, « honte » de porter un maillot de bain, car il craignait que la vue de ses jambes mutilées ne « dégoûte les gens », et ainsi, en dépit de ses rêveries sous marines, de toutes ces histoires de plongée, il ne s’était pas mis à l’eau une seule fois.) Otto reproduisit un certain nombre des tatouages qui ornaient les bras et la poitrine trop musclés et les petites mains calleuses mais efféminées du sujet. L’album de croquis qu’Otto offrit à Perry au moment de se séparer contenait plusieurs dessins de Dick – des « études de nus ».
Otto referma son album, Perry posa sa guitare, et le Cow-boy leva l’ancre, mit le moteur en marche. Il était temps de rentrer. Ils étaient à dix miles de la côte et l’eau commençait à s’assombrir.
Perry voulait absolument que Dick pêche. « On n’aura peut-être jamais une autre chance, dit-il.
— Quelle chance ?
— D’en attraper un gros.
— Nom de Dieu, j’ai une de ces “putains de migraines”, dit Dick. Je suis malade. » Dick avait souvent des maux de tête de cette intensité – une putain de migraine. Il croyait qu’elles étaient dues à son accident d’automobile. « J’t’en prie, coco. Soyons très très calmes. »
Quelques instants plus tard, Dick avait oublié sa douleur. Il était debout, hurlant d’excitation. Otto et le Cow-boy criaient eux aussi. Perry en avait accroché « un gros ». Un pèlerin de trois mètres qui planait et plongeait ; il bondissait, courbé comme un arc-en-ciel, plongeait, descendait à de grandes profondeurs, tendait la ligne, s’élevait, volait, tombait, se relevait. Plus d’une heure s’écoula avant que le pêcheur trempé de sueur ne le remonte.
Il y a dans le port d’Acapulco un vieillard qui se promène avec un antique appareil photo en bois, et quand l’Estrellita accosta, Otto lui commanda six portraits de Perry avec sa prise. Techniquement, le travail du vieillard donna de mauvais résultats, les photos étaient sombres et rayées. Néanmoins, c’étaient des photos remarquables, à cause de l’expression de Perry, son air d’accomplissement parfait, de béatitude ; on aurait dit qu’un grand oiseau jaune l’avait finalement transporté au ciel, comme dans un de ses rêves.
*
Un après-midi de décembre, Paul Helm sarclait la plate-bande de variétés florales qui avait permis à Bonnie Clutter de devenir membre du Club des Jardins de Garden City. C’était une tâche mélancolique car il se souvenait d’un autre après-midi où il avait fait le même travail. Ce jour-là, Kenyon l’avait aidé, et c’était la dernière fois qu’il avait vu Kenyon vivant, ou Nancy, ou l’un d’entre eux. Depuis ce temps, les semaines avaient été dures pour Mr. Helm. Sa santé était « assez mauvaise » (plus mauvaise qu’il ne le croyait ; il lui restait moins de quatre mois à vivre), et il se faisait du mauvais sang à propos d’un tas de choses. Entre autres, son emploi. Il doutait de pouvoir le garder très longtemps. Personne ne semblait réellement le savoir, mais il avait compris que « les filles », Beverly et Eveanna, avaient l’intention de vendre la propriété, même s’il n’y avait personne, comme il avait entendu un des piliers du café en faire la remarque, « pour acheter cette terre, tant que le mystère sera pas tiré au clair ». Il ne pouvait « supporter » l’idée de voir des étrangers ici, cultiver « notre » terre. Ça ennuyait Mr. Helm, ça l’ennuyait à cause de Herb. C’était un endroit, disait-il, qui « devait rester dans la famille d’un homme ». Herb lui avait dit un jour : « J’espère qu’il y aura toujours un Clutter ici, et un Helm aussi. » Il y avait à peine un an que Herb avait prononcé ces paroles. Seigneur, qu’allait-il faire si la ferme était vendue ? Il se sentait « trop vieux pour s’adapter à un endroit différent ».
Néanmoins, il devait travailler et il le voulait. Il n’était pas le genre d’homme, disait-il, à enlever ses chaussures et à s’asseoir près du poêle. Et pourtant il était vrai que la ferme le mettait mal à l’aise ces temps-ci : la maison fermée à clé, le cheval de Nancy qui attendait d’un air pitoyable dans un champ, l’odeur des pommes arrachées par le vent et qui pourrissaient sous les pommiers, et l’absence de voix, Kenyon appelant Nancy au téléphone, Herb sifflant un joyeux « Bonjour Paul ». Lui et Herb « s’entendaient à merveille », jamais un mot de travers entre eux. Dans ce cas, pourquoi les hommes du bureau du shérif continuaient-ils à le questionner ? À moins qu’ils pensent qu’il avait « quelque chose à cacher » ? Il n’aurait peut-être pas dû mentionner les Mexicains. Il avait informé Al Dewey que le samedi 14 novembre, vers 4 heures, le jour des meurtres, deux Mexicains, l’un portant une moustache et l’autre des marques de petite vérole, s’étaient présentés à River Valley Farm. Mr. Helm les avait vus frapper à la porte du « bureau », vu Herb sortir et leur parler sur la pelouse, et, peut-être dix minutes plus tard, il avait regardé les étrangers s’éloigner, « semblant de mauvaise humeur ». Mr. Helm imagina qu’ils étaient venus demander du travail et qu’on leur avait répondu qu’il n’y en avait pas. Malheureusement, bien qu’on lui eût demandé plusieurs fois de raconter sa version des événements de la journée, il n’avait parlé de l’incident que deux semaines après le crime, parce que, comme il expliqua à Dewey : « Ça venait juste de me revenir à la mémoire. » Mais Dewey et quelques-uns des autres enquêteurs ne semblaient pas ajouter foi à son histoire et se conduisaient comme si c’était une fable qu’il avait inventée pour les mettre sur une fausse piste. Ils préféraient croire Bob Johnson, l’agent d’assurances, qui avait passé tout l’après-midi du samedi à conférer avec Mr. Clutter dans le bureau de ce dernier, et qui était « absolument certain » que de 2 à 6 heures il avait été le seul visiteur de Herb. Mr. Helm était également affirmatif : des Mexicains, une moustache, des marques de petite vérole, 4 heures. Herb leur aurait dit qu’il racontait la vérité, les aurait convaincus que lui, Paul Helm, était un homme qui « faisait ses prières et gagnait son pain ». Mais Herb était parti.
Parti. Et Bonnie aussi. La fenêtre de la chambre de Bonnie donnait sur le jardin, et de temps à autre, habituellement « quand elle avait une crise », Mr. Helm l’avait vue demeurer immobile pendant des heures à contempler le jardin, comme si ce qu’elle voyait l’ensorcelait. (« Quand j’étais petite, avait-elle dit à une amie un jour, j’étais terriblement certaine que les arbres et les fleurs étaient comme les oiseaux ou les gens. Qu’ils pensaient des choses, et qu’ils se parlaient entre eux. Et qu’on pouvait les entendre si on essayait vraiment. On n’avait qu’à se vider la tête de tous les autres bruits. Être très calme et écouter très attentivement. Il m’arrive encore de croire ça. Mais on ne peut jamais atteindre le calme nécessaire… »)
Se rappelant Bonnie à la fenêtre, Mr. Helm leva les yeux, comme s’il s’attendait à la voir, un fantôme derrière la vitre. Si la chose s’était produite, il n’aurait pas été plus stupéfié que par ce qu’il discerna en fait : une main retenant un rideau, et des yeux. Mais, comme il l’expliqua par la suite, le soleil frappait de ce côté de la maison, faisait miroiter la vitre, déformant par son scintillement ce qui était suspendu derrière, et le temps de se protéger les yeux, puis de regarder à nouveau, les rideaux étaient retombés, la fenêtre était déserte. « Mes yeux ne sont pas trop bons, et je me suis demandé s’ils ne m’avaient pas joué un tour, rappela-t-il. Mais j’étais à peu près certain que non. Et j’étais à peu près certain que c’était pas un fantôme. Parce que je crois pas aux fantômes. Alors, qui ça pouvait bien être ? Se faufiler dans la maison. Là où personne n’a le droit d’aller, sauf la justice. Et comment était-il entré ? Tout était fermé comme si la radio avait annoncé une tornade. C’est ce que je me suis demandé. Mais je m’attendais pas à découvrir qui c’était, pas tout seul. J’ai laissé tomber ce que je faisais, et j’ai couru à travers champs jusqu’à Holcomb. Aussitôt que je suis arrivé, j’ai téléphoné au shérif Robinson. J’lui ai expliqué qu’il y avait quelqu’un qui rôdait dans la maison des Clutter. Alors ils sont arrivés en trombe. Les gendarmes. Le shérif et son équipe. Les types du K.B.I. Al Dewey. Comme ils s’espaçaient autour de l’endroit, se préparant à l’action si on peut dire, la porte de devant s’est ouverte ». Il en sortit une personne qu’aucun de ceux qui étaient présents n’avait jamais vue auparavant, un homme d’environ trente-cinq ans, au regard éteint, aux cheveux ébouriffés, et portant sur la hanche un étui avec un pistolet de calibre 38. « J’imagine qu’on a tous eu la même idée, c’était lui, celui qui était venu et qui les avait tués, continua Mr. Helm. Il a pas fait un geste. Gardé son calme. On aurait dit qu’il battait des paupières. Ils lui ont enlevé le pistolet, et ils ont commencé à poser des questions »
L’homme s’appelait Adrian – Jonathan Daniel Adrian. Il était en route pour le Nouveau-Mexique, et il n’avait pour l’instant aucune adresse permanente. Dans quel but s’était-il introduit dans la maison des Clutter, et, à propos, comment avait-il réussi à le faire ? Il leur montra comment. (Il avait enlevé le couvercle d’un puits et il avait rampé dans un tunnel qui conduisait au sous-sol.) Quant à la raison de sa visite, il avait lu des articles sur l’affaire et il était curieux, il voulait simplement savoir de quoi l’endroit avait l’air. « Et puis », d’après les souvenirs que Mr. Helm gardait de l’épisode, « quelqu’un lui a demandé s’il faisait de l’autostop. Faisait-il de l’autostop jusqu’au Nouveau-Mexique ? Non, dit-il, il conduisait sa propre voiture. Et elle était garée au bout de l’allée. Alors tout le monde est allé jeter un coup d’œil à la voiture. Quand ils ont trouvé ce qu’il y avait à l’intérieur, un des hommes – peut-être que c’était Al Dewey – lui a dit, à ce Jonathan Daniel Adrian : “Eh bien, mon gars, me semble qu’on a des choses à discuter.” Parce que, dans la voiture, ce qu’ils avaient trouvé, c’était un fusil de calibre 12. Et un couteau de chasse. »
*
Une chambre d’hôtel à Mexico. Dans la chambre se trouvait une vilaine commode moderne avec un miroir aux reflets mauves et, glissé dans un coin du miroir, un avis imprimé de la direction :
SU DIA TERMINA A LAS 2 P.M.
VOTRE JOURNÉE SE TERMINE
À 14 HEURES
En d’autres termes, les clients devaient évacuer la chambre à l’heure indiquée ou s’attendre à devoir payer une journée supplémentaire, luxe que les occupants actuels n’envisageaient pas. Ils se demandaient si seulement ils pourraient régler la somme qu’ils devaient déjà. Car tout s’était déroulé comme Perry l’avait prédit : Dick avait vendu la voiture, et trois jours plus tard l’argent, un peu moins de deux cents dollars, s’était en grande partie envolé. Le quatrième jour, Dick était sorti à la recherche d’un travail honnête, et ce soir-là il avait annoncé à Perry : « Merde alors ! Tu sais ce qu’ils paient ? Quels sont les salaires ? Pour un mécanicien de métier ? Deux dollars par jour. Mexico ! Coco, j’en ai marre. Il faut qu’on foute le camp d’ici. Qu’on retourne aux États-Unis. Non, maintenant je n’écouterai pas. Diamants. Trésors enterrés. Réveille-toi, petit garçon. Il n’y a pas de cassettes d’or. Pas de navire englouti. Et même s’il y en avait, nom de Dieu, tu sais même pas nager. » Et le lendemain, ayant emprunté de l’argent à la plus riche de ses deux fiancées, la veuve du banquier, Dick acheta des billets pour l’autocar qui les mènerait, via San Diego, jusqu’à Barstow, Californie. « Après ça, dit-il, on marche. »
Bien sûr, Perry aurait pu voler de ses propres ailes, demeurer à Mexico, laisser Dick aller là où il le voulait. Pourquoi pas ? N’avait-il pas toujours été « solitaire », et sans un seul « véritable ami » (à l’exception du « brillant » Willie-Jay aux cheveux et aux yeux gris) ? Mais il avait peur d’abandonner Dick ; l’idée même de le faire le rendait « malade en un sens », comme s’il essayait de se décider à « sauter d’un train qui file à quatre-vingt-dix miles à l’heure ». La raison de sa crainte, ou ce qu’il semblait croire lui-même, était une toute nouvelle certitude superstitieuse que « ce qui devait arriver n’arriverait pas » aussi longtemps que lui et Dick « demeureraient ensemble ». Puis aussi la sévérité des semonces de Dick, l’agressivité avec laquelle il avait proclamé son opinion, jusqu’à présent dissimulée, sur les rêves et les espoirs de Perry – tout ceci, la perversité étant ce qu’elle est, séduisait Perry, le blessait et le bouleversait, mais l’enchantait – ressuscitaient pratiquement son ancienne confiance en ce Dick plein de fermeté, dur, « totalement viril » et arrogant à qui il avait autrefois permis de le mener par le bout du nez. Et c’est pourquoi, depuis le lever du jour, par un matin frais de Mexico, au début de décembre, Perry tournait en rond dans la chambre non chauffée de l’hôtel, rassemblant et emballant ses affaires, furtivement pour ne pas éveiller les deux formes endormies étendues sur l’un des lits jumeaux de la chambre : Dick et la plus jeune de ses promises, Inez.
Il y avait un objet dont il n’avait plus besoin de se préoccuper. Au cours de leur dernière nuit à Acapulco, un voleur avait fauché la guitare Gibson et avait déguerpi d’un café en bordure de l’eau où Perry, Otto, Dick et le Cow-boy s’étaient souhaité un au revoir hautement alcoolique. Et Perry en avait conçu de l’amertume. Il se sentait, dit-il plus tard, « drôlement abattu », expliquant : « Lorsque vous avez une guitare pendant un bon bout de temps, comme celle que j’avais, vous la cirez et la polissez, vous y adaptez votre voix, vous la traitez comme si c’était une pépée à laquelle vous tenez vraiment, eh bien ! elle devient sacrée en un sens. » Mais alors que la guitare volée ne présentait aucun problème, il n’en était pas ainsi du restant de ses affaires. Comme lui et Dick voyageraient dorénavant à pied ou en stop, il était évident qu’ils ne pourraient emporter avec eux que quelques chemises et des chaussettes. Le reste de leurs vêtements devrait être expédié par la poste ; et, en effet, Perry avait déjà rempli une boîte en carton (y mettant – avec un peu de linge sale – deux paires de bottes, une paire dont les semelles laissaient une empreinte de Cat’s Paw, l’autre paire avec des semelles aux motifs en losanges) et se l’adressa, poste restante, Las Vegas, Nevada.
Mais le grand problème, la source du casse-tête, était que faire des objets auxquels il tenait tant : les deux immenses caisses pleines de livres et de cartes, de lettres jaunies, de paroles de chansons, de poèmes et de souvenirs inhabituels (des bretelles et une ceinture faites avec des peaux de serpents à sonnettes du Nevada qu’il avait tués lui-même ; un netsuke érotique acheté à Kyoto ; un arbre nain pétrifié, provenant aussi du Japon ; un pied d’ours de l’Alaska). Il est probable que la meilleure solution, du moins la meilleure que Perry pût imaginer, était de laisser tout ce bazar à « Jésus ». Le « Jésus » auquel il pensait était barman dans un café en face de l’hôtel ; il était selon Perry, muy simpático, et on pouvait certainement lui faire confiance pour expédier les caisses sur demande. (Il avait l’intention de les faire venir dès qu’il aurait une « adresse permanente ».)
Tout de même, il y avait des choses trop précieuses pour prendre le risque de les perdre : par conséquent, tandis que les amants somnolaient et qu’on s’approchait lentement de 14 heures, Perry passa en revue de vieilles lettres, des photos, des coupures de journaux, et choisit parmi elles les souvenirs qu’il avait l’intention d’emporter avec lui. Entre autres, une dissertation maladroitement tapée à la machine et intitulée « Histoire de la vie de mon garçon ». L’auteur de ce manuscrit était le père de Perry qui, dans un effort pour aider son fils à obtenir sa remise en liberté conditionnelle du pénitencier du Kansas, l’avait écrit au mois de décembre de l’année précédente et l’avait envoyé par la poste à la Commission de remise en liberté conditionnelle du Kansas. C’était un document que Perry avait lu au moins cent fois, et jamais avec indifférence :
« ENFANCE. – Heureux de vous dire, comme je le vois, le bon et le mauvais. Oui, la naissance de Perry a été normale. En bonne santé… oui. Oui, j’étais capable de prendre soin de lui comme il le faut jusqu’à ce que ma femme se révèle une ignoble ivrognesse quand mes enfants étaient d’âge scolaire. Bon naturel… oui et non, très sérieux si maltraité, il n’oublie jamais. Je suis aussi de parole et je le force à l’être. Ma femme était différente. On vivait à la campagne. On est tous vraiment des gens de plein air. J’ai appris à mes enfants la Règle d’Or. Vivre et laisser vivre, et dans bien des cas mes enfants se dénonçaient les uns les autres quand ils avaient fait le mal, et celui qui était coupable avouait toujours et sortait du rang, prêt à recevoir une fessée. Et il promettait de mieux se conduire ; et ils ont toujours fait leur travail rapidement et de bon gré pour être libres d’aller jouer. La première chose qu’ils faisaient le matin était de se laver, mettre des vêtements propres, j’étais très strict sur ce point-là et pour ce qui est de mal se conduire avec les autres, et si c’étaient les autres gosses qui se conduisaient mal, je les faisais cesser de jouer avec eux. Nos enfants ne nous ont pas causé de soucis tant que nous avons été ensemble. Tout a commencé quand ma femme a voulu partir pour la Ville et mener une vie de bâton de chaise… et qu’elle s’est enfuie pour le faire. Je l’ai laissée partir et j’ai dit au revoir quand elle a pris la voiture et m’a plaqué là (c’était durant la crise économique). Mes enfants pleuraient tous à chaudes larmes. Elle s’est contentée de les engueuler parce qu’ils disaient qu’ils s’échapperaient pour venir me retrouver plus tard. Elle s’est mise en colère et puis elle a dit qu’elle dresserait les enfants contre moi, ce qu’elle a fait, tous sauf Perry. Par amour pour mes enfants, après plusieurs mois je suis parti à leur recherche, les ai trouvés à San Francisco sans que ma femme le sache. J’ai essayé de les voir à l’école. Ma femme avait donné des ordres à l’instituteur pour ne pas me laisser les voir. Cependant je me suis arrangé pour les voir tandis qu’ils jouaient dans la cour de l’école et j’ai été surpris quand ils m’ont dit : “Maman nous a dit de pas te parler.” Tous sauf Perry. Lui, il était différent. Il a mis ses bras autour de mon cou et il voulait se sauver avec moi tout de suite. Je lui ai dit non. Mais dès que la classe a été terminée il s’est enfui au bureau de mon avocat, Mr. Rinso Turco. J’ai ramené mon gars à sa mère et j’ai quitté la ville. Perry m’a raconté plus tard que sa mère lui avait dit de se trouver une nouvelle maison. Pendant que mes enfants vivaient avec elle ils étaient libres d’aller là où ils voulaient, j’ai appris que Perry s’était attiré des ennuis. Je voulais qu’elle demande le divorce, ce qu’elle a fait un an plus tard à peu près. Comme elle buvait, comme elle avait une mauvaise conduite et qu’elle vivait avec un jeune homme, j’ai fait réviser le divorce et j’ai obtenu la garde complète des enfants. J’ai pris Perry avec moi à la maison. Les autres ont été placés dans des hospices puisque je ne pouvais pas les garder tous à la maison et comme ils avaient du sang indien l’Assistance publique s’en est occupée comme je le demandais.
« C’était à l’époque de la crise. Je travaillais pour la W.P.A.(8), très petit salaire. Je possédais un peu de terrain et une petite maison à l’époque. Perry et moi, on vivait paisiblement ensemble. Mon cœur était blessé car j’aimais encore mes autres enfants aussi. Alors je me suis mis à rouler ma bosse pour tout oublier. Je gagnais assez d’argent pour nous deux. J’ai vendu ma propriété et on vivait dans une « maison roulante ». Perry allait à l’école aussi souvent que c’était possible. Il aimait pas trop l’école. Il apprend vite et il a jamais eu d’ennuis avec les autres gosses. Seulement quand le Grand Costaud lui a cherché querelle… Il était petit et trapu, nouveau en classe, et ils ont essayé de le maltraiter. Ils se sont aperçus qu’il était prêt à défendre ses droits. C’était la façon dont j’avais élevé mes enfants. Je leur ai toujours dit : “Ne commencez pas la bagarre, si vous le faites je vais vous donner une raclée quand je l’apprendrai. Mais si les autres gosses commencent une bagarre, faites de votre mieux.” Un jour, à l’école, un gosse deux fois son âge arrive en courant et le frappe ; à sa surprise Perry l’a jeté par terre et lui a donné une bonne raclée. Je lui avais donné quelques conseils pour la lutte. Puisque j’avais l’habitude de boxer et de lutter autrefois. La directrice de l’école et tous les gosses ont regardé ce combat. La directrice aimait le grand gosse. Le voir se faire administrer une raclée par mon petit garçon Perry était plus qu’elle ne pouvait en supporter. Après ça Perry était le Roi des Gosses à l’école. Si un grand garçon essayait de brimer un petit, Perry réglait l’affaire tout de suite. À présent même le Grand Costaud avait peur de Perry et il fallait qu’il marche droit. Mais la directrice était blessée et elle est venue se plaindre à moi disant que Perry se battait à l’école. Je lui ai dit que j’étais au courant de tout et que je n’avais pas l’intention de laisser mon garçon se faire battre par des gosses deux fois sa taille. Je lui ai aussi demandé pourquoi elle laissait le Grand Costaud s’attaquer aux autres gosses. Je lui ai dit que Perry avait le droit de se défendre, que Perry n’avait jamais commencé la bagarre et que j’allais mettre la main à cette affaire moi-même. Je lui ai dit que mon fils était aimé de tous les voisins et de leurs enfants. Je lui ai dit aussi que j’allais retirer Perry de son école en vitesse, aller dans un autre État. Ce que j’ai fait. Perry n’est pas un ange, il s’est mal conduit plusieurs fois tout comme tant d’autres gosses. Le bien est le bien et le mal est le mal. Je ne prends pas sa défense pour le mal qu’il a fait. Il doit payer chèrement quand il fait le mal, c’est la loi qui décide, il sait ça à présent.
« JEUNESSE. – Perry est entré dans la Marine marchande durant la Seconde Guerre. Je suis allé en Alaska, il est venu plus tard me rejoindre là-bas. J’étais trappeur et Perry travaillait pour le Comité des routes de l’Alaska durant le premier hiver, puis il a trouvé un boulot dans les chemins de fer pendant une courte période. Il n’arrivait pas à trouver le travail qu’il aimait faire. Oui… Il me donnait de l’argent de temps à autre quand il en avait. Aussi il m’a envoyé trente dollars par mois durant la guerre de Corée pendant qu’il était là depuis le début jusqu’à la fin et il a été démobilisé à Seattle, Washington. Démobilisation honorable pour autant que je sache. Il a la passion de la mécanique. Bulldozers, herses, pelles mécaniques, poids lourds de tout genre, c’est ce qu’il désire. Car l’expérience qu’il a eue est vraiment bonne. Un peu casse-cou et amateur de vitesse avec les motos et les voitures. Mais depuis, il a eu une bonne leçon de ce que la vitesse peut faire, et ses deux jambes ont été cassées et il a été blessé à la hanche ; je suis certain qu’il s’est calmé maintenant quant à ça.
« LOISIRS-INTÉRÊTS. – Oui il a eu plusieurs petites amies ; aussitôt qu’il s’apercevait qu’une fille le brimait ou se moquait de lui, il la quittait. Il n’a jamais été marié autant que je le sache. Mes difficultés avec sa mère lui ont un peu fait peur du mariage. Je suis un homme sobre et pour autant que je sache Perry est aussi une personne qui n’aime pas les ivrognes. Perry me ressemble beaucoup. Il aime la compagnie des gens respectables… des gens qui vivent en plein air, lui comme moi, il aime être seul et il aime aussi par-dessus tout travailler à son propre compte. Comme moi. Je suis un homme à trente-six métiers, pour ainsi dire, n’en connaissant que très peu à fond, et Perry de même. Je lui ai appris à gagner sa vie en travaillant à son propre compte en tant que trappeur, prospecteur, charpentier, bûcheron, expert en chevaux, etc. Je sais cuisiner et lui aussi, pas un cuisinier professionnel, juste pour lui-même. Cuire du pain, etc., chasser et pêcher, piéger, faire à peu près n’importe quoi d’autre. Comme je l’ai déjà dit, Perry aime être son propre patron et si on lui donne la chance de faire un boulot qu’il aime, lui disant comment on veut que ce soit fait, puis le laissant seul, il tirera une grande fierté de son travail. S’il voit que le patron apprécie son travail il se fendra en quatre pour lui. Mais il ne faut pas le rudoyer. Dites-lui gentiment comment vous voulez que les choses soient faites. Il est très susceptible, il se blesse très facilement, et moi de même. J’ai abandonné plusieurs boulots et Perry de même à cause de patrons brutaux. Perry n’a pas beaucoup d’instruction et moi non plus, je n’ai que le primaire. Mais n’allez pas croire qu’on est pas futés. J’ai tout appris par moi-même et Perry aussi. Les boulots de rond-de-cuir sont pas faits pour Perry ni moi. Mais les travaux d’extérieur c’est notre affaire et si on ne sait pas, montrez-lui ou montrez-moi comment ça se fait et dans à peine quelques jours on peut se familiariser avec un boulot ou une machine. Les livres sont hors de question. On apprend tout de suite par la pratique tous les deux, si on aime le travail en question. On doit aimer le boulot avant tout. Mais maintenant il est infirme et il est presque un homme d’âge mûr. Perry sait que les entrepreneurs veulent pas de lui à présent, les infirmes peuvent pas obtenir de travail dans l’équipement lourd, à moins de bien connaître l’entrepreneur. Il commence à se rendre compte de ça, il commence à penser à une façon plus facile de gagner sa vie, un peu comme je fais. Je suis certain de ne pas me tromper. Je pense aussi qu’il en a assez de la vitesse. Je remarque tout ça dans les lettres qu’il m’écrit maintenant. Il dit : “Sois prudent papa. Ne conduis pas si tu t’endors, il vaut mieux t’arrêter et dormir au bord de la route.” Ce sont les mêmes paroles que j’avais coutume de lui dire. C’est lui qui me les dit maintenant. Il a pris une bonne leçon.
« À mon avis… Perry a pris une leçon qu’il n’oubliera jamais. Pour lui, la liberté veut tout dire et vous ne le verrez plus jamais derrière les barreaux. Je suis tout à fait certain d’avoir raison. Je remarque un grand changement dans sa façon de parler. Il regrette profondément sa faute, m’a-t-il dit. Je sais également qu’il a honte de rencontrer les gens qu’il connaît ; il ne leur racontera pas qu’il est allé en taule. Il m’a demandé de ne pas dire à ses amis où il est. Quand il m’a écrit et raconté qu’il était en taule, je lui ai dit que ça te serve de leçon… que j’étais heureux que ce soit arrivé de cette façon alors que ça aurait pu être pire. Il aurait pu se faire descendre. Je lui ai dit aussi de prendre son temps de prison avec le sourire. Tu es responsable. Ça te servira de leçon. Je t’ai pas appris à voler, alors viens pas te plaindre que la vie est dure en prison. Conduis-toi bien en prison. Et il m’a promis de le faire. J’espère qu’il est un prisonnier modèle. Je suis certain que personne ne l’entraînera plus jamais à voler. C’est la loi qui décide, il sait ça. Il aime sa liberté.
« Je sais fichtre bien que Perry a bon cœur si vous le traitez comme il faut. Faites-lui une crasse et il devient méchant comme la gale. Vous pouvez lui faire confiance avec n’importe quelle somme d’argent si vous êtes son ami. Il fera ce que vous dites et il n’a jamais volé un sou à un ami ni à personne d’autre, avant que cette chose arrive. Et j’espère sincèrement qu’il demeurera honnête jusqu’à la fin de sa vie. Il avait déjà volé quelque chose en compagnie d’autres gamins quand il était petit. Demandez à Perry si j’ai été un bon père pour lui et demandez-lui si sa mère a été bonne pour lui à Frisco. Perry sait ce qui est bon pour lui. Vous l’avez corrigé à tout jamais. Il sait quand il est battu. Ce n’est pas un âne. Il sait que la vie est trop courte et trop douce pour la passer derrière les barreaux.
« PARENTS. – Une sœur mariée, Bobo, et moi son père, c’est tout ce qui reste en vie des parents de Perry. Bobo et son mari subviennent à leurs besoins. Possèdent leur propre maison et je suis valide et capable de prendre soin de moi-même aussi. J’ai vendu mon pavillon en Alaska il y a deux ans. J’ai l’intention d’avoir un autre petit endroit à moi l’an prochain. J’ai repéré plusieurs concessions minières et j’espère en tirer quelque chose. À part ça, je n’ai pas abandonné la prospection. On me demande aussi d’écrire un livre sur la sculpture sur bois et sur le célèbre Pavillon des Trappeurs que j’ai construit en Alaska et qui était autrefois ma concession connue de tous les touristes qui voyagent par route jusqu’à Anchorage et je le ferai peut-être. Je partagerai tout ce que j’ai avec Perry. Il mangera chaque fois que je mangerai. Aussi longtemps que je suis en vie. Et quand je mourrai j’ai une police d’assurance qui lui sera payée pour qu’il puisse commencer une VIE nouvelle quand il sera remis en liberté. Au cas où je ne serais pas vivant à ce moment. »
Cette biographie lâchait toujours la bride à toute une écurie d’émotions : attendrissement sur son propre sort en tête, amour et haine nez à nez au départ, la haine gagnant du terrain à la fin. Et la plupart des souvenirs que cette biographie laissait échapper étaient indésirables, sauf quelques-uns. En fait, la première partie de sa vie dont Perry pouvait se souvenir était précieuse : un fragment composé d’applaudissements, de prestige. Il avait peut-être trois ans et il avait pris place avec ses sœurs et son frère aîné dans la tribune d’honneur d’un rodéo en plein air ; sur la piste, une jeune Cherokee élancée montait un cheval sauvage, une « bête qui essayait de la désarçonner », et ses cheveux relâchés cinglaient de part et d’autre, battaient au vent comme ceux d’une danseuse de flamenco. Elle s’appelait Flo Buckskin, et c’était une artiste professionnelle de rodéo, une championne d’équitation, une spécialiste des « chevaux sauvages ». De même que son époux, Tex John Smith ; c’était en faisant une tournée des rodéos de l’Ouest que la belle Indienne et le cow-boy irlandais, qui était d’une beauté assez commune, s’étaient rencontrés, mariés, et qu’ils avaient eu les quatre enfants qui étaient maintenant assis à la tribune d’honneur. (Et Perry pouvait se souvenir de maint autre spectacle de rodéo, revoir son père sautant à l’intérieur d’un cercle de lassos tourbillonnants, ou sa mère, des bracelets d’argent et de turquoise s’entrechoquant à ses poignets, qui exécutait son numéro à une vitesse téméraire qui faisait frémir son plus jeune enfant et qui faisait « se dresser et battre des mains » les foules de nombreuses villes du Texas à l’Oregon.)
Au cours des cinq premières années de la vie de Perry, le tandem « Tex et Flo » continua à faire le tour des rodéos. Ce mode de vie n’était pas « un lit de roses », comme le rappela un jour Perry : « Tous les six dans un vieux camion, où l’on dormait parfois aussi, vivant de bouillie de farine de maïs, de crottes de chocolat Hershey et de lait concentré. Le lait concentré Hawks Brand que ça s’appelait, et c’est ça qui m’a affaibli les reins – la quantité de sucre – et c’est pourquoi je mouillais toujours mon lit. » Et pourtant, ce n’était pas une existence malheureuse, particulièrement pour un petit garçon fier de ses parents, admirant leur adresse et leur courage, une vie plus heureuse certainement que celle qui suivit. Car Tex et Flo, tous deux obligés par la maladie d’abandonner leur métier, s’installèrent près de Reno, Nevada. Ils se battaient, et Flo « s’adonna au whisky », et puis, quand Perry eut six ans, elle partit pour San Francisco, emmenant les enfants avec elle. C’était exactement comme le vieillard l’avait écrit : « Je l’ai laissée partir et j’ai dit au revoir quand elle a pris la voiture et m’a plaqué là (c’était durant la crise). Mes enfants pleuraient tous à chaudes larmes. Elle s’est contentée de les engueuler parce qu’ils disaient qu’ils s’échapperaient pour venir me retrouver plus tard. » Et, en effet, au cours des trois années suivantes Perry s’était échappé à plusieurs reprises : s’était mis à la recherche de son père perdu, car il avait également perdu sa mère, il avait appris à la « mépriser » ; l’alcool avait déformé le visage, épaissi la silhouette de la jeune Cherokee autrefois souple et nerveuse, avait « aigri son âme », complètement envenimé sa langue, et tellement dissipé en elle toute dignité qu’elle ne se donnait généralement pas la peine de demander les noms des dockers, des receveurs de tramway et autres qui acceptaient ce qu’elle offrait gratuitement (sauf qu’elle insistait pour qu’ils boivent avec elle d’abord, et qu’ils dansent aux airs d’un phono).
Donc, comme Perry le rappelait : « Je pensais toujours à papa, espérant qu’il viendrait me chercher, et je me souviens la fois où je l’ai revu, comme si ça venait juste de se passer. Dans la cour de l’école. C’était comme lorsque la balle frappe la batte vraiment fort. Di Maggio. Seulement, papa ne voulait pas m’aider. Il m’a dit d’être sage, il m’a serré dans ses bras et il est parti. Peu de temps après, ma mère m’a placé dans un orphelinat catholique. Celui où les Veuves Noires étaient toujours sur mon dos. Elles me frappaient. Parce que je mouillais mon lit. Ce qui est une des raisons de mon aversion pour les bonnes sœurs. Et Dieu. Et la religion. Mais par la suite, j’ai découvert qu’il y a des gens encore plus méchants. Parce qu’après quelques mois, on m’a jeté à la porte de l’orphelinat et elle [sa mère] m’a placé dans un endroit encore pire. Un refuge d’enfants dirigé par l’Armée du Salut. Ils me haïssaient eux aussi. Parce que je mouillais mon lit. Et parce que j’étais à moitié indien. Il y avait cette nurse, celle qui m’appelait “le Nègre” et disait qu’il n’y a pas de différence entre les Nègres et les Indiens. Oh ! nom de Dieu, quelle garce ! Un diable incarné. Voici ce qu’elle avait l’habitude de faire : elle remplissait la baignoire d’eau glacée, elle me mettait dedans et me maintenait sous l’eau jusqu’à ce que je sois bleu. Presque noyé. Mais elle s’est fait prendre, la vache. Parce que j’ai attrapé une pneumonie. J’ai failli en crever. Je suis resté à l’hôpital deux mois. C’était pendant que j’étais si malade que papa est revenu. Quand j’ai été rétabli, il m’a emmené. »
Pendant presque un an le père et le fils vécurent ensemble dans la maison près de Reno, et Perry alla à l’école. « J’ai terminé la huitième, rappela Perry. Je ne suis pas allé plus loin. Je ne suis jamais retourné en classe. Parce que cet été-là, papa a construit une sorte de remorque de fortune, ce qu’il appelait une “maison roulante”. Il y avait deux couchettes et une petite cuisine. Le fourneau fonctionnait bien. On pouvait faire cuire n’importe quoi dessus. On faisait notre pain. J’avais coutume de faire des conserves : pommes marinées, gelée de pommes sauvages. Enfin, on a roulé notre bosse d’un bout à l’autre du pays au cours des six années suivantes. On ne restait jamais trop longtemps au même endroit. Quand on restait trop longtemps quelque part les gens commençaient à regarder papa d’un drôle d’air, à faire comme s’il était un original, et je détestais ça, ça me faisait mal. Parce que j’aimais papa à cette époque-là. Même s’il lui arrivait d’être dur avec moi. Autoritaire en diable. Mais j’aimais mon père à ce moment-là. Alors, j’étais toujours content quand on se remettait en route. » Ils s’étaient mis en route pour le Wyoming, l’Idaho, l’Oregon et finalement pour l’Alaska. En Alaska, Tex apprit à son fils à rêver d’or, à le chercher dans les lits de sable des cours d’eau à la fonte des neiges, et c’est là aussi que Perry apprit à se servir d’un fusil, à dépouiller un ours, à dépister les loups et les cerfs.
« Bon Dieu ! qu’il faisait froid, se rappelait Perry. On dormait blottis l’un contre l’autre, papa et moi, enroulés dans des couvertures et des peaux d’ours. Le matin, avant le lever du jour, je préparais notre petit déjeuner en moins de deux, des petits pains et du sirop, de la viande frite, et on partait gratter de quoi vivre. Si seulement je n’avais pas grandi ça aurait été parfait ; plus je vieillissais, moins j’étais en mesure d’apprécier papa. D’un côté il savait tout, mais de l’autre il ne connaissait rien. Il y avait des côtés entiers en moi que mon père ignorait. Il y comprenait que dalle. Par exemple, j’ai été capable de jouer de l’harmonica la première fois que j’en ai eu un entre les mains. Même chose pour la guitare. J’étais très doué pour la musique. Papa ne s’en est jamais aperçu. Ou soucié. J’aimais lire aussi. Améliorer mon vocabulaire. Écrire des chansons. Et je savais dessiner. Mais je n’ai jamais eu d’encouragements ni de lui ni de personne d’autre. Je restais éveillé la nuit, en partie pour essayer de contrôler ma vessie, et en partie parce que je ne pouvais pas m’arrêter de penser. Quand il faisait presque trop froid pour respirer, je pensais toujours à Hawaii. À un film que j’avais vu. Avec Dorothy Lamour. Je voulais y aller. Là où il y avait le soleil. Et où on ne portait pour tout vêtement que de l’herbe et des fleurs. »
Considérablement plus habillé, par une délicieuse soirée de 1945, durant la guerre, Perry se retrouva à l’intérieur d’un salon de tatouage d’Honolulu en train de se faire appliquer sur l’avant-bras gauche un serpent enroulé autour d’une dague. Voici comment il en était arrivé là : une dispute avec son père, un périple en autostop d’Anchorage à Seattle, une visite au bureau de recrutement de la Marine marchande. « Mais je ne me serais jamais engagé si j’avais su ce qui m’attendait, dit un jour Perry. J’ai jamais rechigné devant le travail, et ça me plaisait d’être marin… les ports et tout le reste. Mais les tantes sur les bateaux voulaient pas me laisser tranquille. Un gosse de seize ans, et haut comme trois pommes. Bien sûr, j’étais capable de me défendre. Mais il y a un tas de pédés qui sont pas efféminés vous savez. Bon Dieu, j’ai connu des tantes qui pouvaient lancer une table de billard par la fenêtre. Et le piano ensuite. Ce genre de folles, ça peut vous en faire voir de toutes les couleurs, particulièrement quand elles sont à deux ; elle se mettent ensemble pour vous attaquer, et vous êtes qu’un gosse. Ça vous donne pratiquement l’envie de vous tuer. Des années plus tard, quand je suis entré dans l’Armée – quand j’étais en garnison en Corée – le même problème s’est présenté. Dans l’Armée, j’avais de bons états de service, aussi bons que ceux de tous les autres ; ils m’ont donné l’Étoile de bronze. Mais j’ai jamais eu de promotion. Au bout de quatre ans, et après avoir combattu pendant toute la sacrée guerre de Corée, j’aurais dû devenir au moins brigadier. Mais je ne le suis jamais devenu. Vous savez pourquoi ? Parce que notre sergent était un dur. Parce que j’voulais pas baisser le froc. Bon Dieu, j’ai horreur de ça. J’peux pas supporter ces choses-là. Quoique… je ne sais pas. Y a des pédés qui me plaisaient vraiment. Aussi longtemps qu’ils restaient tranquilles. L’ami le plus remarquable que j’aie jamais eu, vraiment sensible et intelligent, j’ai découvert qu’il était pédé. »
Durant l’intervalle qui s’écoula entre son départ de la Marine marchande et son engagement dans l’Armée, Perry avait fait la paix avec son père qui, lorsque son fils l’avait quitté, avait poussé une pointe jusqu’au Nevada puis était revenu en Alaska. En 1952, l’année où Perry achevait son service militaire, le vieillard était plongé dans des projets qui devaient mettre un point final à ses pérégrinations. « Papa était tout excité, rappela Perry. Il m’a écrit qu’il avait acheté du terrain en bordure de la grand-route dans les environs d’Anchorage. Il disait qu’il allait construire un pavillon de chasse, un endroit pour les touristes. Ça devait s’appeler le Pavillon des Trappeurs. Et il m’a demandé de me dépêcher et de venir l’aider. Il était certain qu’on allait faire une fortune. Quand j’étais encore dans l’Armée, en garnison à Fort Lewis, Washington, je m’étais acheté une motocyclette (on devrait appeler ça des meurtrecyclettes), et aussitôt que j’ai été démobilisé, je me suis mis en route pour l’Alaska. Je me suis rendu jusqu’à Bellingham. Là-bas, à la frontière. Il pleuvait. Ma moto a fait une embardée. » L’embardée retarda d’un an la réunion du père et du fils. La chirurgie et l’hospitalisation occupèrent six mois de cette année-là ; il passa le reste en convalescence dans la forêt près de Bellingham, dans la maison d’un jeune pêcheur et bûcheron indien. « Joe James. Lui et sa femme m’avaient pris en amitié. Notre différence d’âge n’était que de deux ou trois ans, mais ils m’ont installé chez eux et ils m’ont traité comme si j’avais été un de leurs gosses. Ce qui était parfait. Parce qu’ils se donnaient du mal pour leurs gosses, et les aimaient. À l’époque, ils en avaient quatre ; en fin de compte ils se sont rendus jusqu’à sept. Ils étaient très bons pour moi, Joe et sa famille. Je marchais avec des béquilles, j’étais passablement désemparé. J’pouvais rien faire d’autre que de m’asseoir. Alors, pour me donner quelque chose à faire, pour essayer de me rendre utile, j’ai commencé ce qui est devenu par la suite une sorte d’école. Les élèves étaient les enfants de Joe et quelques-uns de leurs amis ; la classe avait lieu dans le salon. J’enseignais l’harmonica et la guitare. Le dessin. Et l’art d’écrire. On remarque toujours la belle écriture que j’ai. C’est vrai et c’est parce que je me suis acheté un livre sur le sujet, un jour, et je me suis exercé jusqu’à ce que je puisse en faire autant que dans le livre. On lisait aussi des histoires… les gosses lisaient, à tour de rôle, et je les corrigeais au fur et à mesure qu’on avançait. C’était marrant. J’aime les gosses. Les tout-petits. Et c’était une belle époque. Mais le printemps est arrivé. J’avais mal quand je marchais mais je pouvais tout de même le faire. Et papa m’attendait toujours. »
Il l’attendait, mais sans se tourner les pouces. Au moment où Perry arriva sur les lieux du pavillon de chasse projeté, son père, sans aucune aide, avait terminé les gros travaux : il avait nettoyé l’emplacement, abattu le bois nécessaire, cassé et transporté des chargements entiers de pierre du pays. « Mais il n’a pas commencé la construction avant que j’arrive. On l’a fait entièrement de nos propres mains. Avec un Indien pour donner un coup de main de temps à autre. Papa était comme un fou. Peu importe le temps qu’il faisait – tempêtes de neige, orages, des vents assez forts pour fendre un arbre en deux – on continuait à travailler d’arrache-pied. Le jour où on a eu terminé le toit, papa a dansé dessus, criant et riant, exécutant une vraie gigue. Bref, c’était un endroit tout à fait exceptionnel. On pouvait y loger vingt personnes. Il y avait une grande cheminée dans la salle à manger. Et un bar. Le Totem Pole Cocktail Lounge. Où je devais divertir les clients. Chanter et tout le bastringue. On a ouvert nos portes vers la fin de 1953. »
Mais les chasseurs attendus ne se montrèrent pas, et même si les rares touristes ordinaires qui passaient sur la grand-route s’arrêtaient de temps à autre pour photographier l’incroyable rusticité du Pavillon des Trappeurs, ils passaient rarement la nuit. « Pendant un certain temps, on a gardé nos illusions. On continuait à penser que ça allait prendre. Papa a essayé de décorer l’endroit. Il a fait un jardin-souvenir. Avec un puits magique. Il a mis des enseignes en bordure de la grand-route. Mais rien de tout ça n’a apporté un sou de plus. Quand papa s’en est rendu compte, quand il a vu que c’était inutile, que tout ce qu’on avait fait était de perdre notre temps et notre argent, il s’est rabattu sur moi. À me régenter. À être vindicatif. À dire que je n’avais pas fait la part de travail qui me revenait. C’était pas sa faute, pas plus que la mienne. Dans une situation comme ça, sans argent et presque au bout de nos vivres, on pouvait pas faire autrement que de se taper sur le système. Le moment est arrivé où on a commencé à crever de faim. Et c’est à ce sujet qu’on s’est mis à s’engueuler. C’était un prétexte. Un petit pain. Papa m’a arraché un petit pain des mains, et il a dit que je mangeais trop, que j’étais un enfant de putain d’égoïste et de glouton, et pourquoi je foutais pas le camp, il voulait plus me voir là. Il a continué jusqu’au moment où j’en ai eu marre. Mes mains se sont emparées de sa gorge. Mes propres mains… mais je ne pouvais plus les contrôler. Elles voulaient l’étouffer à mort. Mais papa est souple, un lutteur rusé. Il s’est dégagé et il est parti en courant chercher son fusil. Il est revenu en me visant. Il a dit : “Regarde-moi Perry. Je suis la dernière chose vivante que tu verras jamais.” J’ai pas reculé d’un pouce. Mais ensuite il s’est rendu compte que le fusil était même pas chargé, et il s’est mis à pleurer. Il s’est assis et il a chialé comme un gosse. Et puis j’imagine que je n’étais plus furieux contre lui. J’avais pitié de lui. De nous deux. Mais c’était pas d’un grand secours, il n’y avait rien que je puisse dire. Je suis sorti faire une promenade. C’était en avril mais les bois étaient encore couverts de neige. J’ai marché jusqu’à ce qu’il fasse presque nuit. À mon retour le pavillon était dans l’obscurité et toutes les portes étaient verrouillées. Et toutes mes affaires étaient éparpillées dans la neige. Là où papa les avait jetées. Des livres. Des vêtements. Tout. J’ai tout laissé là. Sauf ma guitare. Je l’ai ramassée et je me suis mis à marcher le long de la route. Pas un dollar en poche. Vers minuit un camion s’est arrêté pour me prendre. Le routier m’a demandé où j’allais. Je lui ai dit : “Là où vous allez, c’est là que je vais.” »
Au bout de plusieurs semaines après avoir été recueilli encore une fois par la famille James, Perry se fixa une destination précise : Worcester, Massachusetts, le patelin d’un « pote de l’Armée » qui, il le croyait, l’accueillerait et l’aiderait à trouver « un boulot payant ». Divers détours prolongèrent le voyage vers l’est ; il fut plongeur dans un restaurant de l’Omaha, pompiste dans un garage de l’Oklahoma, il travailla durant un mois dans un ranch du Texas. Au mois de juillet 1955, en route vers Worcester, il avait atteint Phillipsburg, une petite ville du Kansas, et là « le destin » s’imposa sous la forme d’une « mauvaise rencontre ». « Il s’appelait Smith, dit Perry. Comme moi. Je ne me souviens même pas de son prénom. C’était simplement quelqu’un dont j’avais fait la connaissance quelque part, et il avait une voiture, et il a dit qu’il m’emmènerait jusqu’à Chicago. De toute façon, en traversant le Kansas on est arrivés dans cette petite ville qui s’appelait Phillipsburg et on s’est arrêtés pour jeter un coup d’œil à la carte. Il me semble que c’était un dimanche. Les magasins étaient fermés. Les rues vides. Mon copain, Dieu le bénisse, il a regardé aux alentours et il a fait une suggestion. » La suggestion était de cambrioler un édifice voisin, la Chandler Sales Company. Perry accepta et ils s’introduisirent par effraction dans les locaux déserts et ils enlevèrent un certain nombre d’appareils de bureau (machines à écrire, additionneuses). Les choses auraient pu s’arrêter là si seulement, quelques jours plus tard, les voleurs n’avaient pas brûlé un feu rouge dans la ville de Saint-Joseph, Missouri. « La ferraille était encore dans la voiture. Le flic qui nous avait arrêtés voulait savoir où on avait pris ça. Ils ont fait quelques vérifications, et, comme ils disent, on a été “ramenés” à Phillipsburg, Kansas. Où ils ont une prison vraiment gentille. Si vous aimez les prisons. » En moins de quarante-huit heures, Perry et son compagnon avaient découvert une fenêtre ouverte, l’avaient enjambée, volé une voiture et filé vers le nord-ouest jusqu’à McCook, Nebraska. « On n’a pas mis grand temps à se séparer Mr. Smith et moi. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. On a été portés tous les deux sur la liste des personnes recherchées par le F.B.I. Mais, pour autant que je sache, ils l’ont jamais attrapé. »
Par un après-midi pluvieux du mois de novembre suivant, un autocar Greyhound déposa Perry à Worcester, ville industrielle du Massachusetts dont les rues en pente semblent mornes et hostiles même par le temps le plus clair. « J’ai trouvé la maison où mon ami était supposé demeurer. Mon ami de l’Armée en Corée. Mais les gens m’ont dit qu’il était parti depuis six mois et qu’ils n’avaient pas la moindre idée où il pouvait bien être. Pas de veine, grande déception, la fin du monde. Alors j’ai trouvé un débit de boissons et j’ai acheté un demi-gallon de rouge et je suis retourné au terminus et je me suis assis pour boire mon vin et j’ai commencé à me sentir mieux. Je me sentais vraiment bien jusqu’à ce qu’un type s’amène et m’arrête pour vagabondage. » La police l’inscrivit sous le nom de « Bob Turner », nom qu’il avait adopté parce qu’il était sur la liste du F.B.I. Il passa quatorze jours en prison, dut payer une amende de dix dollars, et il quitta Worcester par un autre après-midi pluvieux de novembre. « Je suis allé à New York et j’ai pris une chambre dans un hôtel de la Huitième Avenue, dit Perry. Près de la 42e Rue. Finalement j’ai trouvé un travail de nuit. Homme à tout faire dans un penny arcade(9). Juste là, sur la 42e Rue, à côté d’un self-service Automat. C’est là que je mangeais… quand je mangeais. Durant plus de trois mois, je n’ai pratiquement pas quitté le quartier de Broadway. Une des raisons étant que je n’avais pas de vêtements convenables. Rien que des fringues de cow-boy : des blue-jeans et des bottes. Mais là, sur la 42e Rue, tout le monde s’en fout, tout peut aller, n’importe quoi. De toute ma vie, je n’ai jamais rencontré autant de phénomènes. »
Il vécut tout l’hiver dans ce vilain quartier éclairé au néon, où flotte constamment une odeur de maïs grillé, de hot dogs sur la braise et de jus d’orange. Mais un beau matin de mars, aux approches du printemps, comme il se le rappelait, « deux enfants de putain du F.B.I. m’ont réveillé. Arrêté à l’hôtel. V’lan… j’ai été extradé au Kansas. À Phillipsburg. La même gentille petite prison. Ils ont mis le paquet : cambriolage, évasion, vol de voiture. J’ai tiré de cinq à dix ans. À Lansing. Après avoir été là un moment, j’ai écrit à papa. Pour lui donner des nouvelles. Et j’ai écrit à Barbara, ma sœur. Maintenant, après toutes ces années, c’était tout ce qui me restait. Jimmy s’était suicidé. Fern s’était jetée par la fenêtre. Ma mère était morte. Depuis huit ans. Tout le monde avait disparu à l’exception de papa et Barbara. »
Une lettre de Barbara se trouvait parmi la liasse de papiers choisis que Perry préférait ne pas abandonner dans la chambre d’hôtel de Mexico. La lettre, d’une écriture agréable à lire, portait la date du 28 avril 1958 ; à ce moment-là, le destinataire était emprisonné depuis deux ans environ :
Cher frère Perry,
Nous avons reçu ta deuxième lettre aujourd’hui et pardonne-moi de ne pas avoir écrit plus tôt. Le temps ici, comme chez toi, devient plus chaud et peut-être que j’ai la fièvre printanière mais je vais essayer et je ferai de mon mieux. Ta première lettre nous a beaucoup troublés, comme je suis certaine que tu l’as deviné, mais ce n’était pas la raison pour laquelle je n’ai pas écrit, il est vrai que les enfants me tiennent occupée et c’est difficile de trouver le temps de s’asseoir et de se concentrer sur une lettre comme celle que je veux t’écrire depuis un bon moment. Donnie a appris à ouvrir les portes et à monter sur les chaises et autres meubles, et j’ai toujours peur qu’il tombe.
Je puis laisser les enfants jouer dans la cour de temps à autre, mais il faut toujours que je sorte avec eux parce qu’ils peuvent se faire mal si je ne les surveille pas. Mais rien ne dure à tout jamais et je sais que je serai triste quand ils se mettront à courir dans le voisinage et que je ne saurai pas où ils sont. Voici quelques statistiques si ça t’intéresse :
TAILLE |
POIDS |
POINTURE DE CHAUSSURES |
Freddie 82 cm |
13,5 kg |
24 étroit |
Baby 85 cm |
14,5 kg |
26 étroit |
Donnie 78 cm |
13 kg |
22 large |
Tu peux voir que Donnie est un bien grand garçon pour quinze mois et avec ses seize dents et sa personnalité pleine de vivacité ; les gens ne peuvent pas s’empêcher de l’aimer. Il porte des vêtements de la taille de Baby et Freddie mais les pantalons sont encore trop longs.
Je vais essayer d’écrire une longue lettre alors il y aura probablement un tas d’interruptions comme maintenant parce qu’il est l’heure de donner le bain de Donnie ; Baby et Freddie ont eu le leur ce matin. Comme il fait assez froid aujourd’hui, ils sont restés à la maison. Je reviens de suite…
Pour ce qui est de taper à la machine… D’abord… je ne sais pas mentir. Je ne suis pas une dactylo. J’utilise de un à cinq doigts et bien que je m’en tire et que j’aide efficacement papa Fred pour ses affaires, ce qui me prend une heure prendrait probablement quinze minutes à quelqu’un qui sait taper. Sérieusement, je n’ai ni le temps ni la volonté d’apprendre professionnellement. Mais je crois que c’est merveilleux de voir comment tu t’es acharné et devenu un excellent dactylographe. Je crois vraiment que nous étions tous très doués (Jimmy, Fem, toi et moi) et que nous avons reçu un flair de naissance pour les choses artistiques, entre autres. Même maman et papa étaient artistiques.
Je crois sincèrement que nul d’entre nous n’a personne à blâmer pour ce que nous avons fait de nos vies personnelles. Il a été prouvé qu’à l’âge de sept ans, la plupart d’entre nous ont atteint l’âge de raison, ce qui signifie que nous comprenons et connaissons, à cet âge, la différence entre le bien et le mal. Bien sûr, le milieu joue un rôle terriblement important dans nos vies tel que le couvent dans la mienne et dans mon cas je suis reconnaissante de cette influence. Dans le cas de Jimmy, il était le plus fort de nous tous. Je me rappelle qu’il a travaillé et qu’il est allé en classe alors qu’il n’y avait personne pour lui dire de le faire et c’était sa propre VOLONTÉ de devenir quelqu’un. Nous ne connaîtrons jamais les raisons de ce qui s’est passé par la suite, pourquoi il a fait ce qu’il a fait, mais ça me fait encore mal d’y penser. Quel gâchis. Mais nous contrôlons très mal notre faiblesse humaine, et cela s’applique aussi à Fern et aux centaines de milliers d’autres personnes y compris nous-mêmes, car nous avons tous des faiblesses. Dans ton cas, je ne sais pas quelle est ta faiblesse mais je pense vraiment qu’il N’Y A PAS DE HONTE À AVOIR LE VISAGE SALE, MAIS IL Y EN A SI ON LE LAISSE SALE.
En toute bonne foi et avec amour pour toi Perry, car tu es mon seul frère vivant et l’oncle de mes enfants, je ne puis dire ou croire que ton attitude envers notre père ou envers ton emprisonnement est JUSTE ou saine. Si tu te mets en boule, mieux vaut te calmer puisque je me rends compte que personne n’accepte de critiques de gaieté de cœur et qu’il est naturel d’avoir une certaine quantité de ressentiment envers celui qui fait cette critique et alors je suis prête à une chose ou deux : a) Ne plus entendre parler de toi du tout ; ou b) Une lettre me disant exactement ce que tu penses de moi.
J’espère que j’ai tort et j’espère sincèrement que tu vas beaucoup réfléchir à cette lettre et essayer de voir ce que ressent quelqu’un d’autre. Je te prie de comprendre que je sais que je ne suis pas une autorité et je ne me targue pas d’une grande intelligence ou instruction, mais je crois vraiment que je suis une femme normale avec une possibilité fondamentale de raisonnement et la volonté de vivre ma vie selon les lois de Dieu et de l’Homme. Il est vrai aussi que je suis « tombée » quelquefois comme il est normal, car comme je l’ai dit je suis humaine et donc j’ai moi aussi des faiblesses humaines, mais la question est, encore une fois, qu’il n’y a pas de honte à avoir le visage sale mais il y en a si on le laisse sale. Personne n’est mieux averti de ses points faibles et de ses fautes que moi-même alors je vais cesser de te rabattre les oreilles.
Maintenant, pour commencer, et en premier lieu, papa n’est pas responsable de tes mauvaises actions ou de tes bonnes actions. Ce que tu as fait, que ce soit en bien ou en mal, t’appartient en propre. D’après ce que je sais personnellement, tu as vécu ta vie exactement comme il te plaisait de le faire sans aucun égard pour les circonstances ou les personnes qui t’aimaient et que tu aurais pu blesser. Que tu t’en rendes compte ou non, ton emprisonnement actuel est embarrassant pour moi aussi bien que pour papa, pas à cause de ce que tu as fait mais parce que tu ne montres aucun signe de regret SINCÈRE et sembles montrer aucun respect pour la loi, les gens ou n’importe quoi. Ta lettre sous-entend que le blâme de tous tes problèmes incombe à quelqu’un d’autre, mais jamais à toi. J’admets en effet que tu es intelligent et que ton vocabulaire est excellent, et je crois vraiment que tu peux faire tout ce que tu décideras de faire et le faire bien, mais que veux-tu faire exactement et es-tu disposé à travailler et à faire un effort honnête pour accomplir ce que tu choisiras de faire ? Tout vient en travaillant et je suis certaine que tu as déjà entendu ça de nombreuses fois mais une fois de plus ne fera pas de tort.
Au cas où tu voudrais connaître la vérité à propos de papa, il a le cœur brisé à cause de toi. Il donnerait n’importe quoi pour te faire sortir afin d’avoir son fils, mais je crains que si tu sortais tu lui ferais plus mal encore. Il n’est pas en très bonne santé et il vieillit et comme on dit, il est moins « vert » qu’autrefois. Il lui est arrivé d’avoir tort et il s’en rend compte, mais peu importe ce qu’il avait et où il allait, il a partagé sa vie et tout ce qu’il possédait avec toi alors qu’il ne l’aurait fait pour personne d’autre. Or, je ne dis pas que tu lui doives une reconnaissance éternelle ou ta vie, mais tu lui dois le RESPECT et la POLITESSE LA PLUS ÉLÉMENTAIRE. Personnellement, je suis fière de papa. Je l’aime et je le respecte en tant que père et je ne regrette qu’une chose : qu’il ait choisi d’être le Loup Solitaire avec son fils, alors qu’il pourrait vivre avec nous et partager notre amour au lieu d’être seul dans sa petite roulotte et de se morfondre et d’attendre et de soupirer après toi, son fils. Je me fais du mauvais sang pour lui et quand je dis je, je veux dire mon mari aussi parce que mon mari respecte notre père. Parce que c’est un HOMME. Il est vrai que papa n’a pas reçu d’instruction très poussée car à l’école on ne fait qu’apprendre à reconnaître les mots et à épeler, mais l’application de ces mots à la vie réelle est une autre chose que seules la VIE et l’EXPÉRIENCE peuvent nous donner. Papa a vécu et tu montres ton ignorance en l’accusant d’être sans instruction et incapable de comprendre « la signification scientifique, etc. », des problèmes de la vie. Une mère est encore la seule qui puisse embrasser un bobo et faire disparaître la douleur – explique ça scientifiquement.
Je regrette d’être aussi dure mais je sens que je ne dois pas mâcher mes mots. Je regrette que ceci doive être censuré (par les autorités de la prison), et j’espère sincèrement que cette lettre ne portera pas préjudice à ton éventuelle remise en liberté, mais je crois que tu devrais savoir et te rendre compte du mal terrible que tu as fait. Papa est celui qui compte puisque je me consacre à ma famille, mais tu es le seul que papa aime, bref, tu es sa « famille ». Il sait que je l’aime, bien sûr, mais l’intimité n’y est pas, comme tu le sais.
Ton emprisonnement n’est pas une chose dont tu puisses être fier et il te faudra vivre avec cette chose-là et tâcher de la faire oublier à la longue et tu peux y arriver, mais pas avec cette attitude que tu as de croire que tout le monde est stupide et sans instruction et que personne ne comprend. Tu es un être humain doué d’un libre arbitre. Ce qui te place au-dessus du niveau des animaux. Mais si tu traverses la vie sans pitié et sans compassion pour ton semblable, tu es comme un animal : « œil pour œil, dent pour dent » et ce n’est pas en vivant ainsi qu’on atteint le bonheur et la paix de l’âme.
Quant aux responsabilités, personne n’en veut vraiment ; mais nous sommes tous responsables envers la société dans laquelle nous vivons et envers ses lois. Quand arrive le moment d’assumer la responsabilité d’un foyer et d’enfants ou d’un commerce, c’est là que les hommes se séparent des garçons, car tu te rends certainement compte que le monde serait dans de beaux draps si chacun disait : « Je veux être un individu, sans responsabilités, en mesure de m’exprimer librement et de faire ce qui me plaît. » Nous sommes tous libres de nous exprimer et de faire ce qui nous plaît en tant qu’individus, pourvu que cette « liberté » de parole et d’action ne nuise pas à nos semblables.
Penses-y Perry. Tu es d’une intelligence au-dessus de la moyenne, mais en un sens ton raisonnement est détraqué. C’est peut-être dû à la tension de ton emprisonnement. Quoi qu’il en soit – souviens-toi – tu es le seul responsable et il t’appartient à toi seul de surmonter cette partie de ta vie. Espérant avoir de tes nouvelles bientôt.
Avec l’Amour et les Prières
de ta sœur et de ton beau-frère
Barbara, Frédéric et la famille.
Ce n’était pas par affection que Perry conservait cette lettre et la mettait dans sa collection de trésors particuliers. Loin de là. Il « exécrait » Barbara, et pas plus tard que l’autre jour il avait dit à Dick : « La seule chose que je regrette vraiment… j’aurais bien voulu que ma sœur soit dans cette maison. » (Dick avait ri et admis un désir semblable : « Je peux pas m’empêcher de penser comme je me serais marré si ma deuxième femme avait été là. Elle, et toute sa nom de Dieu de famille. ») Non, il attachait un prix à la lettre simplement parce que son ami de prison, le « super-intelligent » Willie-Jay, en avait fait pour lui une analyse très sensible, occupant deux pages dactylographiées à simple interligne, portant en haut de page le titre « Impressions que j’ai recueillies de la lettre » :
IMPRESSIONS QUE j’AI RECUEILLIES DE LA LETTRE.
« 1. Quand elle a commencé cette lettre, elle voulait que ce soit une démonstration attendrie de principes chrétiens. C’est-à-dire qu’en retour de ta lettre qui l’a apparemment contrariée, elle avait l’intention de présenter l’autre joue, espérant t’inspirer de cette façon des regrets pour ta lettre antérieure et te mettre sur la défensive dans ta prochaine.
« Cependant peu de gens peuvent démontrer avec succès un principe de morale ordinaire quand leur délibération est corrompue par la sensiblerie. Ta sœur apporte la preuve de cette faiblesse car, à mesure que sa lettre avance, son discernement fait place à la colère ; ses pensées sont bonnes, ses déductions sont lucides, mais ce n’est plus une intelligence impersonnelle et impartiale. C’est un esprit mû par une réaction émotive aux souvenirs et par un sentiment de frustration ; par conséquent, quelle que soit la sagesse de ses remontrances elles ne réussissent à inspirer d’autre résolution que celle de la payer de retour en la blessant dans ta prochaine lettre, inaugurant ainsi un cycle qui ne peut aboutir qu’à une plus grande colère et à une détresse plus profonde.
« 2. C’est une lettre absurde, mais issue d’une faiblesse humaine.
« La lettre que tu lui as écrite et celle-ci, sa réponse, ont raté leurs objectifs. Ta lettre était une tentative pour expliquer ta conception de la vie, puisque cela te touche forcément. Tu ne pouvais manquer d’être incompris, ou d’être pris trop au pied de la lettre parce que tes idées sont opposées aux conventions. Que pourrait-on trouver de plus conventionnel qu’une ménagère avec trois enfants, et qui « se consacre » à sa famille ? Qu’y a-t-il de plus naturel que le ressentiment qu’elle éprouve envers une personne non conventionnelle ? Il y a une hypocrisie considérable dans le formalisme. Toute personne qui pense est consciente de ce paradoxe ; mais dans nos rapports avec les gens conventionnels il est avantageux de les traiter comme s’ils n’étaient pas des hypocrites. Ce n’est pas une question de fidélité à tes propres conceptions ; c’est une question de compromis afin de pouvoir demeurer un individu sans la menace constante de pressions conventionnelles. Sa lettre a raté son but parce qu’elle ne pouvait concevoir la profondeur de ton problème ; elle ne pouvait pas sonder les pressions qui s’exercent sur toi à cause du milieu, de la frustration intellectuelle et d’une tendance accrue à l’isolement.
« 3. Elle pense que :
« a) Tu as une tendance trop marquée à t’apitoyer sur ton sort.
« b) Tu es trop calculateur.
« c) Tu ne mérites vraiment pas une lettre de huit pages écrite entre ses devoirs maternels.
« 4. En page 3 elle écrit : “Je crois sincèrement que nul d’entre nous n’a personne à blâmer”, etc. Prenant ainsi la défense de ceux qui ont exercé une influence sur elle dans ses années de formation. Mais, est-ce là toute la vérité ? C’est une épouse et une mère. Respectable et plus ou moins à l’abri du besoin. Il est facile de faire comme si la pluie n’existe pas quand on porte un imperméable. Mais comment se sentirait-elle si elle était obligée de gagner sa vie en faisant le trottoir ? Serait-elle toujours aussi indulgente pour les gens dans sa vie passée ? Absolument pas. Rien de plus habituel que de sentir que les autres ont une part de responsabilité dans nos échecs, tout comme c’est une réaction ordinaire d’oublier ceux qui ont pris part à nos réussites.
« 5. Ta sœur respecte ton père. Elle est froissée du fait que tu aies été son préféré. Sa jalousie prend une forme subtile dans cette lettre. Elle inscrit une question entre les lignes : “J’aime papa et j’ai essayé de vivre de telle façon qu’il puisse être fier de m’avoir comme fille. Mais je dois me contenter des miettes de son affection. Parce que c’est toi qu’il aime, et pourquoi devrait-il en être ainsi ?”
« Selon toute évidence, au cours des années, ton père, par ses lettres, a tiré parti de la nature émotive de ta sœur. Il a brossé un tableau qui justifie l’opinion qu’elle a de lui : un pauvre diable affligé d’un fils ingrat sur qui il a fait pleuvoir l’amour et la sollicitude et qui en retour a été traité d’une façon abominable par ce fils.
« Page 7, elle dit qu’elle regrette que sa lettre doive être censurée. Mais elle ne regrette rien du tout. Elle est heureuse que sa lettre passe entre les mains d’un censeur. Dans son subconscient, elle a écrit cette lettre en pensant au censeur, espérant faire croire que la famille Smith est vraiment une cellule bien ordonnée : “Je vous en prie, ne nous jugez pas tous d’après Perry.”
« Quant à la maman qui embrasse le bobo de son enfant et fait disparaître la douleur, c’est une forme de sarcasme féminin.
« 6. Tu lui écris parce que :
« a) Tu l’aimes à ta façon ;
« b) Tu ressens le besoin de ce contact avec le monde extérieur,
« c) Tu peux te servir d’elle.
« Pronostic : toute correspondance entre toi et ta sœur ne peut remplir d’autre fonction que sociale. Garde le thème de tes lettres dans les limites de sa compréhension. Ne confie pas tes conclusions personnelles. Ne la mets pas sur la défensive et ne la laisse pas te mettre sur la défensive. Respecte sa compréhension limitée de tes objectifs, et souviens-toi qu’elle supporte difficilement toute critique de ton père. Sois conséquent dans ton attitude à son égard et n’ajoute rien à l’impression qu’elle a de ta faiblesse, non pas parce que tu as besoin de sa bonne volonté mais parce que tu peux t’attendre à d’autres lettres comme celle-ci et elles ne peuvent qu’augmenter tes instincts antisociaux qui sont déjà dangereux. »
FIN
Comme Perry continuait à trier et à choisir, la pile de choses qui lui tenaient trop à cœur pour qu’il pût s’en séparer, ne fût-ce que pour un certain temps, s’élevait à une hauteur menaçante. Mais que pouvait-il faire ? Il ne pouvait risquer de perdre la Médaille de bronze gagnée en Corée, ni son certificat d’études secondaires (délivré par la Commission d’enseignement du comté de Leavenworth car il avait repris en prison ses études depuis longtemps abandonnées). Pas plus qu’il ne voulait courir le risque de perdre une grande enveloppe pleine de photographies, principalement de lui-même, allant du portrait du joli-petit-garçon fait alors qu’il était dans la Marine marchande (et au dos duquel il avait gribouillé : « Seize ans. Jeune, insouciant et innocent ») à celles, toutes récentes, d’Acapulco. Et il y avait une cinquantaine d’autres articles qu’il avait décidé de prendre avec lui, parmi lesquels ses précieuses cartes, l’album de croquis d’Otto et deux carnets épais ; le plus important des deux constituait son dictionnaire personnel, un recueil de mots inscrits dans un ordre non alphabétique et qu’il croyait « beaux » ou « utiles », ou du moins « dignes d’être retenus ». (Page type : « Thanatologie, théorie de la mort ; Linguiste, versé dans les langues ; Amende, punition, montant fixé par la cour ; Nescience, ignorance : Sadique, atrocement pervers ; Hagiophobie, crainte morbide des lieux et des objets sacrés ; Lapidicole, qui vit sous les pierres, comme certains scarabées aveugles ; Antipathie, manque de sympathie, de camaraderie ; Psilophe, un type qui serait trop heureux de passer pour un philosophe ; Omophagie, action de manger de la chair crue, rite de quelques tribus sauvages ; Déprédateur, qui pille, vole et spolie ; Aphrodisiaque, drogue ou excitant qui stimule le désir sexuel ; Mégalodactyle, qui a les doigts anormalement longs ; Nyctaphobie, crainte de la nuit ou des ténèbres. »)
Sur la couverture du deuxième carnet, dont l’écriture le rendait si fier, des lettres qui foisonnaient d’enjolivures féminines et ondoyantes proclamaient que le contenu était : « Le Journal personnel de Perry Edward Smith », description inexacte, car ce n’était pas le moins du monde un journal mais plutôt une sorte d’anthologie consistant en faits obscurs (« Tous les quinze ans. Mars se rapproche. 1958 est une année ou la planète se rapproche »), poèmes et citations littéraires (« Nul homme n’est une île, un monde en soi ») et des passages de journaux et de livres paraphrasés ou cités. Par exemple :
« Mes relations sont nombreuses, mes amis sont rares ; et plus rares encore ceux qui me connaissent vraiment.
« Entendu parler d’un nouveau poison pour les rats mis sur le marché. Extrêmement puissant, inodore, insipide, s’assimile si complètement une fois avalé qu’on ne trouverait jamais la moindre trace dans le corps de la victime.
« Si on me presse de faire un discours : “Il m’est absolument impossible de me souvenir de ce que j’allais dire. Je crois qu’il ne m’est jamais arrivé auparavant de voir autant de gens directement responsables de ma très très grande joie. C’est un moment merveilleux et rare ; j’ai certainement contracté une dette envers vous. Merci !”
« Lu un article intéressant dans le numéro de février de Man to Man : “Je me suis frayé un chemin à coups de couteau jusqu’à une mine de diamants.”
« “Il est presque impossible à un homme qui jouit de la liberté et de toutes ses prérogatives de se rendre compte de ce que signifie la privation de cette liberté.” Erle Stanley Gardner.
« “Qu’est-ce que la vie ? C’est le scintillement d’une luciole dans la nuit. C’est le souffle d’un buffle en hiver. C’est comme la petite ombre qui traverse les champs et va se perdre dans le coucher de soleil.” Chef Pied de Corbeau, tribu des Pieds-Noirs. »
Cette dernière citation était tracée à l’encre rouge et décorée d’une lisière d’étoiles à l’encre verte ; le propriétaire de l’anthologie désirait accentuer sa signification personnelle. « Le souffle d’un buffle en hiver. » Cela évoquait exactement sa conception de la vie. À quoi bon s’en faire ? Pourquoi « suer sang et eau » ? L’homme n’est rien, une buée, une ombre absorbée par les ombres.
Mais, nom de Dieu, tu t’en fais tout de même, tu échafaudés des projets, tu t’inquiètes et tu te ronges les ongles devant les avertissements de la direction de l’hôtel : « SU DIA TERMINA A LAS 2 P.M. »
« Dick ? Tu m’entends ? dit Perry. Il est presque une heure. »
Dick était éveillé. Même plus que ça ; lui et Inez faisaient l’amour. Comme s’il récitait un chapelet, Dick ne cessait de murmurer : « C’est bon, chérie ? C’est bon ? » Mais Inez, la cigarette aux lèvres, demeurait silencieuse. La nuit précédente, quand Dick l’avait fait monter dans la chambre et lorsqu’il avait dit à Perry qu’elle allait y dormir, Perry, bien qu’il ne fût pas d’accord, avait acquiescé ; mais, s’ils croyaient que leur conduite l’excitait, ou lui semblait autre chose qu’une « gêne », ils se trompaient. Néanmoins, Perry avait pitié d’Inez. C’était une « gosse si stupide » : elle croyait vraiment que Dick avait l’intention de l’épouser, et elle n’avait pas la moindre idée qu’il se préparait à quitter Mexico cet après-midi même.
« C’est bon, mon chou ? C’est bon ? »
Perry dit : « Pour l’amour de Dieu, Dick. Fais vite, veux-tu ? Notre journée se termine à 14 heures. »
*
C’était samedi, Noël approchait, et la circulation avançait lentement dans Main Street. Pris dans le flot des voitures, Dewey leva les yeux sur les guirlandes de houx suspendues au-dessus de la rue – bouillons de verdure de fête garnis de cloches de papier écarlate – et il se souvint qu’il n’avait pas encore acheté un seul cadeau pour son épouse ou ses fils. Son esprit rejetait automatiquement tout ce qui n’avait pas trait à l’affaire Clutter. Marie et plusieurs de leurs amis avaient commencé à s’inquiéter du caractère absolu de son obsession.
Un ami intime, le jeune avocat Clifford R. Hope, Jr., n’avait pas mâché ses mots : « Tu sais ce qui t’arrive, Al ? Te rends-tu compte que tu ne parles jamais d’autre chose ?
— Eh bien, avait répondu Dewey, je ne pense à rien d’autre. Et il se peut qu’en parlant de l’affaire, tout simplement, je découvre une chose à laquelle je n’avais pas encore pensé. Un nouvel angle. Ou peut-être que ce sera toi qui le trouveras. Bon Dieu, Cliff, peux-tu imaginer ce que sera ma vie si cette affaire demeure sans solution ? Dans plusieurs années, je serai encore en train d’examiner des tuyaux, et chaque fois qu’il y aura un meurtre, même une affaire qui n’aura qu’une vague ressemblance avec celle-ci, quelque part dans le pays, il faudra que j’y fourre mon nez, que je vérifie, pour voir s’il n’y aurait pas un lien possible. Mais c’est pas seulement ça. La vérité c’est que j’en suis arrivé à sentir que je connais Herb et sa famille mieux qu’ils ne se sont jamais connus eux-mêmes. Je suis obsédé par eux. J’imagine que je le serai toujours. Jusqu’au jour où je saurai ce qui est arrivé. »
L’acharnement que Dewey mettait à résoudre l’énigme avait eu pour résultat de provoquer chez lui une distraction tout à fait inhabituelle. Ce matin-là, justement, Marie lui avait demandé s’il pourrait, pour l’amour de Dieu, penser à… Mais il ne pouvait se rappeler, ou du moins ne le put jusqu’au moment où, libéré de la circulation particulièrement dense des jours de marché et filant à toute allure sur la Route 50 vers Holcomb, il passa devant l’établissement vétérinaire du Dr. I.E. Dale. Bien sûr. Sa femme lui avait demandé de ne pas oublier de prendre le chat de la famille, Courthouse Pete. Pete, un matou tigré pesant quinze livres, est un personnage bien connu à Garden City, célèbre pour son humeur querelleuse qui était la cause de son hospitalisation actuelle ; une bagarre avec un boxer l’avait laissé avec des blessures nécessitant des points de suture et des antibiotiques. Remis en liberté par le Dr. Dale, Pete s’installa sur le siège avant de l’automobile de son propriétaire et ronronna jusqu’à Holcomb.
Le détective se dirigeait vers River Valley Farm, mais désirant quelque chose de chaud – une tasse de café – il s’arrêta au café Hartman.
« Salut, beau gosse, dit Mrs. Hartman. Qu’est-ce que je vous sers ?
— Rien qu’un café, madame. »
Elle lui en versa une tasse. « Est-ce que je me trompe ? Il me semble que vous avez drôlement maigri !
— Un peu. » En fait, au cours des trois dernières semaines, Dewey avait perdu dix kilos. Il flottait dans ses vêtements et les traits de son visage, plus hermétique que jamais, n’auraient certainement pas laissé transparaître sa profession ; ça aurait pu être le visage d’un ascète se consacrant à des recherches occultes.
« Comment ça va ?
— Merveilleusement bien.
— Vous avez l’air crevé. »
Incontestablement. Mais pas plus que les autres membres de l’équipe du K.B.I., les agents Duntz, Church et Nye. Il était certainement en meilleure forme que Harold Nye, qui continuait à se présenter au travail en dépit d’une grippe carabinée. À eux quatre, ces hommes épuisés avaient vérifié quelque sept cents tuyaux et vagues rumeurs. Par exemple, Dewey avait passé en vain deux journées harassantes à essayer de retrouver la trace de ce couple fantomatique, les Mexicains qui avaient rendu visite à Mr. Clutter la veille des meurtres, selon la déposition que Paul Helm avait faite sous la foi du serment.
« Une autre tasse, Alvin ?
— Non, je ne crois pas. Merci, madame. »
Mais elle avait déjà apporté la cafetière. « C’est moi qui vous l’offre, shérif. Avec la mine que vous avez, ça peut pas vous faire de tort. »
Attablés dans un coin, deux ouvriers agricoles éméchés jouaient aux dames. L’un d’eux se leva et s’approcha du bar où Dewey était assis. Il dit : « C’est vrai ce qu’on a entendu dire ?
— Ça dépend.
— Ce type que vous avez attrapé. Celui qui rôdait dans la maison des Clutter. C’est lui qui a fait le coup. C’est ce qu’on a entendu dire.
— J’pense que vous avez mal entendu, mon vieux. »
Bien qu’il y ait eu dans la vie passée de Jonathan Daniel Adrian – détenu à ce moment-là dans la prison du comté sous l’accusation de port d’arme illégal – une période d’internement comme malade mental à l’hôpital de l’État de Topeka, les renseignements réunis par les enquêteurs indiquaient qu’en ce qui concernait l’affaire Clutter il n’était coupable que d’une curiosité malheureuse.
« Eh bien, si c’est pas lui, nom de Dieu, pourquoi vous mettez pas la main sur le coupable ? J’ai une maison pleine de femmes qui veulent pas aller aux W.-C. toutes seules. »
Dewey était habitué à ce genre d’insultes ; ça faisait partie de son existence quotidienne. Il avala la deuxième tasse de café, poussa un soupir et sourit.
« Nom de Dieu, je blague pas. J’suis sérieux. Pourquoi vous arrêtez pas quelqu’un ? Vous êtes payé pour ça.
— Taisez-vous donc, avec vos méchancetés, dit Mrs. Hartman. On est tous dans le même bain. Alvin fait de son mieux. »
Dewey lui lança un clin d’œil. « Bien parlé, madame. Et encore merci pour le café. »
L’ouvrier agricole attendit que sa proie eût atteint la porte, puis lui lança une bordée d’adieu : « Si vous vous présentez encore comme shérif, comptez pas sur mon vote. Parce que vous l’aurez pas.
— Taisez-vous, avec vos méchancetés », dit Mrs. Hartman.
Une distance d’un mile sépare River Valley Farm du café Hartman. Dewey décida de s’y rendre à pied. Il aimait marcher à travers les champs de blé. En temps normal, une ou deux fois par semaine, il allait faire de longues promenades sur sa propre terre, le bout de plaine qui lui tenait tant à cœur et où il avait toujours espéré construire une maison, planter des arbres et accueillir éventuellement ses arrière-petits-enfants. C’était son rêve, mais sa femme ne le partageait plus, comme elle l’en avait averti récemment ; elle lui avait dit qu’elle n’envisagerait plus jamais la possibilité de vivre toute seule « là-bas, à la campagne ». Dewey savait que, même s’il attrapait les meurtriers le lendemain, Marie ne changerait pas d’idée, car un jour des amis qui vivaient dans une maison de campagne solitaire avaient été victimes d’un destin horrible.
Bien sûr, les membres de la famille Clutter n’étaient pas les premières personnes à être assassinées dans le comté de Finney, ou même à Holcomb. Les vieux habitants de cette petite communauté se souviennent encore d’une « affaire effroyable » qui date de plus de quarante ans, le meurtre Hefner. Mrs. Sadie Truitt, la septuagénaire du village préposée au courrier, la mère de la receveuse des postes, Mrs. Clare, connaît à fond cette affaire légendaire : « C’était en août 1920. Il faisait une chaleur de tous les diables. Un type du nom de Tunif travaillait au ranch Finnup. Walter Tunif. Il avait une voiture, il se trouve que c’était une voiture volée. Il se trouve que c’était un soldat qui avait déserté de Fort Bliss, dans le Texas. C’était une canaille, pas de doute, et un tas de gens le soupçonnaient. Alors un soir, le shérif – dans le temps c’était Orlie Hefner, une si belle voix, vous ne saviez pas qu’il fait partie du Chœur Céleste ? –, un soir il est allé à cheval au ranch Finnup poser quelques questions sans détours à ce Tunif. Le 3 août. Une chaleur de tous les diables. Le résultat a été que Walter Tunif lui a tiré une balle en plein cœur. Ce pauvre Orlie était mort avant de toucher le sol. Le diable qui avait fait ça, il a déguerpi de là avec un des chevaux du ranch Finnup, vers l’est, le long de la rivière. La nouvelle s’est répandue et les gens sont venus des miles à la ronde former un posse. Vers le lendemain matin, ils l’ont attrapé ; ce vieux Walter Tunif, il a même pas eu le temps de dire bonjour, comment ça va ? Parce que les hommes étaient diablement furieux. Ils l’ont farci de plomb. »
Quant à Dewey, son premier contact avec un acte de violence dans le comté de Finney eut lieu en 1947. L’incident est noté dans ses archives de la façon suivante : « John Carlyle Polk, Indien Creek, âgé de trente-deux ans, résidant à Muskogee, Okla., a tué Mary Kay Finley, de race blanche, âgée de quarante ans, serveuse de restaurant résidant à Garden City. Polk l’a frappée avec le goulot tranchant d’une bouteille de bière dans une chambre de l’hôtel Copeland, Garden City, Kansas, 5-9-47. » Description sèche et précise d’une affaire sans difficulté. Deux des trois autres meurtres sur lesquels Dewey avait enquêté étaient également sans mystère (deux chemineaux qui avaient volé et tué un vieux fermier, 11-1-52 ; un mari ivre qui avait roué de coups et battu sa femme à mort, 6-7-56), mais la troisième affaire, comme Dewey le raconta un jour dans une conversation, n’était pas sans avoir plusieurs traits originaux : « Tout a commencé au Parc Stevens. Il y a un kiosque à musique, et, sous le kiosque, une pissotière. Il y avait un type du nom de Mooney qui se promenait dans le parc. Il venait de quelque part en Caroline du Nord, rien qu’un étranger qui passait en ville. De toute façon, il est allé aux W.-C. et quelqu’un l’a suivi, un garçon du pays, Wilmer Lee Stebbins, âgé de vingt ans. Par la suite, Wilmer Lee a toujours prétendu que Mr. Mooney lui avait fait une proposition contre nature. Et que c’est pourquoi il avait volé Mr. Mooney, l’avait étendu d’un coup de poing et lui avait frappé la tête contre le sol en ciment ; comme ça ne l’avait pas achevé, il avait enfoncé la tête de Mr. Mooney dans une cuvette des W.-C. et tiré la chasse jusqu’à ce qu’il le noie. Possible. Mais rien ne peut expliquer la conduite de Wilmer Lee par la suite. Tout d’abord, il a enterré le corps à un ou deux miles au nord-est de Garden City. Le lendemain, il l’a déterré et enseveli à quatorze miles dans la direction opposée. Eh bien, il a continué comme ça à le déterrer et à l’enterrer. Wilmer Lee était comme un chien avec un os, il voulait simplement ne pas laisser Mr. Mooney reposer en paix. Finalement, il a creusé une fosse de trop ; quelqu’un l’a vu. » Avant le mystère Clutter, les quatre affaires citées formaient la totalité de l’expérience de Dewey en matière de meurtre, et comparées à celle qu’il affrontait maintenant, c’étaient comme des rafales avant l’ouragan.
*
Dewey introduisit une clé dans la serrure de la porte d’entrée de la demeure des Clutter. À l’intérieur, la maison était chaude car le chauffage n’avait pas été arrêté, et les pièces dont les parquets luisants sentaient l’encaustique parfumée au citron ne semblaient inoccupées que momentanément ; comme si c’était un dimanche et que la famille allait revenir de l’église d’un moment à l’autre. Les héritières, Mrs. English et Mrs. Jarchow, avaient enlevé un plein fourgon de vêtements et de meubles, et malgré tout, l’atmosphère d’une maison encore habitée n’en avait pas été diminuée pour autant. Dans le salon, une partition de musique, Comin’ Thro’ the Rye, était ouverte sur le pupitre du piano. Dans le vestibule, un grand chapeau de feutre taché de sueur, celui de Herb, était accroché à un porte-chapeaux. En haut, dans la chambre de Kenyon, sur une étagère au-dessus du lit, les verres des lunettes du jeune mort luisaient en réfléchissant la lumière.
Le détective passa d’une pièce à l’autre. Il avait fait le tour de la maison plusieurs fois ; en effet, il s’y rendait presque chaque jour, et, dans un sens, on pourrait dire qu’il tirait un certain plaisir de ces visites car l’endroit, contrairement à sa propre demeure ou au bureau du shérif avec son remue-ménage, était paisible. Les téléphones dont les fils avaient été coupés étaient silencieux. Le grand calme de la plaine l’entourait. Il pouvait s’asseoir dans le rocking-chair de Herb dans le salon, se balancer et réfléchir. Quelques-unes de ses conclusions étaient inébranlables ; il croyait que l’assassinat de Herb Clutter avait été le but principal des criminels, le mobile étant une haine de psychopathe, ou peut-être un mélange de haine et de vol, et il croyait que les meurtres avaient été perpétrés posément, deux heures ou même plus s’étant écoulées entre l’arrivée des tueurs et leur départ. (Le coroner, le Dr. Robert Fenton, signalait une différence appréciable dans la température des corps des victimes, et en déduisait que l’ordre d’exécution avait été Mrs. Clutter, Nancy, Kenyon et Mr. Clutter.) Sa certitude que la famille connaissait très bien les personnes qui l’avaient anéantie reposait sur ces convictions.
Au cours de sa visite, Dewey s’arrêta près d’une fenêtre de l’étage supérieur, ses regards se fixant sur une chose qu’il avait aperçue pas trop loin, un épouvantail à moineaux dans le chaume. L’épouvantail portait une casquette de chasseur et une robe de calicot à fleurs passé (certainement une vieille robe de Bonnie Clutter ?). Le vent soulevait la jupe et faisait osciller l’épouvantail, donnant l’impression que c’était un personnage qui dansait tristement dans le champ froid de décembre. Sans trop savoir pourquoi, Dewey se souvint du rêve de Marie. Récemment, un matin, elle lui avait servi un petit déjeuner qui était un incroyable gâchis d’œufs sucrés et de café salé, puis elle en avait rendu responsable un « rêve idiot », mais un rêve que la puissance de la lumière du jour n’avait pas dissipé. « C’était tellement réel, Alvin, dit-elle. Aussi réel que cette cuisine. C’est là que j’étais. Ici dans la cuisine. Je préparais le dîner et soudainement Bonnie est entrée par la porte. Elle portait un tricot bleu en laine angora, et elle avait l’air si douce et si jolie. Et j’ai dit : “Oh, Bonnie… Bonnie chérie… je ne t’ai pas vue depuis que cette terrible chose est arrivée.” Mais elle n’a pas répondu, elle s’est contentée de me regarder de son air timide, et je ne savais pas quoi dire. Dans la circonstance. Alors j’ai dit : “Chérie, viens voir ce que je prépare à Alvin pour dîner. Un plat de gumbo. Avec des crevettes et du crabe frais. C’est presque prêt. Allons, chérie, goûte.” Mais elle ne voulait pas. Elle est restée près de la porte à me regarder. Et puis… je ne sais pas comment te raconter ça exactement… mais elle a fermé les yeux, elle a commencé à branler la tête, très lentement, et à se tordre les mains, très lentement, et à geindre, ou à murmurer. Impossible de comprendre ce qu’elle disait. Mais ça me brisait le cœur, je n’ai jamais ressenti autant de pitié pour quelqu’un, et je l’ai serrée dans mes bras. J’ai dit : “Je t’en prie, Bonnie ! Oh, ne dis rien, chérie, tais-toi ! Si jamais quelqu’un a été prêt à aller vers Dieu, c’était toi, Bonnie.” Mais je ne pouvais pas la réconforter. Elle branlait la tête, et elle se tordait les mains, et puis j’ai entendu ce qu’elle disait. Elle disait : “Être assassinée. Être assassinée. Non. Non. Il n’y a rien de pire. Rien de pire que ça. Rien.” »
*
Il était midi au cœur du désert de Mojave. Assis sur une valise de paille, Perry jouait de l’harmonica. Dick était debout au bord d’une grande route toute noire, la Route 66, les yeux fixés sur le vide immaculé comme si l’intensité de son regard pouvait forcer des automobilistes à se montrer. Il en passait très peu, et nul d’entre eux ne s’arrêtait pour les autostoppeurs. Un routier qui se dirigeait vers Needles, Californie, leur avait offert de monter, mais Dick avait refusé. Ce n’était pas le genre « de topo » que lui et Perry avaient en tête. Ils attendaient un voyageur solitaire dans une voiture convenable et avec de l’argent dans son porte-billets : un étranger à voler, étrangler et abandonner dans le désert.
Dans le désert, le son précède souvent la vue. Dick entendit les faibles vibrations d’une voiture qui s’approchait mais qui n’était pas encore visible. Perry les entendit lui aussi ; il mit l’harmonica dans sa poche, ramassa la valise de paille (cette dernière, leur unique bagage, était pleine à craquer et cédait sous le poids des souvenirs de Perry, auxquels s’ajoutaient trois chemises, cinq paires de chaussettes blanches, une boîte d’aspirine, une bouteille de tequila, des ciseaux, un rasoir de sûreté et une lime à ongles ; toutes leurs autres affaires avaient été mises au clou, confiées au barman mexicain ou expédiées à Las Vegas) et rejoignit Dick sur le bord de la route. Ils regardèrent attentivement. La voiture apparut et grandit jusqu’à devenir une Dodge bleue avec un seul passager, un homme chauve et maigre. Parfait. Dick leva la main et fit signe. La Dodge ralentit et Dick fit à l’homme un sourire somptueux. La voiture s’arrêta presque, mais pas tout à fait, et le conducteur se pencha par la portière et les examina des pieds à la tête. L’impression qu’ils firent fut évidemment alarmante. (Après un voyage de cinquante heures en autocar de Mexico à Barstow, Californie, et une demi-journée de route dans le Mojave, les deux autostoppeurs étaient des personnages hirsutes et couverts de poussière.) La voiture fit un bond en avant et s’éloigna à toute vitesse. Dick se mit les mains en porte-voix et lança : « T’es un foutu veinard ! » Puis il éclata de rire et mit la valise sur son épaule. Rien ne pouvait vraiment le mettre en colère, parce qu’il était, comme il le rappela par la suite, « trop heureux d’être de retour dans ces bons vieux États-Unis ». De toute façon il viendrait un autre homme dans une autre voiture.
Perry sortit son harmonica (le sien depuis hier, après qu’il l’eut volé dans un magasin d’articles divers de Barstow) et joua les premières mesures de ce qui était devenu leur « musique de marche » ; la chanson était une des préférées de Perry, et il en avait appris à Dick les cinq couplets. Ils avancèrent côte à côte et au pas sur la grand-route en chantant : « Mes yeux ont vu la gloire de la venue du Seigneur ; Il foule au pied la récolte où se trouvent les raisins de la colère. » Leurs voix jeunes et dures résonnaient dans le silence du désert : « Glory ! Glory ! Hallelujah ! Glory ! Glory ! Hallelujah ! »